Violences des hommes à l’encontre des femmes
 Marie-Victoire Louis

À propos de violences conjugales 1….

"Cette violence dont nous ne voulons plus"
Violences conjugales
N° 10. Juin 1990
p. 5 à 122

date de rédaction : 01/03/1990
date de publication : 01/06/1990
mise en ligne : 22/09/2009
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« Aidez- moi à m'affranchir du joug matrimonial
et à retrouver ma véritable identité de femme »
3


Les violences conjugales ne sont que l'une des formes d'expression du pouvoir dévolu aux hommes dans la sphère familiale ; elles ne doivent donc pas être analysées, avec un feint étonnement, comme une exception honteuse, mais une conséquence logique de l'histoire.

Selon l'ancien article 213 du code civil : "Le mari doit protection à sa femme. La femme doit obéissance à son mari. » Commentaire de ce code au début du XIXe siècle4, toujours valable jusqu'après le milieu du XXe siècle : « Obéissance : Cet hommage rendu par la femme au pouvoir qui la protège est une suite nécessaire de la société conjugale, qui ne pourrait subsister si l'un des époux n'était subordonné à l'autre".

Dès lors, toute défense de la famille était d'abord une défense des droits de l'homme. L'interdiction faite à la police de pénétrer dans les maisons de 9 heures à 6 heures du matin, l'abandon du domicile conjugal à la charge de la femme, la justification des violences doivent être analysés comme les dernières (?)  protections de ces droits léonins.

Cette violence "masculiniste" a aussi pour objectif de maintenir ce pouvoir qui ne serait pas, dans ce contexte et sans ce moyen, reconnu. Et la mise en œuvre de cette violence est d'autant plus nécessaire que la remise en cause potentielle du pouvoir masculin est plus crédible. En ce sens, contrairement aux idées reçues, la violence s'exerce fréquemment sur des femmes que l'on pourrait qualifier de "fortes".

La violence vient rappeler qu'il n'y a pas d'échappatoire : "Quand il me frappe, dit l'une d'elles, c'est son langage à lui pour dire : "Tais toi, c'est moi qui ai raison ; tu le vois bien, je suis le plus fort". Certains n'ont d'ailleurs pas d'autres relations personnelles que celle que la violence - malgré tout - établit.

Dans le même sens, si l'on considère que la maternité est l'une des manifestations du pouvoir des femmes, il n'est pas un hasard que la violence s'exerce souvent lorsque la femme est enceinte. Une femme de 70 ans évoque le traumatisme vécu par ses enfants lors "d'une scène terrible" au cours de laquelle son mari, alors qu'elle "était enceinte de plusieurs mois, lui a envoyé un coup de poing dans le ventre et l'a envoyée par terre."

Et si l'on s'interroge sur tant de violences vécues par les femmes enceintes, on découvre que les avortements et les infanticides n'ont pas exclusivement les femmes pour auteur-es. Et que les enfants nés prématurés, handicapés s'expliquent par les coups reçus par la future mère. Une femme parlant de sa mère qui ayant eu 6 enfants et en a "perdu" 4 en bas âge « se demande souvent si les coups qu'elle recevait n'y sont pas pour quelque chose. » Et une mère évoquant sa fille sauvagement battue (une jambe cassée alors qu'elle est enceinte de 7 mois) par l'homme avec lequel elle vit constate, elle, que sa fille « a déjà perdu plusieurs fœtus » et qu'il y a deux ans, elle avait été tellement frappée que le bébé est décédé le lendemain de l'accouchement, prématuré de six mois et demi.
Une troisième enfin, qui a vécu ce drame 5pendant la guerre, évoque le décès de ses deux filles, "la dernière à la suite des coups reçus".

Mais ce pouvoir n'a le plus souvent même pas à s'exprimer ; c'est le cas notamment lorsque la personne qui en est l'objet a suffisamment intériorisé la logique pour que toute contrainte devienne inutile. La seule éventualité de son recours peut dissuader de son usage. Le silence des femmes en fut la traduction historique.

Le seul lien entre tous les hommes violents est qu'ils postulent ou cherchent à obtenir la reconnaissance du droit de commander. Et c'est bien dans cette conscience tranquille, inquiète ou coupable, que réside la permanence de cette violence.

Ce pouvoir ne s'exprime pas de manière univoque. Un mari violent peut vouloir prostituer sa femme et « l'offrir » à ses amis; un autre « enferme » sa femme et lui interdit de parler à aucun homme; l'un la pare des plus beaux atours, l'autre lui interdit de s'habiller autrement qu'avec des nippes; l'un lui interdit de travailler, l'autre l'oblige à le faire; l'un ne lui offre que des coups, l'autre des coups régulièrement alternés d'affirmations inconsidérées d’"amour" ; l'un refuse de "lui faire l'amour", l'autre "l'assaille" sans arrêt...

Il n'y a donc pas plus - et il ne peut y avoir - de portrait type, de stéréotype du violeur, du harceleur, de l'homme batteur qu'il n'y en a de la femme battue.

Un double processus de responsabilisation des femmes et de déresponsabilisation des hommes s'est mis en place depuis des siècles.
C'est dans les caractéristiques de la victime que l'on cherche les explications de la violence.
On invoque la moralité de la victime (Cf., Le procès Cornulier, p.23), mais aussi le plaisir sexuel que la femme y prendrait. (Ma créature à moi, p.25.)

On assimile violence et virilité, sans s'interroger sur la question de savoir pourquoi cette violence s'exerce contre une cible spécifique : "les femmes".
« Je ne savais pas ce que je faisais, j'ai perdu la tête » : ces pseudos excuses à laquelle la société a trop longtemps prêté une oreille plus que complaisante et que l'on retrouve à l'identique dans la défense des procès pour viols doivent être analysées pour ce qu'elle sont : une protection indue de droits injustement acquis.

Et la fameux "cycle de la violence" que l'école fonctionnaliste nous présente comme une grande découverte n'est-il pas tout simplement la conséquence de cette réalité fort simple ? : lorsque leurs femmes les menacent de les quitter, ils font tout pour le retenir avec autant plus de persuasion que leur force apparente ne réside que dans la permanence du silence de celles qu'ils violentent et qu'ils risquent de plus de vivre beaucoup plus mal sans elles. Les déclarations d' » amour », les preuves d'attachement pleuvent, simplement pour les empêcher de partir et ou tâcher d'en retarder encore un peu le moment.
Si cela ne suffit pas, les menaces, accompagnées d'une systématique dévalorisation s’avère aussi un moyen efficace pour leur ôter toute velléité de recommencer, sans lui, une autre vie : "Il me disait sans arrêt :  tu es vieille, laide, toute ridée, plus personne ne voudra de toi". Tout ceci assorti de menaces de mort sur elle et sur son fils.

Un homme peut d'autant plus aisément exprimer son pouvoir sur sa femme que celle-ci est économiquement dépendante de lui. La pauvreté limite considérablement les solutions alternatives. « J'ai eu ma première belle paire de claques, explique une autre, il y a vingt ans, enceinte de ma première fille. Je suis partie. Ne sachant où aller, je suis revenue..."
Et nombreuses sont les femmes qui se sont retrouvées au commencement, au milieu ou au terme de leur vie à se "poser nuit et jour cette angoissante question - comme cette femme de 54 ans - "sans y trouver de réponse : « Où pourrais-je me loger ? Avec quoi vivre ? »  

Dans ces conditions de dépendance, la simple menace de couper les vivres calme les ardeurs d'autonomie des plus velléitaires. Dans notre monde gavé du concept de "liberté individuelle", et d'"autonomie de la personne", cette réalité est gênante parce qu'elle est fondamentale. Ainsi, selon une enquête canadienne6, plus de 70 % des femmes battues auraient vécu au-dessous de seuil de pauvreté si elles avaient quitté leur mari et tenté d'assumer seules leur subsistance et celles de leurs enfants. Pourtant la majorité des femmes réfugiées dans les foyers vivaient déjà très pauvrement, même avec leur conjoint.

Aussi, cette violence s'exerce-t-elle plus efficacement sur les femmes sans emploi, mais aussi sur les femmes travaillant avec leur mari qui sont encore très nombreuses à être dépourvues de tout statut: femmes d'artisans, de professions libérales, d'agriculteurs.(Cf., les témoignages ci-joints) Si les nouvelles générations de jeunes femmes pour lesquelles le travail salarié est devenu une norme de référence seront sans doute moins nombreuses à subir ces pressions, ce sont encore des millions de femmes qui ont été élevées, façonnées dans une logique de mise en dépendance des hommes : "pour le meilleur ou pour le pire". Une femme battue pendant 25 ans de mariage écrit : "Pour ma mère, c'était notre lot d'épouse, cela faisait partie du contrat de mariage ; quant à ma belle mère, c'était normal, puisque son fils me nourrissait (4 enfants à élever, cela ne compte pas...)."

Par ailleurs, quitter un homme violent, c'est aussi quitter sa maison, une partie de sa vie, son histoire, son environnement et souvent son emploi. Ce déchirement est d'autant plus grand que les femmes font ce choix en général avec leurs enfants et que peu d'alternatives leur sont offertes.

La condition d'esclave7 que nombre d'hommes imposent aux femmes par la violence procure à ces hommes de réelles rentes de situation qu'on ne perd pas de gaîté de cœur ; ils se battent en général très efficacement pour les prolonger le plus longtemps possible.

Ainsi, beaucoup d'entre eux vivaient en effet du salaire ou du travail qu'il considérait comme devant être - légitimement - non rémunéré de leur compagne-à-tout-faire.
Et ce sont souvent les mêmes hommes qui se présentent comme si démunis, si « oublieux » de leurs actes, si incapables de dominer leurs passions, quand ils doivent se justifier de violence dont ils sont les auteurs qui se révèlent étonnamment lucides quand la défense de leurs intérêts matériels est en jeu. Une femme fait le constat suivant : "Mon mari se trouve avec toutes mes affaires. Ma fille n'a même plus un gant de toilette à elle, cet homme a tout ».

Beaucoup - je connais peu d'exceptions - la dépouillent de ses avoirs, n'oublient - pour ce faire - en général de garder la signature et de vider les comptes en cas de départ, s'arrangent souvent pour bénéficier seuls des acquis communs, tout comme de ceux d'ailleurs souvent de ceux appartenant en biens propres à leurs femmes (bijoux, meubles de famille, appartement, commerce entreprise artisanale ou industrielle…) "Je suis restée sans ressources" constate l’une d’elles. Pour poursuivre : »  Il ne répond pas au notaire… C'est vrai, il a tout. »  
Dans certains cas, on peut considérer que les enfants font véritablement partie du « lot ».

Combien de femmes violentées par leurs maris ont-elles dû acheter la séparation contre argent comptant ou simplement en abandonnant leurs droits ?
Combien d'entre elles ont été violentées dans ce but ?
Les exemples étant multiples de cette fonctionnalité de ces violences, une analyse prosaïquement matérialiste est incontournable.

La sexualité joue indiscutablement un rôle important dans la compréhension de ces mécanismes de violences.
L'homme violent qui est souvent moins un être faible qu'un être dont la force réside dans l'identité que son sexe est censé lui conférer n'a souvent d'autres moyens pour légitimer ce pouvoir que d'exprimer son pouvoir sexuel. Ce pouvoir que la société considère souvent comme la preuve de l'amour qu'il porte à sa femme - et qu'elle-même considère comme tel souvent - est à l'opposé - on l'aura compris aisément - d'une conception de la sexualité comme rencontre, reconnaissance de l'autre.
Son identité, son langage, c'est son sexe - souvent il n'en a pas d'autre - et son sexe, c'est aussi son arme 8. Pour que sa compagne - qui n'en est pas a priori convaincu - l'admette, le mari, le compagnon doit perpétuellement faire une surenchère dans l'expression de ce pouvoir.
S'il n'est pas - ce qui est courant - à la hauteur des fantasmes sexuels masculins, si celle-ci refuse de reconnaître ce pouvoir comme tel, alors la violence y suppléera.

La vie sexuelle dite « active » que le commun prête aux hommes violents trouve sans doute partiellement là son explication. Il est fréquent que les coups ne cessent que lorsque la femme, vaincue, épuisée, "accepte" des relations sexuelles. Pour un temps, elle aura alors confirmé non pas qu'elle "consent" à reconnaître ce pouvoir, mais qu'elle ne peut - en l'état actuel des rapports de pouvoirs - que "céder" à la force. Très souvent en toute lucidité.
Nombre d'hommes s'en contentent.

Là encore, comment peut-on postuler - ce qui est de bon ton dans les milieux intellectuels, tout comme dans la presse pornographique, comme si souvent dans celle mensongèrement qualifiée d'"érotique" - qu'au sadisme des uns correspond le masochisme des autres ? Cette pseudo égalité dans la relation si aisément reconstruite n'aurait elle pas avant tout pour fonction d'occulter le pouvoir sexuel que les hommes se sont historiquement arrogé sur le sexe des femmes ? Et donc sur les femmes elles -mêmes.
Que penser, là encore, de ceux qui osent tranquillement, sans états d'âme, s’inquiéter de la diminution du plaisir 9qu'une dénonciation des violences exercées risquerait de provoquer ?
Un tel déni de l'humanité de l'autre - femme10 - laisse pantois-e. Mais nous contraint - heureusement - à y voir politiquement plus clair. Beaucoup plus clair.

Cependant, cette ébauche d'analyse n'est que partielle. Certains hommes violents n'ont plus aucune relation sexuelle avec quiconque depuis des années - et souvent s'en vengent sur celle qui soit est censée en être responsable, ou tout simplement parce qu'ils l'ont "sous la main". Tandis que certaines femmes violentées par leur compagnon disent qu'il est ou était "un merveilleux amant".11
Présenter cette violence comme le désir secret des femmes résout en tout état de cause aisément le problème. "Ma créature à moi" - publié dans la revue pornographique : "Playsir" (reproduite en annexe) est une caricature du genre.
Mais cette littérature pornographique de kiosque n'est-elle pas la norme ou le fantasme de millions d'hommes ?

Ce pouvoir est cependant fragile et dépend de la permanence du silence - et de l'intériorisation de la légitimité de la violence qui s'exerce sur elle - de la victime.
Il faut alors que ces hommes isolent leur compagne, dégrade systématiquement son autonomie. Il est alors essentiel pour ces hommes que "leur" femme n'ait progressivement plus d'autres relations avec le monde extérieur qu'une relation médiatisée par lui : "Mon mari m'avait obligé à abandonner mon travail à mon mariage... il m'avait aussi fait abandonner la musique et la danse" dit l'une d'elles.
D'autres ont dû quitter leur emploi : "Les scènes étaient telles sur mon lieu de travail que j'ai dû renoncer à mon activité pour éviter le scandale" dit une enseignante. "Il vient régulièrement sur mon lieu de travail pour m'insulter devant les clients et le personnel du magasin au risque de me faire renvoyer" écrit une vendeuse.

L'extrême jalousie - fantasmagorique, obsessionnelle le plus souvent - de ces hommes ne doit à cet égard pas être strictement interprétée comme la seule crainte de la concurrence des autres hommes - les relations, contacts avec d'autres femmes sont souvent aussi craintes que celles avec d'autres hommes - mais comme celle de tout contact humain. Une femme battue par son mari affirmait qu’il "sentait" quand elle avait réussi à s'isoler pour téléphoner à sa belle sœur, son dernier contact humain autonome.

Aussi l'homme violent lâchera en outre d'autant moins facilement celle qui est devenue "sa proie" qu'il a lui-même construit son identité en fonction de ce pouvoir. Il a besoin - un besoin vital pour lui - de sa victime pour combler ses besoins, ses manques, maintenir sa structuration psychique qui s'effondre sans cette position de force.
De là, tant d'assassinats de femmes et d'enfants par les hommes.
De là aussi - bien que nombre d'entre eux ne soient que des simulacres - tant de suicides d'hommes après des assassinats de leurs femmes et si souvent de leurs enfants. En prime…

Certain-es osent poser -encore - la question de savoir comment ces femmes peuvent "accepter" cela sans quitter leur mari ?
C'est nier la vie des femmes. De toutes les femmes.
C'est nier la domination masculine et le patriarcat.
C'est perpétuer le mythe - dévastateur - de l'universalisme qui veut nous continuer à nous faire croire à la plus grande escroquerie politique et intellectuelle de tous les temps, à savoir que les hommes et les femmes seraient égaux (en droits)?.  

Cette réalité de la violence physique et sexuelle pèse comme une épée de Darne sur la tête de toutes les femmes, et plus particulièrement sur celles qui veulent échapper à un mari violent. Ce legs historique - des siècles de domination légale des hommes sur les femmes - a psychiquement structuré les comportements et les "valeurs" de nos sociétés. Andrea Cornéa expliquait que si les arrestations avaient ces dernières années diminué quantitativement en Roumanie, il suffisait que quelques-unes aient encore lieu annuellement, pour que le système de terreur se maintienne.
Il en est de même pour la violence masculine : toujours menaçante parce que toujours recommencée. Et si souvent légitimée.
Les chantages dont ces femmes sont l'objet sont alors d'autant plus efficaces que leur réalisation des menaces qui sont pour tant d'entre elles leur quotidien est tout à fait crédible. « Une femme. On tue les gosses et on se fait la peau après : cette phrase je l'ai entendue mille fois » dit l'une d'elles, terrorisée depuis des années. Et cette agricultrice, catholique "dont le calvaire dure depuis 22 ans" estime qu'elle est restée là "pour sauver sa vie et plus encore la vie de leurs enfants". Qui pourrait - eu égard au nombre de femmes assassinées par leurs maris ou compagnons - lui dire qu'elle a eu « tort » de ne pas partir ?

En outre, la (prise de) liberté d'une femme vis-à-vis de son mari exige souvent l'abandon de son enfant. Qui peut sans angoisse laisser un ou plusieurs enfants aux mains d'un individu qui a prouvé sa capacité à être violent, d'autant que les juges aux affaires matrimoniales n’intègrent que peu - quand ils-elles ne la cautionnent pas - cette violence en matière de droits de garde.
Dans certains cas mêmes, les enfants sont, après une séparation, retirés à mère. "Faute de ressources et jugée incapable de subvenir à son éducation, compte tel de mon état dépressif - selon l'avocat de mon mari - on m'a enlevé mon enfant. Ai-je commis une faute grave ? Comment un juge peut-il prendre de telles dispositions ?" écrit l'une d'elles.

Enfin, les femmes supportent très mal - et elles ont raison - selon C. Faucher : " L'injustice d'avoir à quitter une maison dans laquelle elles ont quotidiennement travaillé, vécu, pour lesquelles elles ont fait des sacrifices et sans laquelle elles et leurs enfants n'ont souvent plus rien".
"Nous n'avons plus de chez nous"
m'a dit ma fille de 12 ans. « Mes enfants me donnent tort car ils ont tout dû tout quitter : notre maison, le village, les copains. J'ai tout déstabilisé en quittant l'enfer » témoignent en termes quasi identiques deux femmes divorcées. "Il faut tout abandonner pour partir, tout... Il faut la fermer la porte !  Lâcher une grande partie de sa vie où vous avez beaucoup travaillé."

En outre, si ces femmes veulent quitter le domicile conjugal -qui est aussi le leur - c'est un véritable parcours da la combattante auquel elles sont confrontées. Et pour que celui-ci aboutisse, aucune erreur n'est possible. La moindre est fatale et, comme au jeu de l'oie, vous vous retrouvez vite à la case départ.
En sus, avant même de pouvoir penser à défendre les quelques maigres droits que nous avons, beaucoup de conditions doivent être réunies. Ainsi, partir à la fois avec ses papiers que le mari s'arrange en général pour garder par devers lui, avec des vêtements, avec de l'argent et les enfants relève de l'heureuse exception.
L'une d'entre elles vivant à la campagne raconte que son mari s'arrangeait pour qu'elle n'ait jamais en même temps les enfants et la voiture.

Puis, il faut aller à la gendarmerie ou à la police, chez un médecin, écrire à un éventuel employeur pour justifier une absence, protéger les enfants à l'école et prévenir les enseignants - éventuellement, dans les situations les plus graves, les retirer temporairement de l'école - trouver des témoignages, voir éventuellement une assistante sociale, prendre contact avec un avocat, aller au Palais de Justice pour avoir droit à l'aide judiciaire.

Et, pour cela il faut avoir des revenus que la femme n'a souvent pas et qu'elle risque de perdre en prenant cette décision.

Il faut en outre trouver très vite un refuge, sachant que les lieux où la femme pourrait éventuellement se cacher sont - parce que connus de celui qui est souvent prêt à tout pour l'empêcher de vivre sans lui - le plus souvent exclus.

Nous payons aussi très cher l'image de la femme maternante, protectrice, rédemptrice.
« Je pensais qu'il changerait. Je voulais l'aider. J'ai eu pitié de lui. Qu'allait-il devenir si je le laissais tomber ? »
sont autant de prises en charge de l'autre au détriment de sa propre sécurité; autant de conséquences d'une idéologie où la négation de soi dans le mariage est encore présentée et vécue comme une forme réussite sociale.

Je connais une femme qui a vécu vingt ans avec un mari qu'elle n'avait jamais aimé et pour lequel elle n'avait que du mépris : "Je suis prête à tout oublier, disait elle, si, un jour, il m'apportait un bouquet de fleurs". Le déni du réel par l'idéalisation forcenée de l'amour n'est-il pas le substrat de la culture féminine traditionnelle ? « On ne nous a jamais dit que le protecteur et le prince charmant pouvaient se transformer en agresseurs, alors lorsque cela arrive, on est stupéfaites ».12
C'est bien pour ce type de raisons que nombre de femmes se trouvent absolument démunies, « paralysées », lorsque la violence surgit pour la première fois. G. Dowlig, dans son livre Le complexe de Cendrillon, parle même d'une "impuissance apprise".

Les femmes ont été trop longtemps privées d'une culture des relations de pouvoirs entre hommes et femmes.

Daniel Lesueur, une féministe, comme son nom ne l'indique pas, écrivit en 1898 dans La Fronde13, un texte intitulé : "L'art d'être trompée", que nous pourrions utilement méditer aujourd'hui encore :
[ ….] »  Les hommes nous mentent trop peu. Ils se donnent si peu de peine pour entretenir nos chères illusions sur leur compte que nous sommes bien obligées, pour leur garder un amour que nous craignons plus qu'eux de perdre, de nous raconter un tas d'histoires auxquelles nous ne croyons qu’à moitié. Un joli petit mensonge nous semblerait parfois tellement meilleur qu'une brutale franchise. Nous aurions si grande envie de l'entendre ! Nous allons quelquefois jusqu'à la suggérer. Et pour peu qu'on nous le répète avec une intonation câline et juste, nous avons beau l'avoir dicté, nous nous y laisserions encore prendre [ ...]
La femme est tellement dominée par les nécessités de sentiment qu'elle se prête toute son âme à l'illusion quand cette illusion est conforme à ses désirs.
Elle combat sa propre finesse, pour ne pas voir ce qui lui serait souffrance.
Elle possède l'art de tromper - ce qui est humain - mais elle possède aussi ce que j'appellerais" l'art d’être trompée."
Et cela, c'est exclusivement féminin.
Elle prête la main quand cette erreur lui est douce.
Elle aime le mot pour le mot et la caresse pour la caresse - alors même que ce mot la déçoit et que cette caresse lui coûtera des larmes.
L'apparence du bonheur, avec certaines formes charmantes qui la ravissent, lui sera plus chère que le bonheur lui-même dépouillé de cette parure idéale.
Pourquoi les hommes se montrent-ils si sévères pour le mensonge chez une créature qui les aide si bien à lui mentir ?[….]  

Mais « l’amour » est aussi un état, un statut. Combien de femmes de tous les milieux - sans doute plus chez les femmes sans emploi salarié - n'ont elles d'autre statut que "d'avoir un homme", d'autre connaissance sociale que de savoir "le garder" ?

Et ce n'est pas parce qu'un nombre de femmes toujours grandissant échappent à ces pesanteurs que toutes y parviennent, ni que les hommes acceptent les réaménagements de pouvoirs que ces avancées impliquent.

Il est clair que cette ébauche d'analyse n'aurait aucun sens si elle n'était resituée à l’intérieur d'approches qui posent globalement le pouvoir des hommes sur les femmes. Nombre d'explications classiques en la matière n'ont d'ailleurs d'autres fonctions que d'évacuer cette dénonciation.
Ainsi, en matière de violences masculines, si l'alcoolisme n'existait pas, il faudrait l'inventer...

Et maintenant qu'il n'est plus totalement évident de justifier cette violence et qu'il n’est pas toujours facile de plaider la démence, certains avocats vont jusqu'à demander aux jurés de s'abstenir. Au procès d'A. Vareille, assassin de sa femme et de ses deux enfants, Me Leclerc, alors Président de la bien nommée ici Ligue des droits de l'homme - son défenseur a déclaré : "Nous jugeons un acte que nous sommes incapables de comprendre".

L'un des combats les plus urgents que nous ayons à mener est de faire reconnaître que le sexe des femmes a à voir avec les violences dont elles sont les victimes.

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Notes de bas de page
1 Ajout Mai 2003. Le terme de "violences conjugales" n'est pas adéquat, car en mettant le seul accent sur le lien "conjugal" entre l'homme et la femme, il masque le sexe de l'auteur des violences et pose côte à côte, dans une relation d'équivalent, l'agresseur et sa victime" . Il faut donc employer  - lorsque c'est de ces violences que l'on parle l'expression de "violences exercées par des hommes sur des femmes", dans un cadre conjugal ? familial ?
2 Ajout. Mai 2003. Ce texte a été partiellement réécrit.
3 Les citations de ce texte proviennent du courrier adressé suite à la campagne ministérielle contre les violences conjugales. On pourra se reporter à l’article « Femmes battues, femmes abattues » publié dans les Temps Modernes. Avril 1990.
4 Code civil annoté . Édition de 1833. p.119
5Ajout. Avril 2003. L'emploi du terme de "drame" qui signifie "évènements ou suite d'évènements tragiques terribles " interdit de fait toute analyse causale.
6 Conseil canadien du bien être social, "Les seuils de pauvreté en 1986", Ottawa. 1986.
7  "La femme n'est pas esclave, mais l'esclavage sert à penser sa condition". Cette phrase de G. Fraisse concernant la période révolutionnaire pourrait être encore utilisée avec profil concernant certaines situations de violences masculines exercées sur les femmes. In : « La muse de la raison » Ed Alinéa. 1989. p. 124.

La prostitution est, d'ailleurs, sauf exceptions, à cet égard, sans conteste le dernier esclavage reconnu d'ailleurs comme tel par la Commission des droits de l'Homme des Nations Unies.

Ajout Avril 2003. Cf,, la critique ultérieure de l'emploi de ce concept dans l'une des réponses aux questions qui ont suivi l'exposé : " Contre l'Europe proxénète, la France peut-elle encore s'affirmer abolitionniste? " p.163 du texte imprimé.

8 À la question : "arme" ? pour la constitution de dossiers, certains policiers américains écrivent : "pénis".
9 Je ne nie pas ici qu'il puisse exister d'un plaisir de type sado-masochiste. Je demande juste qu'à chaque fois, dans chaque situation, l'on s'interroge - à tout le moins - sur la violence mise en œuvre. Sur la notion même de consentement à la violence. Et - donc - sur la signification réelle de la notion de "plaisir sexuel".
10 Ce questionnement ne pourrait plus aujourd'hui s'appliquer à aucun groupe humain.

Il ne se perpétue plus que pour la moitié de l'humanité : les femmes….qui représentent la moitié de tous les groupes humains.

11 Lorsque j'entends des femmes juger, jauger les capacités sexuelles de leur compagnon, me revient toujours à l'esprit cette - saine - réaction d'une mère à propos de l'affirmation éplorée de l'amour que sa fille affirmait porter à son fiancé (lequel venait de rompre ses fiançailles) : " Mais comment peut-elle dire qu'elle l'aime, puisqu'elle n'en a pas connu d'autres ? "

À cet égard, avoir - quand la relation est désirée et possible - d'autres amants contribue - avec une réelle efficacité - à ce que les femmes soient libérées de l'emprise de l'un d'entre eux.

12 Ginette Larouche. « Agir contre la violence ». Éditions La pleine lune. 4e trimestre 1987. Québec. P.l08.
13 Daniel Lesueur, "L'art d'être trompée", La Fronde. 4 novembre 1898.

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