Raoul Ponchon

Un calvaire1

Le Journal
13 janvier 1908

date de rédaction : 13/01/1908
date de publication : 13 janvier 1908
mise en ligne : 28/04/2008
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Ces jours derniers, lorsque j'appris,
Par les gazettes de Paris,
Que Marcelle Tinayre,
L'auteur de tant de beaux romans
Aussi subtils que véhéments,
Était légionnaire ;

Je pris un fiacre furibond
Qui me mit chez elle d'un bond.
Après un court qui-vive,
Dès aussitôt que je la vis :
- Parbleu ! nous sommes tous ravis
De ce qui vous arrive.

« On vous décore, m'a-t-on dit.
« - Hélas ! Qu'elle me répondit,
Je n'en suis pas plus fière.
C'est une farce qu'on me fait.
Je suis décorée, en effet,
Ainsi que Paul et Pierre.

« - Sans doute. Mais causons raison.
Allez-vous perdre la raison,
Parce qu'on vous décore ?
Voilà, vraiment, qui me confond.
Cette distinction, au fond,
N'a rien qui déshonore.

« L'État, à ses heures galant,
Admire fort votre talent ;
Et bien, il vous le prouve
En vous octroyant ce ruban,
Ce coquelicot tout flambant.
Et le monde l'approuve.

« - L'État !mais je m'en moque un peu.
Pour lui, tout art c'est de l'hébreu,
Sinon de l'alchimie.
Est-ce que l'État s'y connaît
En écriture ? L'État n'est
Pas une académie.

« Comme je l'ai dit à Briand :
« Donnez-moi plutôt un brillant,
« Un collier, une perle. »
« - D'accord. Aussi bien, il s'en faut
Que je blâme. Mais, à défaut
De grive, on prend du merle !

« Ce ruban que vous dédaignez,
N'a pas, ainsi que vous croyez,
Une telle importance.
« - Pardon ! si j'avais pu prévoir.
J'aurais mis à ne pas l'avoir
Autrement d'insistance.

« Alors qu'autour de moi je vois
Des gens épris de cette croix,
Et jusques au vertige,
Qui marqueront le pas,
Comment, à moi qui n'en veut pas,
Se peut-il qu'on l'inflige !

« - Enfin, vous l'acceptez, pourtant ?
Et voilà le point important.
« - Oui, pour ne pas me faire
Remarquer. Après tout, mon Dieu,
Un ruban de plus, rouge ou bleu,
Ça n'est pas une affaire.

« Mais je ne la porterai pas.
Je ne veux pas qu'à chaque pas,
La foule dindonnière
Exerce sur moi son humour,
Ou bien encor me prenne pour -
Disons-le - cantinière.

« - Tant pis ! Je vous le dis sans fard.
Car ce petit ruban flambard,
Cette fleur purpurine,
Ferait merveille, j'en suis sûr,
Comme chez vos pareilles, sur
Votre jeune poitrine. »

Et, là-dessus, je pris congé :
- Croyez surtout, monsieur, que j'ai
L'horreur de la réclame,
Dit la charmante femme. Ainsi,
Ne dites rien, sorti d'ici,
« - Comptez sur moi, madame. »

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Notes de bas de page
1 Ce texte m’a été adressé par M. Bruno Monnier, responsable d’un site consacré à Raoul Ponchon : http://raoulponchon.blogspot.com

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