Marcelle Legrand-Falco  *

Les rouages secrets du système de la prostitution réglementée1

date de publication : 01/01/1936
mise en ligne : 25/10/2006
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« Réglementer » la prostitution, c’est l’organiser officiellement. C’est en reconnaître la nécessité, et, par là même, lui ôter son opprobre.

« La Réglementation de la Prostitution », disait le professeur Adrien Bayet, président de la Ligue Nationale belge contre le trafic vénérien, «  méthode inefficace et odieuse dont l’échec séculaire est la honte de la médecine sociale. Cette méthode nuisible, depuis plus de cinquante ans qu’on l’applique, n’a compté que faillite sur faillite ».

Et M. Justin Godart, ancien ministre de la Santé publique, à une séance du Comité national d’études sociales et politiques, s’exprimait ainsi : «  Il est un fait que semble certain, c’est que le régime actuel de la Réglementation de la prostitution a fait faillite ; il avait pour but de préserver la race de la contagion des maladies vénériennes ; or, on a pu annoncer, sans être contredit, que chaque année, on peut compter en France environ cent cinquante mille décès par suite de maladies syphilitiques. »

Nous allons démontrer, avec des faits à l’appui, que la réglementation policière de la prostitution est, non seulement un danger sanitaire, mais qu’elle est aussi une source de graves désordres et un puissant instrument de corruption sociale.

***

Qu’est ce que la réglementation de la prostitution ?
C’est un système de répression qui consacre à l’égard des prostituées le droit d’arrestation sans mandat et d’incarcération sans jugement, droit qui repose sur une Ordonnance royale de Colbert, laquelle devait être abrogée par le Code pénal de Napoléon.

Ce système, uniquement constitué par un ensemble de règlements de police, ne repose sur aucune base légale et se révèle, du point de vue juridique, comme une monstrueuse iniquité.

Sauf dans quelques villes où la police est aux mains des préfets, c’est par une  interprétation abusive de l’article 97 de la loi du 5 avril 1884, que les maires s’arrogent le droit de réglementer la prostitution ; c’est ainsi que nous voyons varier, d’une ville à l’autre, les mesures de police imposées aux prostituées.

En effet, si l’article 97 prescrit aux maires « d’assurer le bon ordre, la sûreté et la salubrité publiques » dans leurs communes, rien, dans le texte de la loi municipale, ne les autorise à mettre, par l’ouverture de maisons de tolérance et la mise en carte, des milliers d’êtres humains hors la loi. Pour assurer l’ordre et la santé publics, ils disposent de moyens plus efficaces et moins critiquables que ceux employés, moyens exposés par le programme des Abolitionnistes, et appliqué avec succès, soit dans certains pays étrangers, soit en France, dans les villes de Grenoble et de Fontainebleau.

D’ailleurs, en réglementant la prostitution, les maires violent ouvertement la loi qui garantit la liberté individuelle, et ils se rendent ainsi passibles des peines prescrites à l’article 114 du Code pénal.

De par la « Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen », «  nul ne peut être accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu’elle a rigoureusement prescrites. La loi ne doit établir que des peines strictement nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie, promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ».

Or, la prostitution n’est pas un délit en France ; par conséquent, elle ne devrait donner lieu à aucune poursuite, à aucune détention, à aucun jugement.

C’est la police des mœurs2, qui, usurpant sans aucun droit les attributs du pouvoir judiciaire, se permet de rechercher, d’arrêter, de juger et de détenir les prostituées pour des faits que la loi ne punit pas. Elle est même « la quintessence de l’arbitraire », a t-on pu dire avec raison.   

Les prostituées sont divisées, par elle, en plusieurs catégories, dont les deux principales sont la femme en carte et la femme en maison de tolérance.

Femmes en carte. – La première est une bête traquée entre les mains de la police des mœurs. Des règlements spéciaux lui interdisent d’habiter certains quartiers, de sortir de chez elle à certaines heures, de fréquenter certaines rues. Les obligations les plus tyranniques peuvent lui être imposées, sans que les tribunaux s’avisent de la protéger.

Si elle enfreint un de ces règlements, ou, si, à la visite médicale qu’elle doit subir périodiquement dans les locaux de police, elle est reconnue malade, elle est arrêtée. Amenée, non devant un tribunal, comme on pourrait le croire, mais devant un simple sous-chef de bureau de la Préfecture de Police, elle s’entend condamner, sans juge pour la juger et sans avocat pour la défendre, à des peines d’amende ou à une détention qui peut varier de trois à quinze jours de prison, davantage même si c’est une femme malade ou qui ne s’est pas soumise à la visite sanitaire. C’est ce qu’on appelle une punition administrative, et l’on peut citer le cas de femmes qui subissent ainsi illégalement, cent, cent cinquante jours de prison en une année, sans commettre aucun délit prévu par la loi.

Dans le Paris Médical du 4 mars 1922, le Dr Bizard, médecin  chef de la Préfecture de Police à Paris, révèle un pacte étrange, grâce auquel la moyenne des arrestations est remarquablement stabilisée. L’agent donne à la femme, en échange d’une rémunération en nature ou en argent, le droit d’exercer son industrie sans être inquiétée. En revanche, elle promet de se laisser arrêter te jour, à telle heure, pour permettre à l’agent, chargé de sa surveillance, de justifier la nécessité du rôle dont il est investi.

Celles qui ne peuvent ou ne savent pas se procurer ce précieux «condé » sont arrêtées par centaines chaque soir à Paris, et passent souvent plusieurs nuits par semaine au Dépôt.

Les « insoumises », c’est-à-dire, celles qui n’ont pas de carte, sont inscrites d’office à la troisième arrestation et, de cette façon, environ deux mille femmes sont en moyenne enregistrées, contre leur gré, chaque année, à Paris, devenant alors une prostituée de carrière : des êtres mis au ban de la société, irrémédiablement vouées à la débauche, sans espoir de relèvement possible, sans même  être admis à bénéficier, comme nous venons de le voir, des moyens de défense que la loi garantit aux pires criminels. Une fois inscrites, et pour échapper à la terrible répression arbitraire de la rue, elles entrent en maison de tolérance, avec le fallacieux espoir d’y trouver une relative sécurité.

Signalons, en passant, que cette répression est rétribuée par les tenanciers de maisons publiques qui considèrent la prostitution de la rue comme une concurrence à leur fructueux commerce.

Maisons de tolérance. – La maison publique est reconnue par l’Etat. Elle paie une patente, dénommée en style administratif : la tolérance ; elle paie l’impôt sur les boissons et elle paie l’impôt sur le chiffre d’affaires. Elle a même payé l’impôt additionnel sur les bénéfices de guerre et elle paie de nombreuses autres taxes commerciales qui représentent des sommes considérables et constituent une source de revenus très importants pour l’Etat.

Les femmes y sont contraintes de se soumettre à toutes les exigences des clients. Elles y subissent parfois un véritable esclavage, surtout dans les quartiers populeux des grandes villes et en province, les jours, où, pour une cause quelconque, se produit une affluence particulière. Elles sont tenues de se livrer à tous les individus qui se prétendent, quel qu’en soit l’aspect de dégradation ou d’abjection physique ou morale, quelle qu’en soit la brutalité et quel qu’en soit le nombre. 

Dans certaines « maisons d’abatage » et dans les camps militaires, elles doivent subir jusqu’à soixante, quatre-vingts, cent clients et même plus, par jour, de l’aveu de médecins autorisés et de certaines pensionnaires3.

Malgré les affirmations répandues en sens contraire par ceux qui y ont intérêt, les  pensionnaires de ces établissements ne peuvent que très difficilement échapper à ce cercle infernal, une fois qu’elles y sont entrées. En dépit de la loi, qu’elles ignorent d’ailleurs, on leur fait croire qu’elles doivent rembourser les dettes qu’on leur a fait contracter. Elles sont, en général, sous la domination d’un souteneur, lequel partage leurs gains avec le tenancier et les tient sous la menace constante des pires représailles.

 « Qu’importe donc que la maison de joie ne soit, au fond, qu’une ruelle diffamée, qu’une masure à la porte bardée de fer, aux volets rivés par des chaînes de galérien ? Il serait malséant et contraire aux traditions d’une race spirituelle et sans mélancolie d’imaginer ce qui se jouent entre  ses murailles d’obscures tragédies. L’administrateur intègre - M. le Maire ou M. le Préfet – qui l’a dotée d’une sorte de charte, et, de ses tenanciers a fait des prébendiers de l’Etat, peut dormir la conscience tranquille »4.

***

Des tragédies ? Les scandales, les rixes, les meurtres y sont constants et il n’est que de puiser au hasard dans  nos dossiers les plus récents.
À Lorient, c’est une bagarre qui éclate dans le quartier réservé, et un courtier en bijouterie mortellement blessé. C’est un marin de l’Etat qui y reçoit un coup de couteau dans la région du cœur, et puis encore, une malheureuse ouvrière mise en chômage dans une biscuiterie de Nantes et dirigée sur le quartier réservé de Lorient, qui y est tuée d’un coup de revolver, au cours d’une rixe.

À Toulouse, deux soldats algériens, passant devant une maison de tolérance des bas quartiers, sont assaillis par deux civils qui veulent les y faire entrer de force. Comme ils refusent, une bande de louches individus, appelés par un coup de sifflet des civils, tombent à bras raccourcis sur les militaires en tirant des coups de feu qui les blessent grièvement.

À Nîmes, un meurtre est commis entre gens du « milieu » pour une mineure débauchée par l’un d’entre eux et revendue à diverses maisons de tolérance du Midi.

À Lille, une rixe grave se déroule entre « gens du milieu » dans une maison du quartier réservé. Des coups de feu, une fuite à Dunkerque et un assassinat couronnent le tout.

À Menton, un tenancier connu dans la région, agent électoral, est abattu dans des circonstances mystérieuses.

Et ainsi de suite… Nombreux sont les médecins appelés la nuit pour donner leurs soins aux blessés de ces drames fréquents, desquels la presse ne parle pas.

***

Danger sanitaire, disions-nous.

La surveillance sanitaire de la prostituée de la rue ne peut s’exercer que sur un nombre infime de femmes inscrites par rapport au nombre considérable de celles qui se livrent habituellement à la prostitution.

À Paris, par exemple, où l’on en compte environ cent mille, d’après les estimations de la Préfecture de police, six mille d’entre elles seulement sont inscrites sur les contrôles de police. On voit par là sur quelle petite fraction de la masse des femmes se livrant à la prostitution, la police est en état d’exercer son contrôle sanitaire.

Un second fait ne peut manquer de nous frapper, c’est l’extrême instabilité des femmes inscrites. Au cours de l’année 1901, à Paris, 1.574 femmes étaient nouvellement enregistrées, alors que 1.800 d’entre elles se dérobaient ; de ces dernières, 52 moururent, 34 se marièrent, 77 trouvèrent d’autres moyens d’existence, et 1.717 disparurent. 5 Dans d’autres pays, on a pu, de même, signaler naguère que la moitié environ des femmes inscrites disparaissaient au cours de l’année.

Et cela explique le nombre élevé des inscrites d’office, destinées à maintenir les effectifs de la réglementation.  

Que peut-on attendre d’un système qui laisse ainsi échapper la plus grande partie de celles qu’il prétend surveiller ?

De quelle surveillance, d’autre part, sont l’objet les quelques créatures de rebut qui restent prises dans ses mailles ?

On sait combien les signes cliniques de la syphilis, et plus encore, de la blennorragie, sont difficiles à déceler, et quels examens de laboratoire, longs, délicats et fréquemment répétés sont indispensables pour qu’un jugement sûr puisse être porté.

Pour les prostituées, examinées en série, la visite médicale n’est trop souvent qu’une simple formalité administrative, expédiée dans des conditions qui ne peuvent offrir aucune garantie sérieuse. Il est procédé si rapidement et avec un tel manque de soin, que si la vérité pouvait être connue, il se trouverait très probablement que cet examen communique plus d’infections qu’il n’en découvre.
Lorsque, par exemple, un doigt, employé pour explorer les organes malades, est ensuite appliqué, sans être nettoyé, sur les mêmes organes d’autres femmes,6 ou même, pouvons-nous ajouter, à la bouche d’autres femmes, comme un étudiant de nos amis en fut le témoin.

Et comment ne pas être sceptique sur les garanties offertes par le contrôle médical des maisons de tolérance, tant au point de vue sanitaire qu’au point de vue statistique, quand le Dr. Burnier écrit, dans le Bulletin de la Société de Dermatologie du 15 février 1927 : « Que les femmes connaissent l’heure et le jour de la visite hebdomadaire du médecin à la maison, et, si on soupçonne qu’elles sont malades, elles quittent la maison la veille de la visite, et ainsi, le tour est joué ; de plus, il est certain, précise le Dr Burnier, que malgré les règlements, les tenancières emploient des femmes qui n’ont pas été visitées par le médecin ».

Il se pratique, en effet, un mouvement perpétuel  du personnel de maison à maison, et il est bien rare qu’un médecin ait la possibilité de suivre, au-delà d’une très courte période, l’état sanitaire d’une même pensionnaire.

Il n’est pas possible de citer ici, toutes les défectuosités du système, mais les résultats, nous les voyons, lorsqu’une femme sort de Saint-Lazare avec une carte blanche, et, qu’arrivée au patronage, le médecin dépiste un chancre mou ; lorsqu’un maire peut citer le cas d’une femme de maison de tolérance comme étant seule à l’origine de seize blennorragies ; lorsqu’un médecin s’absente quelques jours en déclarant le personnel de la maison qu’il surveille en bon état, et que son remplaçant y découvre des femmes avec des accidents syphilitiques avancées, etc…

Une enquête faite par Le Petit Niçois, dans les numéros  des 29, 3I août, 1er, 2, 3 et 4 septembre 1932, révèle un grand nombre de cas, à Nice, où des femmes de maisons closes malades n’étaient pas hospitalisées, et, d’autres cas, non moins odieux, d’hospitalisation médicalement arbitraires, constatées dans la  même enquête. 

De tels faits sont loin d’être exceptionnels. Toute enquête approfondie en révèlerait ailleurs d’aussi graves. Ils ne peuvent surprendre que ceux qui ignorent tout du fonctionnement réel de la réglementation administrative de la prostitution, ou qui veulent volontairement s’aveugler sur ses scandales.

C’est ainsi que le Docteur Marcel Pinard a pu faire, le 9 janvier 1936, à la Société Française de Dermatologie et de Syphiligraphie, une communication sur l’observation de 32 cas de syphilis contractés en deux mois dans la même maison de Paris. Il terminait sa communication par ces mots : « Les maisons de tolérance sont le point de départ de véritables épidémies et l’argument de sécurité, invoqué en leur faveur, est singulièrement usurpé ».

Les médecins abolitionnistes dénoncent  aussi le danger des porteurs et porteuses de germes, et c’est un argument devant lequel les défenseurs médicaux de la réglementation se dérobent toujours, parce qu’il est sans réplique. Il suffit d’un seul homme malade, pour que tous les clients venant après celui-ci soient contaminés, sans que la femme elle-même soit atteinte.

***

Quant aux scandales découlant de l’exploitation autorisée de la prostitution, ils sont de divers ordres. Mais qu’il s’agisse de la traite des femmes, ou de faits de complaisance, de compromission, de collusion, de complicité, ou pour dire le mot de corruption qui atteignent à la fois l’administration, la police, la presse et certains politiciens, se révèle à leur origine l’existence de cet ensemble interlope d’escrocs, de piliers de tripots, de marchands de drogue, de marchands de femmes, dont on a vu d’ailleurs les agissements en connexion avec l’affaire Stavisky.

Voilà les rouages de la réglementation de la prostitution.

C’est là que nous trouvons ceux qui, unis en un vaste syndicat, imposent leur dictature politique à ce pays et se soustraient, grâce aux concours cités plus haut, à l’application des lois.

«  Le commerce de la prostitution et la traite des femmes exercent une influence considérable dans les pays où existe encore la réglementation de la prostitution. D’une part, on assiste à l’asservissement complet de créatures humaines, de l’autre, l’argent tiré de cet infâme commerce devient un e force entre les mains des souteneurs et des tenanciers qui corrompent les hommes, les partis, les administrations.
Une chose ressort clairement : ces individus ont le pouvoir de contrecarrer toute tentative des honnêtes gens. D’où leur vient ce pouvoir ? … Et si tous les fonctionnaires ne sont pas corrompus, pourquoi les hommes animés de bonnes intentions n’exercent-ils pas leur activité bienfaisante pour la société ? Parce que les meilleurs sont mis dans l’impossibilité d’agir. Il n’y a pas de doute que l’argent est la seule arme du proxénète ; il achète les consciences et peut ainsi jouir d’ignobles complicités »
7.

Parmi tant de scandales, citons celui du quartier réservé de Marrakech, destiné à l’internement de 6.000 femmes et pour lequel le prospectus de la constitution d’une « Société d’Urbanisme et d’Entreprise générale au Maroc », en vue du placement dans le public de soixante-dix millions d’obligations, avait reçu le visa de la Résidence générale. Ce placement n’ayant pas réussi, la Résidence générale demanda au Parlement un prêt de cinquante millions pour une avance qu’elle avait consenti au Glaoui, Pacha de Marrakech. Ce dernier était parmi ceux qui avaient le plus grand intérêt à la réussite de l’affaire, et la Caisse de Dépôts et Consignations devait fournir les cinquante millions.

En France, les maires sont l’objet des plus pressantes sollicitations, accompagnées de moyens de corruption insensés, pour obtenir leur consentement à l’ouverture de nouvelles maisons de tolérance. Des sommes, allant jusqu’à cinq mille francs, leur sont ainsi offertes. Sans doute, certains maires repoussent avec mépris ces outrageantes propositions, mais combien d’autres ne se laissent-ils pas tenter par de généreuses contributions destinées aux oeuvres de leur commune, ou bien encore, à leur cassette personnelle ? 8

La corruption gagne aussi les commissaires de police. En 1933, trois d’entre eux furent convaincus d’avoir trafiqué de leur influence. L’un d’eux, le commissaire du Puy, fut condamné à cinq ans de prison et de cinq ans de privation de droits civiques. Mais il faut convenir qu’il n’a pas eu de chance, car il paie seul pour tant d’autres, coupables au même titre que lui. La tenancière à laquelle il avait extorqué, en cinq ans, 40.000 francs et qui le fit arrêter, ne manquait pas de relations. Son beau-frère était maire d’une commune voisine, il était même membre de la Société d’Encouragement au Bien….

L’influence politique des proxénètes, à l’heure actuelle, est plus profonde qu’on ne veut le croire. Elle tient à ce que leur force financière en fait de puissants agents électoraux et qu’ils savant aussi intéresser aux bénéfices de leur immonde commerce nombre de gens et des mieux placés, dans les divers milieux sociaux. Enfin, la police les considère comme d’utiles auxiliaires, et les maisons de tolérance constituent, pour elle, des centres d’information.

À Paris, nous apprend J. Roberti dans « Maisons de Société », soixante « placeurs » opèrent  au vu et au su de la police. Ils ont un livre de placement qu’ils doivent faire viser à la Préfecture de Police, laquelle admet que, pour chaque femme placée en «  maison », ils touchent de 600 à 2.000 francs selon la valeur marchande de la femme. En échange de cette autorisation officielle accordée à la traite des femmes, ils doivent fournir des indications. Des bureaux de placement, spécialisés dans la traite des femmes, sont également « autorisés » par la Préfecture de Police.

***

Cette étrange conception, particulière à la France, est une véritable aberration. Il n’est pas à notre connaissance, que la police française découvre les criminels mieux que celle des autres pays, de la Grande-Bretagne par exemple, où il n’y a plus de maisons de tolérance depuis 1884.

Cette aberration conduit à de regrettables erreurs qui nuisent considérablement au prestige moral de notre pays à l’étranger.

L’ouverture de « maisons » françaises à la frontière suisse, à l’usage des Genevois, a défrayé la chronique de Genève et celle de la S.D.N., lorsqu’à la suite d’un attentat à main armée commis par le tenancier, individu dangereux expulsé de Suisse, sur des clients de passage, l’on apprit que l’un de ces établissements était exploité aux fins d’espionnage….

Il est véritablement inconcevable que tenanciers, souteneurs, trafiquants et placeurs puissent être pris comme auxiliaires – presque comme collaborateurs – de la police et même de la Défense Nationale, et qu’une telle scandaleuse impunité leur soit accordée.

Si le Français moyen l’ignore, les gouvernements des autres pays connaissent cet état de choses, et l’impression qu’ils en ressentent n’est pas toujours étrangère à certaines attitudes diplomatiques, dont les causes peuvent échapper à première vue…Il est certain qu’un Etat qui se respecte n’assure pas son hygiène avec les tenanciers, ni sa police avec les souteneurs.

Les efforts faits par la Société des Nations en vue de la répression de la traite des femmes ont, jusqu’à présent, été tenus en échec par l’attitude du gouvernement français. À quelque parti qu’il appartînt, il apparaissait comme le défenseur des trafiquants et des tenanciers, c’est un fait plus que regrettable. Comment les divers gouvernements qui se sont succédé ne l’ont-ils pas compris ? La plupart des autres pays, désireux d’unir leurs efforts contre la traite des femmes, ont répondu aux recommandations de la Société des Nations. La majorité des grands pays, tels que l’Angleterre, l’Allemagne et les Etats-Unis ont fermé depuis longtemps leurs maisons de prostitution. L’Espagne socialiste en a fait autant. Parmi ceux qui les conservent encore, notons la Belgique, où un projet de loi est sur le point de passer au Parlement, et l’Italie, où malgré la réglementation actuelle, le proxénétisme est sévèrement réprimé.  

La France se doit à elle-même, à ses traditions d’honneur et de probité, de reprendre, à la tête des nations, la place qui est la sienne et qu’elle n’aurait jamais dû perdre. Elle doit porter le fer rouge dans l’abcès qui la ronge, et alors, mais alors seulement, pourra t-elle espérer l’assainissement et le redressement moral de ses institutions. Alors, seulement lui sera t-il permis, avec le concours de la population restée saine, laborieuse, foncièrement honnête, d’entreprendre la lutte contre la prostitution elle-même, par l’application d’un programme basé sur les progrès de la science médicale moderne, et avec des moyens légaux s’appuyant sur un idéal de justice, de liberté et de probité.

***

Documents
Nous publions ici des documents qui intéresseront sans doute nos lecteurs :

I. Copie d’une lettre adressée à « l’Union temporaire ».

Paris, le 27 mars 1935

Ayant très souvent assisté à vos conférences, en particulier à celles sur l’abolition de la réglementation de la prostitution, je viens porter à votre connaissance un fait d’une haute gravité morale. Le voici : il y a 8, Boulevard…, une maison de prostitution où de pauvres femmes sont exploitées abominablement. Ces femmes sont au nombre de 30 et journellement souillent leurs corps pour 6 francs ; elles remettent 3 francs à la caisse, voyez ce qui leur reste. Ce bon marché (excusez mon expression) attire les hommes en foule. C’est inimaginable ce que les femmes peuvent subir, surtout les samedis et les dimanches.

Devant les bénéfices que font les patrons de l’établissement (car ils sont plusieurs) et ne pouvant plus suffire à cette nombreuse clientèle, ils prétendent agrandir leur établissement. Pour cela, la patronne est entrée en relation avec le patron marchand de vin, situé rue…(dans une maison attenante à la sienne). Ces exploitants veulent acheter le fonds de commerce et, de combinaison avec la police et les pouvoirs publics, ils se vantent à qui veut l’entendre, qu’ils obtiendront les autorisations nécessaires, cela pour donner plus d’importance à l’exploitation de leur honteux commerce.

Devant ces faits qui seront exécutés à la lettre si personne n’intervient, je vous demande de vouloir faire le nécessaire pour qu’une chose semblable ne puisse se produire.  Je vous conseille, si vous pensez qu’il y a exagération de ma part, d’aller boulevard…, les dimanches ou les samedis, et vous constaterez ensuite que je suis bien au-dessous de la vérité.
Excusez cette longue lettre, à mon grand regret, je n’ai pu l’écourter.
Recevez, etc..


II. Lettre adressée à M. Langevin après le meeting du 6 mars organisé par « l’Union temporaire ».

Paris, le 10 mars 1934

Absent de Paris, j’ai bien regretté de ne pouvoir assister à votre si intéressante conférence sur les scandales de  la prostitution.
Je prends la respectueuse liberté de vous signaler des faits scandaleux sur l’exploitation honteuse des femmes dans les maisons dites « d’abatage », pour employer une expression des gens du milieu.
Il en existe quatre à Paris. 9
Les femmes arrivent à 9 heures du matin, pour en sortir à minuit et demi et souvent plus, [après la fermeture du] métro, forcées de prendre un taxi. 
Aucun siège ; c’est ainsi qu’elles sont contraintes de rester quinze heures debout et ont l’ordre de faire boire les clients et de se saouler par force.
Ces ignobles endroits sont fréquentés par des Algériens et des Marocains, il en passe souvent cinquante par jour sur le corps de ces malheureuses, et ils attendent leur tour dans un coin de l’établissement appelé « garage ».
Comme ils ont très fort montés, pardonnez-moi cette expression peu médicale, ils blessent ces pauvres malheureuses dont certaines, qui encombrent les hôpitaux ont la matrice défoncée.
La tenancière de cette ignoble maison prend 10 francs par client, sur lesquels elle donne 3 francs à la pensionnaire de ce bouge.
Les femmes sont nourries à raison de 21 francs par jour, ce qui fait que sept hommes leur passent sur le corps à raison de 3 francs l’un pour payer leur nourriture.
Celles qui ne subissent pas les passions de ces sauvages, dont beaucoup sont invertis, sont mises à la porte.

Je vous demande pardon, Monsieur le Professeur, de vous avoir retenu aussi longtemps, mais vous m’excuserez, j’ose l’espérer, car ces faits ignobles durent depuis trop longtemps, à mon humble avis.
Votre haute autorité, votre puissante influence, pourront peut-être mettre un terme à ces ignobles pratiques.

Je vous prie de bien vouloir agréer, etc…

III. Extraits de lettre adressée à Mme Brunschvicq, sous-secrétaire d’Etat au Ministère de l’Education Nationale.

Madame la Ministre, 

Vous qui je sais vous intéressez aux femmes qui souffrent, je viens au nom de plusieurs camarades vous signaler un cas qui ne peut durer ; vous avez là de la reconnaissance de femmes qui appellent au secours et vous pouvez attacher votre nom à une utile réforme.

Voici : nous travaillons en maison d’abattage. Nous prenons des clients pour 6 Frs, ou 5 Frs, 50 et nous avons pour nous soit 2 Frs. 50, soit 3 Frs par client. Comme nous avons de 35 à 50 Frs de frais par jour, vous voyez ce qu’on doit faire de clients à 2 Frs, 50 pour rentrer dans nos frais.
Quand on a fait cela quelques mois, on est malade, et l’on parle de la protection de la femme ! Y a même des fois qu’on n’a pas le temps d’aucun soin entre chaque client, vous voyez la sécurité.

J’ai travaillé dans des maisons ordinaires : là, on a tout pour nous et comme ça, ça va ; tandis que là, on touche 2 Frs, 50. C’est honteux, ces usines de plaisir devraient être mieux surveillées et interdites par la loi. Voilà une bonne œuvre à faire pour vous qui vous occupez de ces choses ; ces maisons d’abattage sont la honte de Paris, ça entretient la débauche des hommes qui viennent là-dedans parce que c’est bon marché.

On parle du relèvement de la femme, mais après quelques mois à faire tous les jours de 30 à 80 clients et plus, on est bonne pour l’hôpital, et comme on ne peut pas prendre de soins, on est vite contaminée. Il est même défendu de s’asseoir, même qu’il n’y a pas de bancs, toute la journée de 9 heures à 11 heures et demi debout, voilà, Madame, l’exacte vérité que vous pouvez faire contrôler, pas par la police, par ce que les patrons sont bien avec ces Messieurs de la P.J (police judiciaire).

Vous direz qu’on n’est pas forcé d’y aller, mais il faut gagner sa vie et on est poussé par la faim ; il y a que les patrons qui gagnent de l’argent, car avec 50 femmes, comme X …, à 50 Frs.  de frais par jour pour deux repas et chaque femme fait de 30 à 80 clients à 2 Frs.50 plus les boissons, les patrons font de belles recettes sur notre dos…

IV. Ibid

Paris, le 26 juin 1936

Madame la Ministre,

Si un jour, vous pouvez faire quelque chose pour les filles de joie, j’attire votre attention sur ce que nous appelons la « dote », je ne pense pas qu’il en a été question nulle part.

Orpheline à 14 ans, parti à 16 en Amérique du Sud avec un homme que j’aimais mais qui avait plusieurs femmes, chose que j’ignorais, avec l’âge, je voulus améliorer mon sort, je fus vendue une première fois, c’est-à-dire, vendue de mon plein gré, mais c’est moi qui avec l’argent que j’étais capable de gagner fournissait cette « dote ».

Ce marché fut renouvelé plusieurs fois avec des hommes différents, à chaque transaction, il fallait que je gagne ma «  dote ». Mais, où j’attire votre attention, c’est quand j’ai eu l’occasion de changer de vie, de prendre le droit chemin avec de braves et honnêtes garçons qui voulaient bien oublier ma vie passée, il me fallait toujours une « dote ». Ne croyez - pas que  l’on peut facilement oublier cette « dote » car les menaces, les coups10 et cela sur les Grands Boulevards de Paris devant la figure des agents débonnaires !!! Ne croyez pas non plus que l’on peut porter une plainte sans représailles.

J’attire aussi votre attention sur les commis des placeurs de femmes, je ne parle pas des placeurs autorisés par la Préfecture de Police, mais des milliers de rabatteurs à Paris même, et qui s’attaquent à n’importe quelle jeune fille.

Dans les maisons closes, je me soulève contre une exploitation éhontée, après avoir travaillé pendant des mois et ayant gagné de l’argent, les frais de toutes sortes viennent rogner notre salaire, si bien qu’après avoir travaillé des mois, dis-je, c’est tout juste si vous ne devez pas de l’argent aux patrons...

À Paris, l’ignoble exploitation par les frais qui vont dans certaines maisons jusqu’à 55 Frs à 60 Frs par jour et le travail moitié –moitié ? …toujours dissimulé, c’est-à-dire au 7/ 10 e,  7 pour le patron. On ferait bien de rechercher le compte en banque de ces Messieurs, sinon syndiqués, mais réunis en une Amicale près de la porte Saint-Denis, rue Notre Dame de Nazareth.
Leur argent n’est pas parti à l’étranger, mais ils ont acheté des lingots d’or, ils ne s’en cachent pas d’ailleurs, ils en parlent à haute voix dans certains quartiers de la Place Blanche.

Police corrompue par ces Messieurs, médecins, idem, dissimulation à l’achat de maisons qui valent, pour la plupart des millions et qui, sur l’acte de vente, figure en simple achat de matériel.

Il serait humain qu’une femme intègre, imposée par une loi, contrôle en permanence ce qui se passe dans ces maisons, le personnel y gagnerait et le fisc aussi.

Veuillez recevoir, Madame la Ministre, les salutations d’une fille de joie qui n’a pu retrouver le droit chemin, pour ne pas avoir eu à sa disposition sa « dote », sa dernière.

V. Lettre adressée à Mme Magdeleine Paz

Jeudi, 23 juillet 1936

Madame,

J’ai suivi avec intérêt votre enquête dans « Vendredi », intitulée « Femmes à Vendre » et de tous les articles parus à ce sujet, le vôtre est celui qui approche le plus de la vérité.

Sachez avant tout que, comme vous, je désirerais la suppression de la prostitution ; mais comment pouvez-vous la faire supprimer en vous adressant aux gouvernants ?

Sachez que la ville de X… a touché un million de Monsieur Y, tenancier de maisons à Nice, Bordeaux, Vichy, etc…, un million pour ne pas tolérer l’ouverture d’une autre maison et supprimer la prostitution de rues, ce Monsieur s’est assuré le monopole du commerce.

D’un autre côté, pour toute la France, la prostitution est une source de bénéfice tels que je ne vois pas la possibilité de la supprimer en ce moment. Comptez combien de médecins, de policiers, de gratte-papier de toutes sortes en vivent ! …Les impôts formidables et dons de toutes sortes qui en découlent, le commerce des actes civils, jusqu’ici un extrait de naissance, renouvelable tous les trois mois. Désormais, une carte d’identité à 18 Frs. Que de 18 Frs. vont tomber dans les caisses de l’état-civil ; que de 20 à 40 Frs par semaine et par femme de maison dans le portefeuille des docteurs.
Vous avez à lutter contre ces parasites.
Il y a trois sortes de profiteurs de la prostitution : le souteneur, le patron et l’Etat, l’oubliez-vous ?, c’est le plus grand. Et vous avez à soutenir une lutte contre tant de rapaces souvent haut placés, que votre but me paraît bien difficile à atteindre.

Pourquoi, pour supprimer la prostitution, ne vous adressez-vous pas aux intéressées elles-mêmes ? Sur cent femmes de maison (je parle uniquement de Paris), soixante-cinq - et quoi que méridionale, je n’exagère pas - iraient travailler honnêtement et avec joie si on leur fournissait un emploi capable de les faire vivre, pas plus.

Beaucoup ont déjà essayé, mais ont perdu courage, car il faut des certificats, des références, où les trouver ?
Quelques favorisées ont été protégées ou présentées par des connaissances. Je ne crois pas que ceux qui se sont occupés d’elles ont eu à s’en repentir.
Vous avez raison en disant que nous sommes des femmes comme les autres, qui sait, un peu meilleure peut-être, car toutes nous avons souffert et nous avons été plus ou moins victimes de la vie ; nous savons donc être indulgentes à tous et comprendre le cœur avec toutes ses faiblesses.

Si vraiment, des œuvres existent qui nous aident à sortir de là, faites-nous les connaître, Madame, par la voie de votre journal et je vous assure que si je me rends compte de leur efficacité, je vous aiderai de tout mon cœur et de tout mon zèle à vous envoyer des recrues de bonne volonté et, croyez-moi, intéressantes à relever ; vous ferez ensuite cesser le commerce du « placeur », car il est très vrai qu’il existe et ce serait un grand pas de fait pour atteindre votre but. 

Je suivrai avec intérêt « Vendredi » et si je peux y trouver ce que je vous demande, la possibilité de travail pour les femmes, vous aurez fait beaucoup pour votre cause et notre cause.

Il m’est impossible de signer ma lettre pour le moment, j’ai besoin de rester où je suis. Je m’en excuse, croyez qu’il m’est pénible de vous adresser une lettre anonyme, je signerai donc d’un sobriquet où mes amies qui pensent comme moi me reconnaîtront et elles sont nombreuses.

Je vous remercie, Madame, si vous avez lu jusqu’au bout cette lettre et combien vous auriez d’êtres reconnaissants, si vous pouviez les aider dans le sens que je vous demande. Il y aurait encore autre chose à faire, mais pour aujourd’hui, ce serait trop long.

Je vous salue donc, Madame, très respectueusement.

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Notes de bas de page
1 Édition de l’ « Union temporaire » . Édition revue, corrigée et augmentée. 1936. 31 p.
2 «  Un des chapitres les plus douloureux, les plus odieusement sales de l’histoire de la police ». André Ulman : « Le quatrième pouvoir. Police ». Éditions Montaigne.
3 Voir les lettres des pensionnaires ci-après.
4 Jacques Roberti. « Maisons de Société ». p. 6. Arthème Fayard, éditeur  
5  Rapport du Préfet de Police Lépine à la Commission extra - parlementaire du régime des mœurs à Paris. ( 1907) . Paul Gemälhing : La réglementation administrative de la prostitution jugée d’après les faits ». p..29.
6 Abraham Flexner. « La prostitution en Europe ». p. 176.
7 « La prostitution en Argentine », par Julio Alsogaray, ex- chef de la Police à Buenos-Ayres p. 17. Denoël et Steele, éditeurs.  
8 Gemähling. Ouvrage cité.
9 Ici suivent les adresses dans la lettre originale. Nous savons qu’il en existe davantage. ( Note de l’éditeur)
10 Note de l’Editrice : le verbe est manquant

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