Dr Madeleine Pelletier

Le féminisme à la Chambre des députés

La Suffragiste 1
Octobre 1911

date de rédaction : 01/10/1911
date de publication : Octobre 1911
mise en ligne : 03/09/2006
Voir et imprimer en PDF via pdf Print FriendlyAugmenter la taille du texteDiminuer la taille du texteRecommander ce texte par mail

Il y a environ eux mois, alors que la R. P 2battait son plein à la Chambre, l’idée me fut suggérée de faire accrocher à ce projet de loi un amendement sur le vote des femmes.

J’en conférai avec Mmes Hubertine Auclert, présidente du Suffrage des femmes et Odda Deflou, présidente du Groupe français d’études féministes ; elles se rallièrent à ma résolution et toutes les trois nous nous en fûmes au Palais-Bourbon, à la recherche d’un député de bonne volonté.

Nous commençâmes par faire une pose de plusieurs heures dans les salons d’attente. Comme d’habitude, ces salons étaient pleins de monde : curieux de Paris et surtout de la province qui désirent assister à la séance, - veuves aux longs voiles noirs, venues solliciter un bureau de tabac, un chalet de nécessité, - inventeurs à volumineuse serviette, à mystérieux coffret, cherchant à se faire subventionner par l’Etats, - délégations d’ouvriers, de petits fonctionnaires réclamant des améliorations aux conditions de leur travail.

De ci, de là, de jeunes et jolies personnes à la toilette aguichante, à l’œil provoquant ; elles viennent solliciter pour un mari, un frère, demander pour elles-mêmes, une décoration, un quelconque emploi. À travers cette foule vont et viennent les huissiers, gens d’importance ; ce sont eux qui portent votre carte au député, et ils peuvent l’oublier !

Nous avions chacune des députés de connaissance ; moi en ma qualité de socialiste unifiée, je pensais tout d’abord à mon parti. On en demanda un ; il parut après une petite demi-heure, et, l’objet de notre requête posée, il prit un air gêné :

- Certainement, mesdames, je vous suis tout acquis ; vous le savez, vous, Pelletier ; j’ai toujours été féministe. Je fais bien de la propagande pour vos idées, allez, dans ma circonscription ; mais un amendement, en ce moment, est-ce bien opportun.

Pendant vingt grandes minutes, il nous montra sa science du mécanisme parlementaire, - de laquelle il ressortait que ce que nous demandions était impossible. Un instant, Madame Odda Deflou sembla fléchir : cet étalage de connaissances techniques l’impressionnait ; elle prenait tout au grand sérieux, mais Hubertine Auclert et moi tenions bon. Mme Auclert répondit que, depuis trente ans, elle avait fait maintes démarches de cette nature et que, chaque fois, on lui avait démontré que «  ce n’était pas opportun ».

Je dis, moi, à ce monsieur que, certes, je n’élevai pas la prétention de le suivre à travers les dédales d’une maison qu’il connaissait mieux que moi, puisqu’il en était, mais que l’idée de l’amendement étant la nôtre, nous nous réservions la liberté, puisqu’il paraissait refuser, de nous adresser à un autre député.  

Il déclara qu’il désirait réfléchir, demander conseil ; au bout de huit jours, il nous apporta un refus artistiquement enrobé de sucre et de miel.

Naturellement, cela ne nous découragea pas : nous décidâmes que, les députés avancés ne voulant rien faire, nous nous adresserions aux rétrogrades, l’une de nous en connaissait un, M.Z, - et on le demanda.

Ô l’aimable réactionnaire ! il vint à nous tout de suite, gros, ventripotent, la mine réjouie. S’il déposerait un amendement ? mais oui, certainement, le moment était tout à fait opportun, vous ne pouviez mieux choisir.

- Faites vite, mesdames, termina t-il ; réunissez les documents ; revenez dans trois jours avec une mise au point, et c’est une affaire faite.

Comme bien on pense, nous exultions : de temps en temps, il me venait encore une inquiétude (j’ai tant vu de défilades !), mais je la repoussais comme insensée. Évidemment, si M. Z n’avait pas voulu marcher avec nous, sa réponse n’aurait pas été si catégorique : il eût pu nous donner un espoir, mais pas une promesse formelle.

Nous nous mîmes donc au travail et apportâmes, le jour dit, la mise au point demandée. Nous attendîmes très longtemps et, lorsque M. Z enfin nous reçut, ce fut pour nous jeter un refus bref. Il avait, dit-il, parlé à nos amis de la gauche et de l’extrême gauche, et, comme ils ne voulaient pas, lui ne voulait pas non plus.

Nous étions assommées. Ah, les démarches pour le féminisme donnent des émotions ! tant pis pour les maladies du cœur !  

Un grand sentiment de notre impuissance me venait devant tant de mauvais vouloir, tant de mépris pour le droit qui n’a que la force à son service. Comment, avant de décider, un député de la droite demande son avis à la gauche et à l’extrême gauche ? Il n’y a donc pas de partis à la Chambre ? Encore une illusion qui s’en va.

Ainsi les députés blancs, les jaunes, les roses pâles, les rouges, couleur de sang des révolutions, loin de se dévorer comme un vain peuple pense, sont les meilleurs amis du monde ! Ils confèrent en commun de ce qu’il faut présenter, de ce qu’il faut écarter ! La Chambre est un souverain qui, pour avoir beaucoup de têtes, n’en a pas moins qu’une pensée ! Ce souverain, il faudrait donc l’avoir avec soi. Mais comment faire lorsqu’on ne peut lui apporter que la justice toute seule. Car, de la justice, il n’en est pas féru, le souverain, si tant est au reste qu’il soit féru de quelque chose.

Un autre après-midi que nous continuâmes à nous morfondre dans l’attente quand même d’une bonne volonté, le député socialiste, auteur de notre échec initial, passa devant nous, gouailleur :

- Hein, vous attendez encore, mesdames. Je vous dis, moi, que vous ne trouverez personne. Personne, entendez-vous !

Évidemment, ce n’est pas lui qui aurait attendu ainsi. Pas si bête de se dévouer à des idées que la majorité ne partage pas ! On suit les voies déjà frayées, et alors, on n’attend pas, on se fait attendre.

Cependant, notre prophète de malheur devait être démenti ; après bien des démarches, nous avions fini par trouver un radical, M. Pourquery de Boisserin, qui a bien voulu ne prendre conseil que de lui-même et déposer un amendement.

L’amendement est timide. M. Pourquerin de Boisserin a été impressionné par le fait des commerçantes qui, on le sait, ont le droit de vote pour les conseils de prud’hommes et les tribunaux de commerce. Un millier de femmes, sur deux mille au plus, se sont fait inscrire sur les listes pour ces élections délaissées ; c’est à celles-là seulement que l’amendement donne le vote politique.
C’est modeste, mais enfin, c’est déjà quelque chose.

La Chambre pourra sans crainte voter l’amendement : - il est de tout repos. Ce ne sont pas ces deux mille voix féminines ajoutées à l’effectif électoral qui déchaîneront le fameux péril réactionnaire.

Retour en haut de page
Notes de bas de page
1 Publié aussi antérieurement dans Les Documents du progrès. Septembre 1911. p. 156 à 158.
2 Représentation professionnelle

Retour en haut de page