Nelly Roussel

Féminisme

Le Libertaire
13/02/1904

date de publication : 13/02/1904
mise en ligne : 03/09/2006
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À Henri Duchemin

Permettez-moi, cher camarade, de prendre la défense du « Féminisme » - puisque c’est ainsi qu’il est convenu d’appeler l’ensemble de nos révoltes de femmes.

Je me demande, en vérité, quelles «  féministes » vous avez pu entendre pour vous faire de notre doctrine une conception aussi… bizarre.

Toutes celles et tous ceux que je connais, car il y a des hommes parmi nous, des hommes à l’esprit droit, à l’âme généreuse, ne négligent pas une occasion de déclarer et d’expliquer que le féminisme – contrairement à ce que vous dites – est une déclaration de guerre non à l’homme – c’est-à-dire à toute une moitié de l’humanité dont nous avons besoin, comme elle a besoin de nous – mais aux institutions, à l’organisation sociale monstrueuse qui méconnaît son unique raison d’être, en s’alliant contre nous à la Nature marâtre, au lieu d’en adoucir les lois et d’en atténuer les erreurs.

Votre tort, cher camarade - tort commun d’ailleurs à un certain nombre de libertaires qui parlent du féminisme sans le connaître - votre tort, dis-je, est de raisonner comme si l’homme et la femme se trouvaient actuellement dans les mêmes conditions sociales, ce qui n’est pas. Vous semblez ne point comprendre que, pour vivre en marge de la Société, pour s’affranchir des lois et mœurs, il faut à une femme, en raison de la situation particulière que lui ont faites ces mœurs et ces lois, infiniment plus de courage et de hardiesse qu’à un homme.

Vous dites par exemple : « Si la femme se trouve exploitée dans le mariage par un homme brutal, ivrogne, grossier ou fainéant, le moyen est simple de ne pas courir cette chance, il suffit de ne pas se marier. Le mariage a des conséquences, etc…, etc… » 
Ah ! vraiment ? Vous trouvez que le moyen est simple ? Vous croyez qu’il « suffit de ne pas se marier » ? …
Nul n’est plus que moi – vous le savez peut-être – partisan de l’union libre. Mais « union libre » n’est pas malheureusement synonyme de « union illégale ».

L’union véritablement libre - basée uniquement sur l’amour et n’ayant point d’autre raison d’être que lui, - l’union idéale que nous rêvons et que nous travaillons de toutes nos forces à rendre un jour réalisable, cette union-là n’existe pas, ne peut pas exister actuellement pour la femme, - ou tout au moins pour la plupart des femmes.
Car, vous le savez aussi bien que moi, il n’est guère de métier où elle ne puisse, même par le travail le plus acharné, subvenir complètement à ses besoins et à ceux de ses enfants.
Et ce qui fait son esclavage, ce sont moins peut être les chaînes légales, l’injurieux article du Code lui prescrivant l’obéissance, que la nécessité où elle se trouve, neuf fois sur dix, de recourir à un  homme qui l’aide à vivre et qui souvent abuse de sa situation pour l’humilier et l’asservir. Mariage régulier, union illégitime, ou « galanterie », …au fond, c’est toujours la même chose pour la femme, toujours la même situation, aussi périlleuse qu’humiliante : livrer son corps à l’homme en échange du pain quotidien.
Si l’amour se glisse au foyer, c’est par hasard et par exception.

Eh bien, c’est cela que nous ne voulons plus ! Et c’est pourquoi nous croyons nécessaire d’assurer, d’abord, à la femme, l’indépendance économique, source de toutes les autres indépendances : physique, morale, intellectuelle.

Et, pour l’assurer, cette indépendance économique, il nous faut, non seulement l’admission des femmes à tous les emplois (à elles de juger ceux qui leur conviennent),  un salaire égal (pour un travail égal, bien entendu, nous n’avons jamais dit autre chose) à celui de l’élément masculin… mais encore ces deux conditions essentielles de liberté et de bonheur, que les bâtisseurs d’idéales cités oublient trop souvent de placer à la base de leurs combinaisons :

1° - La possibilité, pour chaque femme, de n’être mère qu’à son gré, lorsqu’elle réunit les conditions nécessaires pour mettre au monde, sans trop en souffrir elle-même, sans compromettre ou amoindrir sa propre vie, un enfant bien constitué physiquement et moralement… et pour l’élever ensuite avec soin, avec art, comme on cultive une plante précieuse, dans une atmosphère de bien-être et de joyeuse tendresse, favorable à l’épanouissement harmonieux de sa personnalité.

2° - La juste rétribution du travail maternel. Il est odieux qu’un tel travail puisse être, pour celle qui l’accomplit, une cause d’esclavage et d’infériorité. Nous estimons que la collectivité humaine – quelles qu’en soient d’ailleurs la forme et l’organisation – a pour devoir élémentaire d’assurer la subsistance de toute femme à qui l’accomplissement de sa fonction naturelle et sociale enlève momentanément la possibilité d’exercer sans danger pour elle et pour l’enfant la profession dont elle vit. C’est là, croyons-nous, le seul moyen de sauvegarder en même temps la santé, la dignité et la sécurité des mères.

Et, pour terminer, mon cher camarade, à propos des paroles que vous me reprochez : «  Ce qui manque à l’homme, c’est l ‘éducation du cœur »… permettez moi de vous faire remarquer d’abord qu’elles ne sont pas de moi ; c’est une citation que je faisais ; ensuite, que le système qui consiste à isoler, pour la critiquer, une phrase faisant partie d’un tout, se rattachant à d’autres phrases qui l’expliquent et peut-être la légitiment… est de ceux qu’un esprit libre et droit ne devrait jamais employer.

Veuillez agréer, cher camarade, mes salutations cordiales.

Nelly Roussel


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