Andrée Téry

La « morale » hoministe

Encore la police des mœurs

La Fronde
27/05/1902

date de publication : 27/05/1902
mise en ligne : 03/09/2006
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De plus en plus fort. Le régime de la police des mœurs ne se contente pas d’être à la fois une erreur et une sottise au point de vue de l’hygiène, une monstruosité au point de vue moral et une iniquité au point de vue juridique, il ne se contente pas de mettre hors la loi toute une classe de malheureuses, chair à plaisir et chair à souffrance ; il devient un danger permanent qui guette toutes les femmes, toutes les passantes, qu’un caprice peut livrer au pouvoir discrétionnaire de messieurs les agents des mœurs.

Voici leur dernier exploit - last but not least. C’est de leur victime elle-même, Madame Marcouyen, que je tiens les détails de cette lamentable odyssée. Toute pâle sous ses cheveux blonds, les yeux pleins de larmes, la voix brisée par l’émotion, elle me conte ces choses abominables près du lit de son petit garçon, dans une chambre claire et propre où l’on respire une atmosphère de paix et d’honnêteté familiales.

- « Depuis quelques jours, me dit-elle, c’est la seconde fois que l ‘on m’arrête. Mon mari qui est professeur de musique, va faire une fois par semaine un cours rue des Jeûneurs ; j’étais allée le chercher l’autre soir, quand, à la hauteur du Gymnase, je fus saisie par deux agents en bourgeois qui m’entraînèrent vers le poste de la rue Thorel… »
- «  Sans explications ? »
- « Ils me dirent seulement : ‘Tu n’as pas été à la visite ces temps derniers, tu n’y couperas pas, cette fois-ci…’ J’eus beau prier, supplier, dire que c’était une méprise, que j’étais mariée, mère de famille, donner mon nom, mon adresse, rien n’y fit. Il me fallut attendre l’arrivée du commissaire de police. Et c’est seulement lorsqu’on eut pris des renseignements sur mon compte qu’on consentit à me relâcher… »
- « Et on ne vous fit pas d’excuses ? »
- «  Des excuses ? Ah ! Oui ! … Les agents qui m’avaient arrêtée et qui se trouvaient sur le pas de la porte me crièrent au passage : ‘ Si tu crois qu’on ne saura pas te rattraper ! Ce n’est pas adieu, mais au revoir qu’on te dit !’ . Ils ont tenu leur promesse… »
- « Comment ! ce sont les mêmes ? … »
- « Parfaitement ; huit jours plus tard, je passais sur le boulevard Bonne Nouvelle à la même heure quand les mêmes agents se précipitèrent sur moi et m’empoignèrent avec une telle brutalité que j’en porte encore les marques ».
Et Madame Marcouyen me montre encore ses bras tout marbrés de meurtrissures.

- « Cette fois-ci, on ne voulut rien entendre ». ‘ Elle se débrouillera au dépôt’ déclara simplement le commissaire de police. On m’enferma dans une cellule où je passais toute la nuit sans boire ni manger, et dans quel état, vous le devinez, madame ! On n’arrivait même pas à prévenir mon mari : je m’imaginais son inquiétude, celle de mon petit garçon, j’étais au désespoir…Et pourtant, ce n’était rien à côté de ce qui m’attendais le lendemain ! Vers huit heures du matin, on me faisait monter dans le panier à salade, comme une voleuse… À mon arrivée, on m’a envoyée rejoindre les filles qui avaient été raflées pendant la nuit…Ah ! Je n’ai que du bien à en dire, madame ; elles seules mont témoigné de la sympathie et de la pitié…‘ Ne pleurez pas, ma petite dame, me disaient-elles, tout s’arrangera… Sûr que ce n’est pas votre place au milieu de nous autres ; mais votre mari viendra vous réclamer et on vous relâchera… ‘ Oh, oui ; de braves filles et qui valent bien mieux que leurs bourreaux, car ce sont des bourreaux, tous et toutes. Je dis toutes, car il y a aussi des religieuses, là-dedans… Elles ne font guère preuve de charité chrétienne ! Une vieille à laquelle j’essayais de conter mon histoire m’a priée de me taire et a dit aux gardes de Paris qui m’accompagnait : ‘Mettez ça aux insoumises !’ »
- Mais vous n’aviez donc pas expliqué l’abominable erreur dont vous étiez victimes ?
- Comment ! Je répétais sur tous les tons que j’étais innocente… C’est à peine si on m’écoutait ! On levait les épaules, on ricanait. Un de ces messieurs m’a même affirmé que j’étais en carte depuis huit ans ! Or, il y a huit ans, madame, je n’étais pas à Paris. Des bureaux, j’ai été conduite à la cellule des insoumises en compagnie de plusieurs femmes accusées de vol. Puis on m’a fouillée, et si vous saviez avec quelle brutalité, avec quel mépris ! Enfin, pour m’achever, on ma conduite à la visite
1… À la visite, moi ! … »

À cet affreux souvenir, la jeune femme se cache le visage et sanglote. Puis : « C’est à quatre heures seulement, après quinze heures de souffrances et de honte qu’on a daigné me relâcher… Je n’avais pas mangé depuis la veille au soir, j’étais à bout de forces et folle de douleur….
Et dire que mon mari me réclamait depuis longtemps déjà…Oui, le matin, à onze heures, on l’avait prévenu par un papier sans enveloppe, déposé chez le concierge et qui contenait ces mots : ‘Monsieur Marcouyen, votre femme a été arrêtée pour prostitution. Elle sera conduite au Dépôt aujourd’hui’. Et, savez-vous ce qu’on lui a dit : « On va vous rendre votre femme, mais tâchez que cela ne lui arrive plus ! ». N’est-ce pas incroyable ? »

Maintenant, c’est la colère qui tire les traits de Mme Marcouyen :
- «  Non, ça ne se passera pas ainsi ! je n’aurais pas subi ce martyre, l’honneur de mon mari, mon honneur n’auront pas été salis, ma santé ébranlée, tout cela pour le bon plaisir de ces messieurs… J’ai porté plainte au Parquet et, coûte que coûte, il faudra bien qu’on me rende justice ».

Espérons que cela ne tardera pas.

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Notes de bas de page
1 Note de l’Editrice : La « visite » dite « sanitaire » consistait à « visiter » le vagin des femmes prostituées - «  en carte » ou soupçonnées d’être prostituées.

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