Madeleine Pelletier

Nos aînées : Caroline Kauffmann

La Fronde
16/08/1926

date de publication : 16/08/1926
mise en ligne : 03/09/2006
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Le féminisme aujourd’hui, s’il n’est pas admis par tout le monde, a acquis cependant droit de cité. À tel point que les anti-féministes eux-mêmes n’osent plus avouer franchement leur conception de peur de passer pour des esprits rétrogrades.

Il n’en était pas ainsi il y a vingt ans, et, pour être militante du féminisme, il fallait un certain courage. On ne risquait pas la mort, certes, mais on se faisait une réputation de personnalité ridicule et on peut dire qu’il n’y avait pas beaucoup de gens capables de braver le ridicule pour défendre leurs convictions.

Je me souviens toujours du jour où je fis connaissance de Caroline Kauffmann.
J’étais au début de ma carrière médicale ; pauvre et sans relations, j’attendais dans le cabinet d’un toit petit logement, des clients qui ne venaient pas.
J’avais cependant une petite notoriété. On m’avait refusé l’entrée du concours de l’internat des asiles de la Seine et, grâce à une campagne de presse où La Fronde se distingua, j’avais réussi à faire tomber cette barrière.

Un après-midi, donc, on sonne à ma porte. J’allais ouvrier et je me trouvais en présence d’une dame d’un certain âge, aux magnifiques cheveux blancs d’argent, qui déclara tout de suite ne point venir pour une consultation. « Je suis, dit-elle, la présidente de la Solidarité des femmes, et comme je dois me retirer en province où j’ai des intérêts, je viens vous demander si vous ne voulez pas me succéder ».

Je ne me faisais aucune illusion sur la valeur d’une telle offre ; je savais que le groupe était petit ; j’avais assisté à quelques séances ; tout le monde y parlait à la fois et els idées les plus saugrenues étaient proposées sous couleur du féminisme. Et puis, je suis très timide de mon naturel ; je l’étais plus encore, il y a vingt ans, où je ne savais pas dire quatre mots sans bredouiller. Je me demandais comment je pourrais me tirer d’une présidence, même d’un groupe de trente personnes.
Mais le besoin d’activité me tenait, un besoin que je n’ai jamais pu satisfaire ; j’acceptais.
Alors, Caroline Kauffmann sortit des profondeurs d’une énorme rotonde une pauvre petite sonnette fêlée ; la sonnette de la présidence, le symbole de mon nouveau pouvoir !

Caroline Kauffmann revint à Paris et nous présidâmes ensemble.
Elle était pleine d’idées originales et aussi de courage. 

Lors de la commémoration du centenaire du Code civil, si dur pour les femmes, comme on sait, elle osa pénétrer seule dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, et, devant les personnages officiels chamarrés de titres et de décorations, elle lâcha des ballons en baudruche sur lequel il y avait écrit : « Le code écrase la femme ».

Les féministes timorées – il y en avait plus de celles-là que d’autres – la blâmèrent ; mais l’acte de la vaillante militante fit plus de propagande à lui seul que dix sages réunions.

Une autre fois, elle eut l’idée, le jour de la rentrée des Chambres, d’aller jeter sur la tête des députés des proclamations féministes. Nous avions décidé les plus hardies militantes à nous seconder. À grand peine, je m’étais procuré des cartes auprès du docteur Meslier, député d’Asnières, qui ne me l’a jamais pardonné. Nous pénétrons dans une tribune réservée au public, et là, dès l’ouverture de la séance, nous jetâmes nos tracts incendiaires qui s’envolèrent dans l’hémicycle.

Nos voisins de banquettes nous saisirent, indignés ; trompés par notre geste, ils croyaient que nous renouvelions l’acte de Vaillant et prenaient nos innocentes proclamations pour une bombe terroriste.

Nous en fûmes quitte pour une admonestation dans le bureau de la questure ; on ne voulait pas faire de martyres.

Le groupe devint, hélas, ce que deviennent tous les groupements d’idées : il eut quelques années de vogue, puis il périclita. J’y trouvais mes premières désillusions et appris que la bonne volonté et l’ardeur ne suffisent pas pour que les hommes, encore moins les femmes, nous suivent.

Kauffmann milita toute sa vie, jusqu’à ce que l’âge et la maladie la retiennent pour jamais dans une chambre.

Et, malgré les ans accumulés, son plus profond regret est de ne pouvoir défendre la cause du féminisme, qui, plus que tout au monde, lui est chère.


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