Revue : Projets Féministes
numéro 2
 Farhad Khosrokhavar  *

Les femmes, actrices politiques

Les femmes et la révolution islamique

Projets Féministes N° 2. Avril 1993
Les violences contre les femmes : un droit des hommes ?
p. 83 à 102

date de rédaction : 01/04/1993
date de publication : Avril 1993
mise en ligne : 07/11/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Dans les sociétés en transformation rapide, la modernisation introduit une nouvelle dynamique dans les rapports hommes / femmes. Le changement social est loin d'être univoque, et ne va pas uniformément de la "servitude" de la femme traditionnelle à "l'émancipation" de la femme modernisée.

Souvent, la femme traditionnelle avait le soutien des normes coutumières qui la protégeaient du mari ou du groupe marital: ceux-ci ne pouvaient les transgresser sans s'exposer aux représailles de la famille ou du clan de sa femme. Avec la modernisation et la destructuration de l'ordre communautaire, ce sont ces nonnes protectrices des femmes qui entrent en crise, laissant les coudées franches aux hommes ou au groupe patriarcal, d'exercer sans entraves leur hégémonie sur elles.

Par ailleurs, la destructuration des normes traditionnelles ouvre l'espace social à de nouveaux groupes qui, s'inspirant directement ou indirectement des actions innovantes d'autres acteurs à l'extérieur de la société, déclarent la guerre, ouverte ou larvée, à la tradition.

Ce double processus (affaiblissement des contrôles sociaux accroissant l'emprise des groupes patriarcaux et libération des femmes en tant qu'actrices politiques) attise les antagonismes.

Les nouvelles conduites, même si elles se réclament de la tradition, sont, en fait, en rupture avec elle : elles opèrent en l'absence de la protection communautaire du statut de la femme traditionnelle, dissymétrique mais reconnu et institutionnalisé, et en présence de nouveaux modèles de conduite féminine et masculine, qui s'inspirent, de manière avouée ou inavouée, de la modernité.

Comme les groupes patriarcaux traditionnels ne parviennent à mener, à eux seuls, la répression contre les femmes (ils sont tout aussi structurés que les autres groupes), ils font appel à un nouvel acteur, à savoir l'Etat. Ce dernier leur prête main-forte lorsque la crise sociale n'arrive pas à se résorber et qu'il lui faut un bouc émissaire. Les femmes sont désignées comme des cibles parfaites, étant entendu qu'elle transgressent visiblement les nonnes traditionnelles (absence de voile dans les sociétés islamiques par exemple, travail hors du foyer, etc...) et qu'elles peuvent ainsi être considérées comme responsables des malheurs survenus du fait de la modernisation.

Mais ce constat est insuffisant. Souvent les femmes acceptent elles-mêmes de jouer le rôle désavantageux qu'on leur prête.
C'est cet aspect que ce travail entend élucider.

Le degré de répression des femmes dépend de leur capacité à se constituer en actrices politiques ou sociales et à se défendre contre les nouvelles formes que revêt l'hégémonie masculine sur les ruines des anciens gardes fous communautaires. Le qualificatif "masculin" est d'ailleurs à analyser avec précaution : il s'agit en l'occurrence d'une masculinité trouble, peu certaine de son rôle, incapable de se faire une idée précise du rôle des femmes et des hommes, et de ce fait, hagarde et intransigeante. Elle est caractérisée par une volonté de clôture et par un trouble identitaire, à la différence de l’attitude masculine traditionnelle qui était patriarcale mais aussi souple et pourvue d'anxiété quant à sa place dans le monde.

Le trait spécifique de la condition féminine dans nombre de sociétés en voie de modernisation rapide est ainsi l'existence d'une charpente communautaire déstructurée et d'une modernité qui n'arrive pas à se matérialiser pleinement, notamment du fait de la disproportion croissante entre les capacités de l'économie et l'envolée des rêves modernes de consommation.
Cette double caractéristique est une cause de faiblesse pour les femmes qui, même lorsqu'elles sont pleinement conscientes de la répression qui les atteint, ne peuvent rester totalement insensibles aux interdits communautaires, du fait de l'absence de modernité, dans la réalité quotidienne.

Ainsi, pendant la révolution iranienne de 1979, à la question de savoir si les femmes avaient droit de travailler à égalité avec les hommes, nombre d'entre elles, par ailleurs progressistes dans de nombreux domaines, répondaient presque unanimement que l'homme devait avoir la priorité sur la femme, parce qu'il était le "pourvoyeur des besoins de la famille", et que le travail féminin était un complément et non pas l'essentiel1.
L'arrière-plan communautaire et familial, même déstructuré, continue à exercer une influence déterminante, notamment en l'absence de l'Etat-Providence qui prendrait en charge la protection de l'individu et de la famille (l'entraide communautaire est la seule forme concrète d'assistance qui existe).

La difficulté des femmes à se constituer en actrices autonomes qui rompraient frontalement avec les conduites anciennes est à comprendre à la lumière de cette réalité : si elles ne restent pas partiellement dans les pratiques traditionnelles, elles ont le sentiment que l'ensemble de l'édifice social risque de s'écrouler. Elles sont alors freinées dans leur remise en cause des conduites où elles se trouvent refoulées dans une situation désavantageuse, infériorisées au nom de la préservation de l'intégrité familiale et communautaire.

Dans le système traditionnel, l'homme et la femme se situaient dans une logique hiérarchique où le rôle de chacun, ainsi que ses attentes étaient plus ou moins normées. L'hégémonie masculine était légitimée par le recours à un Sacré que partageaient hommes et femmes ; les hommes exerçaient leur domination comme agents d'un système sacralisé qui rendait "naturelle" leur position dans le corps social.

La modernisation ébranle le caractère "naturel" et sacré de cette hégémonie, mais ne crée pas pour autant, dans de nombreux cas, des capacités d'action autonome pour les femmes.

Celles-ci ressentent avec acuité l'oppression, mais, par ailleurs, elles ont du mal à secouer frontalement le joug d'une domination devenue progressivement "contre-nature", sans que l'espace de contestation s'ouvre en relation de la perte de légitimité de l'ascendant masculin.

Les raisons sont mentales autant que matérielles et leur compréhension donne la clé de l'attitude apparemment paradoxale des femmes, beaucoup plus conscientes de l'illégitimité de l'hégémonie mâle qu'elles ne le laissent entrevoir, du moins dans les générations urbaines et juvéniles, peu enclines à secouer le joug d'un système inégalitaire qui les pénalise.

L'exemple de la révolution iranienne peut nous aider à comprendre les formes de mobilisation féminine, le degré de leur autonomie, les obstacles qui s'opposent à leur plein déploiement, les insuffisances du mouvement des femmes, la réaction néo-patriarcale de la société et de l'Etat enfin, les causes culturelles et sociales de la faiblesse mais aussi de la continuation du mouvement des femmes, même sous une répression sans relâche.

Comme tout mouvement social, la révolution iranienne de 1979 n'a été d'un seul bloc tout au long des années quatre-vingt.

On peut distingue trois temps dans ce mouvement :

L'unanimité révolutionnaire qui dure presque un an.

Dans cette période, la frange la plus importante des femmes se réclame du peuple et se veut partie intégrante de la société, sans distinction de sexe. Les couches traditionnelles de la société adoptent, en ce qui concerne les femmes, un mode d'approche différentialiste : en se fondant sur la différence de nature entre hommes et femmes, on demande à ce que les femmes se cantonnent à gérer la maison et à ne pas briser l'ancien mode de vie fondé sur la disparité ontologique des sexes.
Compte tenu du privilège absolu accordé à la lutte contre le pouvoir impérial, tout le monde met une sourdine aux dissensions et brandit l'unanimité dans l'opposition au chah.

- Après cette période unanimiste, les acteurs perçoivent les lézardes dans l'édifice révolutionnaire mais se gardent d'en prendre acte, au nom de la conservation du mouvement révolutionnaire. Comme, par ailleurs, la révolution est menacée de partout, la nouvelle répression étatique qui s'abat progressivement sur la société est mise sur le compte de l'urgence révolutionnaire et non point sur l'émergence de l'Etat répressif. Ce dernier bénéficie de la fidélité des acteurs à l'égard de la révolution.

- La troisième période est celle de la rupture de l'unanimisme : on assiste à l'instauration de la terreur et l'exclusion des opposants du champ politique à partir du juin 1981. L'unanimité du début a volé en éclats et avec elle, la volonté de marier judicieusement l'islam et la modernité. Le changement du statut de la femme et de l'homme notamment en relation à la gestion de leur corps, diffère dans chaque phase du mouvement.

Dans la première période, le corps exulte : au corps sans mémoire modernisé malgré lui, sous le régime impérial, on oppose le corps ré-islamisé dans un acte volontaire : on se constitue acteur d'une identité qui n'est pas dirigée contre la modernité, mais contre son appropriation exclusive par un pouvoir modernisateur et répressif.

Dans la seconde période, le corps est tiraillé entre l'aspiration à préserver l'unanimité du début de la révolution et l'apparition des fissures dans l'entreprise unitaire qui ne résiste pas au démenti du réel. On cherche à préserver compulsivement l'unanimité révolutionnaire en faisant corps ensemble, au besoin, en mettant une sourdine au désir d'autonomie du corps.

Enfin, avec la rupture du mouvement, le corps est réprimé, soit par sa mise obligatoire sous le voile (corps féminin), soit par son abandon à la mort (corps masculin du "martyrisme" mortifère).

Le nouveau corps, produit de la modernisation, mais aussi de la révolution, est particulièrement fragile. Le mouvement révolutionnaire le plie à ses exigences, il le politise et surtout, il donne à la politisation, et ceci dès le début, le primat sur l'autonomie.

La révolution étant bâtie sur l'unanimité, on accepte, dès le commencement, de subordonner les aspirations du corps aux impératifs de la totalité.
Tant que les cœurs battent à l'unisson, cette subordination ne soulève pas de problème majeur. Mais lorsque le politique se détache de l'unanimité et se constitue en système répressif sous la direction du Hezbollah, cela signifie l'arrêt de mort du corps autonome.

Le corps féminin se trouve prisonnier du voile où il s'était enfermé volontairement, le voile se fermant sur lui et le prenant à son piège ; le corps masculin est la proie d'une mort dont il avait accepté d'encourir le risque, sans se rendre compte de la tournure mortifère que prenait progressivement le mouvement révolutionnaire.

La politisation totale du corps dans le mouvement portait en germe sa démission, sitôt la révolution en perte d'unanimité.

Le corps unanime du début se transforme en un corps déchiré ; son autonomie est sacrifiée à un système politique sur-répressif, bâti sur la perte d'autonomie du sujet.
Les corps féminin et masculin subissent, en ce sens, le même sort : ils se trouvent pris au piège d'un mouvement auquel ils se sont adonnés entièrement, sans se rendre compte du danger qu'ils encouraient.

Dans le mouvement révolutionnaire, on peut distinguer plusieurs groupes de femmes, dont le schéma de comportement est différent.
Ces divers groupes, dans la première période d'unanimité, agissaient de concert et ne laissaient pas entrevoir leurs différences.
Dans la seconde période, nonobstant la volonté commune de ne rien faire qui puisse mettre en danger la révolution, des lignes de conduite divergentes font leur apparition sur la scène sociale.

On peut distinguer, grosso modo, quatre groupes sociaux de femmes :

* Celles qui avaient un mode de conduite modernisé et qui s'étaient voilées pour s'opposer au régime impérial. Ces femmes, issues surtout des couches moyennes urbaines, islamisaient la modernité afin de contester le régime impérial dans sa prétention à être l'incarnation exclusive de cette modernité-là. L'islam était pour elles un avatar de la modernité et n'impliquait pas une pratique religieuse. Tout au plus, était-ce un ensemble de mœurs dont elles entendaient moderniser le contenu en lui donnant une forme nouvelle et militante.

* Les femmes de classes populaires urbaines ou descendantes des paysans dépaysannés. Ces femmes-là cherchaient moins à islamiser la modernité qu'à moderniser l'islam. Pour elle, le voile n'était pas uniquement un moyen de contestation du régime impérial mais un passeport pour accéder au monde extérieur tout en se légitimant de leur appartenance à l'islam2.
Ce credo se fondait d'ailleurs sur un sentiment religieux et une ligne de conduite qui partait de traditions communautaires déstructurées, que ces femmes incarnaient.

* La conduite du second groupe était radicalement différente, dans sa signification sociale, de celle du premier.
Ses membres cherchaient à s'investir dans un islam qui les rehausse à leurs propres yeux, au besoin en réprimant les tenants de la première vision, pour qui l'islam était uniquement l’instrument dans la lutte contre le régime impérial. D'un autre côté, parmi les femmes des classes populaires perçait l’antagonisme à peine voilé vis-à-vis des femmes du premier groupe qui était fondé sur une rancœur de classe : les femmes des classes moyennes n'avaient souvent que mépris pour celles des couches "inférieures" qui les rejetaient en leur objectant qu'elles étaient a-islamiques, voire anti-islamiques. À ce niveau se fait jour un antagonisme de plus un plus irréductible entre islamisation de la modernité et modernisation de l'islam.

* Il existe enfin un groupe neutre qui ne se sent pas impliqué dans le mouvement des femmes et dont le souci majeur est beaucoup plus la révolution et ses séquelles économiques et sociales, indépendamment des revendications des femmes. Pour ce groupe, le souci majeur est la vie quotidienne, l'inflation rampante et la dégradation des conditions générales de l'existence collective, beaucoup plus que la défense des droits des femmes qui les laisse plus ou moins indifférentes, notamment parce qu'elles ne cherchent pas à se constituer en actrices politiques et trouvent encore dans la vie familiale les ressorts nécessaires à leur protection.
Ce groupe est constitué par les femmes traditionnelles d'un certain âge issues des classes moyennes et populaires.
À l'antagonisme entre les femmes des couches populaires et celles des classes moyennes se superpose une autre opposition, entre deux groupes de femmes de classes moyennes, dont certaines se réclament des idéologies de l'extrême gauche, islamique ou non (comme les jeunes femmes, membres des Modjâhédine) et les femmes islamistes, affiliées au Hezbollah, nouveau groupe hégémonique en voie de constitution qui cherche à mettre hors de la scène politique les opposants du régime islamiste.
Ces deux groupes finissent par s'entre-déchirer au moment où l'Etat Khomeyniste intervient contre l'organisation des Modjâhédine.

De nombreuses jeunes femmes sont exécutées par le nouveau pouvoir, pour activité politique "subversive" et pour avoir participé à la guérilla urbaine, à partir de la rupture entre le pouvoir et l'opposition, en juin 1981.

Durant cette période, on assiste à l'imposition du voile aux femmes.
Les femmes activistes du début de la révolution se laissent faire, au moins autant par impuissance que parce que certaines d'entre elles s'identifient au pouvoir et estiment que le voile est un sacrifice, somme toute modique, à la révolution.
D'autres, tout en s'y opposant, se trouvent minoritaires dans une société marquée de plus en plus par la guerre et la désorganisation croissante de l'économie.
Plus personne ne s'intéresse aux droits des femmes, à commencer par la grande majorité des femmes elles-mêmes qui cherchent à se prémunir contre les effets de la désorganisation sociale, beaucoup plus qu'à préserver leurs droits comme tels.
La seule manifestation d'envergure des femmes contre l'imposition du voile par le pouvoir rassemble quelques milliers de femmes et d'hommes qui sont intimidés et malmenés par les agents du pouvoir (8 mars 1979).

À peine quelques mois après la révolution, on assiste à l'apparition du Hezbollah : celui-ci est partisan d'un islamisme intransigeant et radical, puritain à l'excès (beaucoup plus que l'islam traditionnel) et en quête du pouvoir.
Le Hezbollah, fortement minoritaire pendant la révolution, commence à s'étendre du fait de la désorganisation économique et de l'appui univoque que lui offre Khomeyni, contre une opposition politique de plus en plus marginalisée.
L'appui de l'Etat (les membres du Hezbollah sont intégrés de l'appareil d'Etat) et la crise favorisent l'expansion du groupe qui parvient, deux années après la révolution, à occuper en exclusivité la scène politique au nom du guide de la révolution, Khomeyni.
Dès lors, toutes les manifestations de la modernité deviennent suspectes d'allégeance à l'Occident et d’antagonisme à l'islam.

Ce champ politique agonistique et obsidional n'existait pas au début du mouvement révolutionnaire. Il s'étend et s'amplifie sous l’effet combiné de la désagrégation du mouvement révolutionnaire, de la guerre contre l'Irak et de la mainmise de Khomeyni sur la scène politique.
L’ouverture timide du début de la révolution se change ainsi en une fermeture hargneuse contre la modernité qui se traduit par une répression des femmes au nom de la lutte conte une modernité pécheresse.

Dans le Hezbollah figurent aussi des groupes de femmes, surtout des classes "inférieures", qui usent de leur position stratégique pour réprimer les femmes "occidentalisées" (surtout des classes moyennes) et avoir leur revanche sur celles qui n'avaient eu cesse de les narguer sous le régime impérial, au nom de la modernité. À celles-ci s'adjoignent des femmes islamistes des classes moyennes, fortement minoritaires du reste, qui défendent le nouvel ordre au nom de la lutte contre l'impérialisme et l'aliénation des femmes occidentales, victimes du consumérisme. 3

Pour les femmes Hezbollah, leur sortie du foyer et leur installation définitive sur la place publique est légitimée cette fois par l'islam, incarné par le nouveau pouvoir. Le voile islamise leur extraversion, les aide à briser l'emprise de la tradition islamique qui assignait aux femmes une place à l'intérieur du foyer et leur déniait la participation aux enjeux sociaux, sur la place publique. 4
Elles instrumentalisent ainsi l'islam pour légitimer le changement social, pour faire accepter par la société le réaménagement de leur place, induit par la modernisation et leur changement de mentalité.

À partir de la deuxième année de la révolution, s'édictent des règlements répressifs de la part du pouvoir à l'encontre des femmes, notamment avec la suppression de l'ancienne loi sur la famille qui donnait certaines garanties aux femmes en cas de divorce.
On interdit aux femmes certaines professions comme celle du juge, et on réduit leur témoignage à la moitié de la valeur de celle de l'homme devant les tribunaux.
L'appareil judiciaire, où dominaient des juges formés par le système universitaire à tendance nettement laïque, est de plus en plus infiltré par les juges islamiques qu'embauche le nouveau pouvoir et dont la mentalité est islamique, en conformité avec le traditionnel droit canon (fegh).
On marginalise de plus en plus les anciens juges, soit par les mises en retraite anticipées, soit par les vagues successives d'épurations, soit enfin par leur subordination à une direction cléricale.
La mainmise d'une fraction du clergé et des groupes qui lui sont associés sur l'appareil de la justice est l'un des traits saillants du nouveau pouvoir ; celui-ci islamise le droit au nom du privilège du clergé à juger, privilège que le régime Pahlavi avait brisé par la création d'un appareil judiciaire laïque, aux lois calquées sur les systèmes libéraux.
L'appareil judiciaire change ainsi non seulement de lois, mais aussi de mentalité, ce qui désavantage doublement les femmes qui sont traitées, selon la mentalité cléricale, comme des êtres mineurs, dépourvus de la raison, apanage des hommes. 5
Si, sur la scène sociale, l'islamisme a eu des acquis (comme la légitimation de sortie des femmes de la sphère familiale), dans le système juridique, c'est à une tendance régressive que l'on assiste.

La répression contre les femmes culmine dans la période de rupture du mouvement révolutionnaire où les leitmotivs du début de la révolution sont purement et simplement inversés : à la revendication des femmes de faire partie du peuple, revendication que partageaient nombre d'acteurs révolutionnaires, fait pendant désormais l'image de la femme comme complément de l'homme ; celle-ci doit aider l'homme à la réalisation de l'islam, qui est de plus en plus conçu sous un jour tristement néo-patriarcal.

Ce fait s'explique par l'inversion du mouvement révolutionnaire : si au début on tentait de changer le monde et de mettre fin au pouvoir injuste du chah, à présent, nombre d'acteurs Hezbollah entendent répudier un monde marqué par le refus de l'islam.
Ce monde-là n’est pas uniquement à l'extérieur des sociétés islamiques, mais aussi en leur sein : les musulmans eux-mêmes sont inauthentiques dans leur immense majorité et à la dichotomie du début de la révolution entre les déshérités et les oppresseurs se superpose celle du vrai croyant et du mauvais croyant : le premier est prêt à mourir pour l'islam, voire même, est-il ici pour mourir au monde, tandis que le mauvais musulman est celui qui préfère vivre dans l'indignité plutôt que d'accepter de mourir.

Une phase nettement mortifère s'ouvre dans le mouvement révolutionnaire : tout ce qui est vivant est entaché d'impureté6. Dans cette phase répressive fondée sur une idéologie macabre induite par l'échec du mouvement révolutionnaire, la répression de la vie englobe, aux yeux des tenants du Hezbollah, l'ensemble de la société, y compris les femmes.

Celles-ci doivent contribuer à agir dans le sens de l'islam, défini comme un ensemble d'interdictions : interdiction de vivre heureux, de prendre part aux plaisirs de la vie, sous couvert du deuil du mouvement révolutionnaire ; interdiction de croire en une vie autonome des visées de mort du Hezbollah, érigées en règles absolues de l'islam.  

Parmi ces interdictions sans nombre figure, en bonne place, celle de se constituer en actrices autonomes, susceptibles de mettre en cause l'hégémonie du Hezbollah, appuyé par Khomeyni.  

Les femmes se voient interdire de s'ouvrir au monde, non pas par le retour à la tradition, mais par une ré-archaïsation des relations sociales qui occulte leur émancipation - du reste irréversible - et qui s'exprime par un deuil sempiternel.
Si, en cette période de guerre, l'homme se définit, aux yeux du Hezbollah, comme un être destiné à mourir pour préserver la dignité de l'islam, la femme se voit conférer pour rôle d'être l'humble adjuvante de l'homme, destinée à lui survivre, tant pour souligner la disparité ontologique qui la sépare de ce dernier (d'où ré-archaïsation hargneuse, distincte de la tradition où les rôles étaient impartis dans une sérénité relative ou, à tout le moins, sans l'intense acrimonie présente), que pour marquer son rôle spécifique dans l'endeuillement perpétuel d'un islamisme mortifère.  

Le sens du voile se trouve transfiguré en relation avec l'émergence d'un nouveau corps, lui aussi, mortifié ; le voile de la femme devient le tombeau des espérances révolutionnaires, le lieu où la femme s'enterre symboliquement, de même que l'homme s'enterre par la mort au service du martyre.

Le corps de la femme devient le lieu spéculaire où se reflète le désespoir de l'homme : l'un meurt réellement au monde comme martyr, l'autre doit lui survivre pour déployer un horizon où se manifeste la propension mortifère du néo-chiisme.

La femme est ainsi dotée d'un corps spéculaire alors même que l'homme est pourvu d'un corps incarné : ce dernier meurt réellement là où la femme réfléchit le désarroi masculin dans son corps perpétuellement endeuillé, sous son voile obsessionnellement démultiplié (le tchador, mais aussi le fichu serré sous le cou (maghné'éh) ainsi que les vêtements bouffants de couleur sombre où s'engouffre le nouveau corps féminin).
La femme perd ainsi son droit à disposer d'un corps autonome, le voile se transforme en un principe d'enfermement qui s'oppose à son aspect extraverti du début de la révolution où il manifestait la volonté de s'affirmer à l'extérieur de la maison, dans l'Agora.

Cette vision de la femme que partage une minorité radicalisée par le Hezbollah est érigée stratégiquement en conception officielle du nouveau pouvoir islamiste qui s'en sert pour réprimer toutes les tendances visant à l'autonomie des hommes et des femmes.

À l'islam du début de la révolution qui se définissait comme volonté d'émancipation politique, au nom du hagh, (la Justice mais aussi le Bien, Dieu) se substitue l'islam en termes du devoir : le vrai croyant doit de se soumettre aux diktats du nouveau pouvoir, au nom de sa légitimité islamique, et quiconque se soustrait à cette obligation, se voit traiter de mécréant ou d'hérétique.

Le néo-patriarcalisme du régime islamiste trouve son bien-fondé un autre domaine : celui de la crainte des hommes de se voir déposséder de leurs privilèges d'antan, par l'émancipation des femmes.
Une complicité implicite se noue entre les hommes et le nouvel État ; la répression des femmes est donnée comme un gage aux hommes, en contrepartie de leur soumission au nouvel ordre répressif. Tout se passe comme si la répression, par l’Etat islamiste, des hommes, se rendait moins intolérable par la répression que les hommes seraient dorénavant en droit d'exercer sur les femmes.

À une société déstabilisée par l'échec du mouvement révolutionnaire, le nouvel Etat offre en pâture la mise au pas des femmes qui deviennent ainsi victimes boucs émissaires, sur qui se projettent tous les maux résultants de la faillite de la révolution.

Si l'islam du début du mouvement révolutionnaire se voulait ouvertement au monde au nom de la justice et de la liberté (le slogan le plus connu était : Liberté, Indépendance, République islamique), l'échec de l'utopie révolutionnaire rend tout le monde conservateur et craintif : les moindres signes d'émancipation sont amplifiés et interprétés comme une transgression de l’équilibre précaire de la société.

La modernisation était la remise en cause de la tradition ; le reflux de ce mouvement, du fait même de son échec dans la révolution, engendre une phobie de la modernité dont les femmes sont les premières à souffrir : ne sont-elles pas les vecteurs les plus visibles de la modernisation, du fait de leurs corps, dans une société islamique où la relation au corps était rigoureusement réglementée (plus que dans d’autres civilisations, probablement) ?

Ne remettent-elles pas en cause le besoin de repli social (dont elles souffrent et dont elles partagent partiellement le credo), dans une société profondément traumatisée par les séquelles de la révolution ?

Dans la mesure où le mouvement révolutionnaire, ébranlement social majeur, a échoué dans sa tâche de modernisation des relations sociales, la société se replie sur l'archaïsation des relations sociales, en réaction phobique à tout ce qui remet en cause son assise mentale.

Les femmes sont traitées, beaucoup plus que les hommes, comme facteurs perturbateurs de l'archéo-islam, forme morose et close de religiosité, induite par les déboires révolutionnaires, au moins autant que par l'instauration d'un Etat sur-répressif.

Dans ce mouvement de reflux, les femmes sont les victimes, mais aussi les actrices passives. Elles subissent la répression, mais elles y consentent aussi partiellement, comme membres d'une société déstabilisée et traumatisée par la catastrophe révolutionnaire.

Le repli sur une tradition fantasmagorique qui est la reconstitution du passé sous une forme beaucoup plus intolérante et macabre, où l'on accentue obsessionnellement la dissymétrie entre hommes et femmes, est le trait fondamental de l'archéo-islam.

Cette religiosité hagarde et nécrophile, en réalité une invention moderne, issue du désarroi post-révolutionnaire et d'un ordre politique sur-répressif, est à mille lieux de l'islam communautaire où se manifestait une grande stabilité dans les relations culturellement normées et où hommes et femmes incarnaient leur dissymétrie ontologique, sans cette profonde angoisse qui les ronge actuellement.

La caractéristique fondamentale de cette nouvelle forme de religiosité est précisément son incapacité à envisager sereinement les relations sociales ; son angoisse se traduit par un sens suraigu d'interdits, là où la religion traditionnelle savait faire preuve de beaucoup de flexibilité.

Les femmes sont ainsi victimes de cet archéo-islam, au même titre que les hommes, mais aussi, beaucoup plus qu'eux, parce que par leur existence quotidienne, elles véhiculent et rendent visible ce qui est devenu angoissant pour la mentalité obsidionale de la post-révolution : la modernité.

Celle-ci, comme transgression des relations traditionnelles, est devenue insupportable à la nouvelle société issue de l'échec de l'expérience révolutionnaire.

Les femmes sont ainsi l'objet d'une "oppression inégale" : on les réprime autant que les hommes pour ce qui est de la transgression des interdits édictés par l'ordre néo-patriarcal, mais on les réprime aussi pour rassurer les hommes, pour leur donner le sentiment que tout rentre dans l'ordre, que le chaos révolutionnaire a pris fin et que le monde, à défaut de s'améliorer après la révolution, est désormais le lieu privilégié d'une stabilité mortifère, d'un ordre transcendant et hagard qu'ils appellent, les uns et les autres, de leurs vœux, pour parer à l'angoisse causée par la faillite du mouvement révolutionnaire,

Dans les séquelles de l'échec de l'utopie révolutionnaire, les femmes sont ainsi destinées à souffrir davantage que les hommes ; elles incarnent la visibilité de la modernité, et, dès lors, sont promues en principe de désordre, contrairement au début de la révolution où elles étaient principe d'ouverture et de modernisation de l'islam. La dé-modernisation répressive lancée par l'Etat islamiste les atteint beaucoup plus que les hommes, même si par ailleurs, une frange importante des femmes est complice de cette répression par crainte d'instabilité et du désordre, par rejet du chaos qui a été la conséquence directe du mouvement révolutionnaire.

On se réfugie alors dans une tradition mythique qui est, en l'occurrence, l'expression du traumatisme de la modernité dans une conscience modernisée et peureuse de se voir sous ce jour, de crainte de se déstabiliser davantage, dans un monde en changement rapide.

La peur de la modernité induit ainsi la peur de la femme modernisée quand le message d'espérance de la révolution se transforme en une cacophonie désespérée, en volonté de fermeture sur le monde.

Dans cette phase répressive de la révolution, les femmes sont elles mêmes prises de vertige : elles hésitent entre l'affirmation de soi comme actrices et la crainte de transgresser les normes néo-communautaires, édictées par la conscience désespérée et obsidionale de la post-révolution dont elles partagent de nombreuses valeurs.

Plus le mouvement se ferme au monde et à la vie et plus il entend mettre la femme dans une position d'infériorité par rapport à l'homme pour marquer, sur le corps féminin, l'infériorité des hommes dans leur relation à l'Etat : sur le corps féminin se reflète autant son infériorité (comme corps existant à qui est déniée son autonomie) que l’infériorité des hommes dans leur rapport politique au nouvel ordre répressif.
En d'autres termes, la répression de la femme servant de baume de consolation aux hommes qui sont dépossédés de leur capacité politique, mais  reçoivent en contrepartie la faculté de malmener impunément les femmes ou de voir, sous une forme crypto-voyeuriste et non sans une délectation morbide, la mise au pas des femmes, ces "dévergondées" qui entendaient naïvement partager à égalité la liberté avec eux.

À présent, cette liberté ayant volé en éclats, le contrat implicite qui, pendant la révolution, liait homme et femmes ensemble, est nul et non avenu ; les hommes abandonnent les femmes à la répression étatique, les femmes renoncent à défendre leurs droits et se résignent à un type de traitement qui leur dénie nombre de droits qu’elles croyaient définitivement acquis.

Quelques années après la révolution, cette tendance mortifère de l’archéo-islam que charriait la jeunesse révolutionnaire se tarit progressivement, du fait du démenti de plus en plus irrécusable du réel.

La vie quotidienne reprend ses droits en contradiction flagrante avec l'idée néo-puritaine du pouvoir : jamais on n'aura consommé autant d'alcool qu’après la révolution, les réseaux clandestins de fabrication artisanale se substituant aux usines de distillation de l'eau-de-vie ; jamais on n'aura autant consommé de films prohibés, reproduits sur cassettes vidéos et loués dans tous les quartiers de la ville.

Tout ce qui est frappé d'interdit se reproduit dans le privé, sous une forme nouvelle, renchérie par le marché noir, mais accessible aux couches urbaines.

Dans cette phase de décomposition de la révolution qui débute à peine un an après le mouvement, mais atteint son apogée à partir de la troisième ou la quatrième année, une attitude nouvelle se fait jour, où les femmes trouvent leur compte : le défi atomisé au pouvoir et à son idéologie, sous une forme d'autant plus insaisissable qu'il se soumet extérieurement aux normes du régime tout en les pervertissant sous une forme nouvelle et insoupçonnée.

On se voile, certes ; mais au lieu que le voile serve à désexualiser la femme, il intervient comme facteur essentiel dans sa toilette ; il sert à valoriser, sous une nouvelle forme, le visage féminin et à accroître ses attraits sexuels.

Les femmes jouent ainsi sur l'ambiguïté du couvert et du non-couvert, non pas pour enfermer le corps et le visage, mais pour lancer une invite aux autres, en se sexualisant par le recours à un imaginaire où le va-et-vient incessant entre les deux pôles de fermé et de l’ouvert attise les convoitises7.

L'exposition des attraits du corps féminin au travers du voile n'est pas synonyme de débridement sexuel, mais l'expression du refus de l'enfermement et la quête de complicité masculine dans la remise en cause d'une culture où la tradition exigeait la ségrégation de l'homme et de la femme au nom de l'honneur (nâmous),

Or, ce pilier de l'identité traditionnelle est entré en crise avec la modernisation. Le régime islamiste tente de renouer avec la tradition sous une forme beaucoup plus intolérante et répressive, entendant confondre, dans le même mouvement, asservissement politique de la société et imposition de restrictions aux femmes.

C'est cette confusion entre le corps et la politique répressive du pouvoir qu'entend dénoncer "l'invite" féminine aux hommes ; invite qui n'est pas primordialement du registre de l'exaltation des valeurs sexuelles, mais du ressort de sa volonté de marquer son autonomie, malgré le pouvoir intolérant, nonobstant le voile et en dépit des multiples restrictions imposées au corps.

À un pouvoir pervers, on oppose un corps faussement impudique qui vise à affirmer dans sa liberté, le mépris du voile qu'il porte et dont il nargue la fonction désexualisante.

Le champ de la sexualité recoupe ainsi celui du politique sous une forme inattendue, en prenant les dehors de la séduction, en revêtant une apparence "dévergondée" dans une société rendue conservatrice par la crise (la guerre, la tournure désastreuse de la révolution, etc.) et soumise à la contrainte puritaine par un pouvoir qui entend confondre liberté corporelle et liberté politique et les réprime le même mouvement.

Alors qu'au début de la révolution, le voile contestait l'hégémonie impériale comme unique détenteur de la légitimité en termes de modernité, à  présent, le voile pervertit les diktats du nouvel ordre ; il sur-signifie par sa fonction valorisante la beauté féminine, beaucoup plus qu'il ne réduit la femme en un être indifférencié, sur le corps duquel on lirait l'archéo-islamisme du régime.

De même, l'attitude des femmes a contraint le nouveau pouvoir à renforcer ses préceptes répressifs, en introduisant la notion nouvelle des mal voilées (bad-hédjâb) : les femmes mettent le fichu, sous une forme qui lui dénie sa fonction de couvre corps absolu ; le nœud se désserre intentionnellement et laisse entrevoir le corps, sous une forme attisant la convoitise sexuelle de l'homme, en défi contre un ordre puritain à l'excès auquel les femmes ne s'identifient guère dans une frange importante des classes moyennes urbaines.

Ce qui, dans le mouvement féministe en Occident, est perçu comme un abaissement de la femme au statut d'objet de consommation, dans un contexte iranien marqué par la répression néo-puritaine du pouvoir, revêt un sens contestataire au niveau des micro conduites quotidiennes des femmes.

Comme ces conduites sont par ailleurs non-organisées et ne remettent pas frontalement en cause les prescriptions du pouvoir, ce dernier a le plus grand mal à les combattre : des campagnes d'intimidation sont organisées par la population stipendiée par le pouvoir pour contraindre les femmes ; de lourdes amendes leur sont infligées ; la flagellation se pratique quelquefois pour dissuader les plus récalcitrantes et les soumettre au rigorisme du nouveau voile, mais sans succès.

Dès que le régime désserre la répression, le voile se désserre sur les cous et le pouvoir est obligé de faire constamment appel à la répression, pour faire applique ses normes rigoristes.
Ceci montre qu'après plus d'une décennie, malgré une panoplie répressive impressionnante, le nouveau régime n'a pas réussi à imposer et à faire intérioriser par les femmes, le port du voile.

On est en droit de parler ainsi d'un nouveau type d'acteur féminin en l'absence de toute organisation, en l'absence de toute mobilisation collective, parvient à déjouer, par ses micro conduites quotidiennes, les stratagèmes les plus massifs du pouvoir, et à ouvrir un mince espace où s'exprime sa liberté, en dépit d'une répression massive. L'usure du pouvoir y est pour quelque chose, mais aussi la constance de l'initiative féminine, sa capacité d'inventer des formes limitées d'auto-affirmation dans une conjoncture défavorable à toute forme d'association.
L'évolution des moeurs durant le dernier demi-siècle a été décisive et les tenants du nouveau pouvoir n'y peuvent mais.

Sur le corps des jeunes femmes urbanisées, le voile se desserre avec la même facilité qu'il se resserre, lorsque la répression étatique s'accroît : le voile ne fait plus intimement corps avec le corps féminin, contrairement au passé. II s'est relâché dans sa dimension symbolique, même lorsqu'il est porté hermétiquement : il est le signe de sa subordination et de son instrumentalisation ; il est au service de la volonté émancipatrice des femmes.  Le nouveau voile, même lorsqu'il se dédouble et se fait envahissant, est déjà rabaissé au rang de moyen en vue d'une fin qui le transcende : l'affirmation des femmes.  

Si les femmes sont directement réprimées par le pouvoir, c'est que la modernisation est désormais irréversible : elles se trouvent face à face à la répression qui les constitue comme actrices déviantes, mais qui ont un statut public.
Les femmes affrontent l'Etat par rapport auquel elles s'affirment de manière "perverse" comme des êtres autonomes et politiques.
Elles deviennent actrices dans une nouvelle relation, autonome par rapport aux hommes, vis-à-vis de l'Etat.

Même si l'Etat islamiste tente de donner un sens communautaire à l'extraversion des femmes, en faisant appel aux hommes et notamment à leurs maris pour les contenir, le déroulement concret de la répression est tel que ce sont les femmes qui se trouvent directement, et sans l'interposition de leurs maris ou pères, aux prises avec le pouvoir et son arsenal répressif.

Ce fait aurait été inimaginable sans que les femmes se constituent comme actrices.
Ce phénomène s'observe notamment dans la répression sans relâche contre les tenants de l'extrême gauche 8, par le nouvel Etat.
Les jeunes filles et les femmes affrontent le pouvoir et celui-ci les punit en tant qu'êtres autonomes, au même titre que les hommes, dans leur relation au politique, y compris en les condamnant à mort.

En d'autres termes, les femmes sont devenus suffisamment "majeures", même pour l'Etat néo - patriarcal, pour se voir traiter politiquement et se faire réprimer à ce titre.
L'évidence même de la répression renvoie à la nouvelle capacité des femmes à Participer à l'action politique, jusque-là domaine exclusif de l'homme, à devenir une être public, capable de s'aventurer dans l'Agora.

Désormais les femmes participent à l'espace public, même si ce dernier est défini en termes répressifs.
Certes, les femmes gauchistes ont une conception des relations sociales non démocratique - voire même anti-démocratique - et profondément intolérante, au même titre que l'Etat néo-patriarcal qu'elles combattent.
Toutefois, leur représentation part de l'égalité de la femme l'homme, et non de la disparité ontologique entre les sexes.
Cette idée gauchiste renvoie à l'évidence incontournable de la modernisation féministe.

Un trait qui révèle aussi le changement de statut des femmes comme actrices sociales est leur sentiment de culpabilité et de responsabilité, au même titre que la jeunesse masculine, vis-à-vis de la révolution, dans la période trouble qui va de la seconde phase (l'unanimisme) à la troisième (rupture de l'unanimisme).

Celles-ci se culpabilisent tout comme l'homme, se sentent responsables de la désagrégation du mouvement et ce sentiment leur fait plus ou moins accepter la répression des femmes, comme une nécessité contenir la contre-révolution, ce qu'aurait eu du mal à admettre la génération des parents et des grands-parents qui ne concevaient que des acteurs exclusivement masculins.

Dans le mouvement de nationalisation du pétrole des années 1951-53, sous Mossadegh, l'apport des femmes a été marginal, contrairement au mouvement révolutionnaire des années 1979-80.
Autrement dit, ici aussi, on découvre un changement de mentalité qui manifeste le nouveau statut de la femme, comme être public et non plus comme être quasi-social et privatif, confiné, sinon en réalité, du moins sur le plan logique, au foyer.
La femme sort de l'espace privatif du foyer et cette sortie la constitue comme être public, responsable, voire même coupable de la mauvaise tournure des choses.
Elle a si profondément changé par rapport à son statut traditionnel, elle a si frontalement transgressé sa place et sa position d'antan qu'elle ne saurait qu'être coupable du mauvais devenir de la société, même à ses propres yeux.
La femme est, tour à tour, bouc émissaire et coupable, elle est désignée comme responsable et se sent culpabilisée, parce qu’elle n'est plus celle à qui la tradition communautaire assignait sa place toute faite de mère au sein de l'ordre ancien.
Ce changement de statut ne va pas remords et déchirements, autant de sa part que de la part des hommes qui se sentent symboliquement châtrés par le nouvel être féminin qui surgit sur la scène sociale.
On est désormais dans une société où, au plus fort de pression, la femme n'est plus considérée sous le jour ancien, où les hommes lui reconnaissent, à contrecœur, le statut quasi-public ayant déjà partiellement accédé à l'Agora, mais cherchent à s'y installer pleinement, et de ce fait, potentiellement dangereuses pour l'ordre social et politique.

Si, dans sa tentative de s'affranchir des normes traditionnelles, la femme cherche à éviter le face à face frontal avec l'Etat et la société, la raison est aussi à rechercher dans la situation concrète de la société iranienne où l’ordre communautaire déstructuré exerce encore une grande influence, du fait de l'absence de l'Etat-Providence qui prend en charge, en Occident, le bien être des citoyens.
Dans le cas iranien, cet Etat est incapable de remplir ce rôle qui incombe, dans une grande mesure, aux réseaux communautaires, même désarticulés.
Ces réseaux fonctionnent encore, dans une grande mesure, sur la disparité ontologique entre hommes et femmes ; la remise en cause, par les femmes, de leur statut traditionnel, risque de fragiliser ces réseaux qui sont, par ailleurs, indispensables à la survie du groupe.

De ce fait, lorsqu'elles se constituent en nouveaux acteurs, ces femmes ont comme le sentiment lancinant de transgresser le Sacré communautaire, fondé sur les normes où s'inscrit l'identité du groupe, mais aussi sa capacité d'autodéfense et d'entre aide.

La culpabilité ressentie et la timidité de la réaction contre la disparité, pourtant mentalement insupportable, entre l'homme et la femme, trouvent ainsi leurs sources dans la relation privilégiée entre le statut de la femme au sein de l'ordre communautaire et l'absence d'une instance étatique de prise en charge du bien-être de l'individu. En s'auto-affIrmant comme être public, la femme ressent vivement la crise de conscience d'un être qui détruit une part vitale de l'ordre social où s'inscrivent l'identité et la survie du groupe.

Ce phénomène lui impose des restrictions qui sont autant des limitations imposées par le groupe, que par elle-même.

Si le nouvel Etat islamiste a un rôle indéniablement répressif à l'égard de femmes, il contribue, par ailleurs, à les affranchir des normes communautaires et traditionnelles.

Dans ce sens précis, il revêt un rôle quelquefois émancipateur, qu'il le veuille ou non.

Ainsi, les femmes, en s'insérant dans l'appareil d'Etat où elles trouvent parfois des postes importants à l'échelon intermédiaire, parviennent-elles à neutraliser les contraintes d'un monde communautaire qui ne leur permettrait pas autrement, de s'autonomiser financièrement et mentalement.

Des secteurs entiers de l'Etat comme l'éducation et la santé, mais aussi de larges pans du tertiaire, se trouvent ouverts aux femmes, moyennant leur soumission aux normes islamiques qui se réduisent, la plupart des temps, au respect du port du "voile islamique".

Elles s'y conforment d'autant plus que l'instrumentalisation du voile au service de leur ouverture au monde extérieur n'est pas toujours, aux yeux des femmes des couches populaires, mais aussi d'une fraction des couches moyennes, un prix exorbitant à payer, dans une société dont le conservatisme s'accroît par suite de l'expérience traumatisante de la révolution.
Les acquis des femmes, même sous le régime islamiste, sont incontestables : elles n'ont pas quitté l'administration, même si une partie du clergé le souhaitait vivement au début de la révolution ; elles sont omniprésentes à l'extérieur de la maison ; elles se prévalent de l'islam pour s'ouvrir une dans la société.

Nombre de femmes d'Afghanistan ou d'Arabie Saoudite regardent avec envie les femmes iraniennes qui continuent à s'ouvrir un espace public, en dépit des tracasseries du pouvoir, mais aussi, quelquefois, avec sa tacite complicité, pour faire reculer les barrières et les interdits qui pèsent sur leur entrée dans l'Agora.

Ces femmes ne se comportent, certes, en rupture frontale avec l'ordre dominant, (ce qui serait une stratégie suicidaire) mais leur action ne le corrompt pas moins de l'intérieur, en légitimant leur participation à un espace public et un monde qui ne leur est pas, a priori, hospitalier.

Le nouvel Etat islamiste est ainsi doublement mis à l'épreuve par les femmes : comme organe de répression qu'elles défient constamment, par leur  transgression plus ou moins visible des contraintes liées au voile et aux prescriptions islamiques ; mais aussi, comme tremplin pour leur ascension sociale, par leur apparente docilité qui leur ouvre les organismes de l'Etats, et plus généralement, l'espace public.

Février 1993

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Notes de bas de page
1 Ces deux jeunes femmes universitaires le disent clairement, à la deuxième année de la révolution (1980-81).

Question : Dans une société islamique, la femme est-elle libre de travailler dehors ?

A : Dans certains cas ce n'est pas nécessaire pour les femmes de travailler dehors ; au lieu d'être bénéfique, ça peut être très nuisible ; souvent la femme met ses enfants au jardin d'enfants et doit prélever une partie de son salaire pour payer ces frais supplémentaires. Sur le plan économique ça ne présente pas d'avantages et sur le plan affectif, ça porte tort à l'enfant. Souvent, c'est pour fuir l'ennui que la femme travaille dehors et pas pour des raisons matérielles (mâddl). Il y a pourtant des cas où les femmes sont utiles à la société et sans qui les choses ne marcheraient pas, comme les institutrices.

B : II y a pas mal de travaux où on a besoin d'elles mais au moins 50 % des femmes dans les bureaux ne sont pas utiles et on peut les remplacer de préférence par des hommes !

A : Ca c'est vrai aussi pour pas mal d'hommes, mais au moins leur absence de foyer ne porte pas tort aux enfants, sur le plan affectif. (Cf. Farhad Khosrokhavar, thèse d'Etat. Rupture de l'unanimisme dans la révolution iranienne, EHESS, 1992. Annexe, cf. l'entretien ; les deux jeunes femmes universitaires).

2 - Sakiné, jeune fille dont le père est un paysan dépaysanné, le dit sans ambage :

Question : Dans l'islam authentique (râstin), quels sont les rapports entre hommes et femmes ? Peuvent-ils, par exemple, s'adresser la parole tout en respectant la pudeur (effat) ?

Sakiné : D'après une version (des Traditions), si un homme et une femme échangent plus de cinq mots, quand c'est inutile, c'est un péché, mais c'est en temps normal. Quant la situation d'un peuple, d'un pays, est critique, tous doivent collaborer de multiple pour islamiser la société ; dès lors on ne peut plus dire qu'échanger plus de cinq mots est un péché, sinon, nous ne pourrions plus aller à la Croisade de la construction (organisation révolutionnaire pour l'aide aux zones rurales) et si nous n'y allons pays, le pays reste sous-développé. En temps normal, si je rencontre dans la rue un homme que je connais, je ne dois pas lui adresser plus de cinq mots, et je ne vois pas pourquoi je devrais lui en dire davantage ; si, par contre, tes propos sont à l'avantage de l’islam, même si, n'étant pas à son avantage ils ne lui portent (cependant) aucun tort, alors, à mon avis, il n'y a aucun péché d'échanger plus de cinq mots ; le pays que nous avons sur les bras, un pays qui veut s'islamiser, a besoin de la contribution de tous.

Cf. Paul Vieille & Farahd Khosrokhavar : Le discours populaire de la révolution iranienne, 1990 - Contemporanéité - Deux tomes, cf. tome 2, Sakiné, jeune paysanne dépaysannée) ;

3 - Tel est notamment le cas de Zahrâ Rahnavard, la femme du Premier ministre Moussavi et auteure d'ouvrages islamistes.

 Concernant les femmes et la révolution, on peut se référer à : Guity Nashat (ed.) : Women and revolution in Iran, Boulder, 1983 ; Adele K. Ferdows : « Women and the Islamic Revolution », International Journal of Middle East Studies, 15,2, 1983 ; Hâléh Afshar : « Women, State and ideology in Iran », Thirld World Quarterly, 7,2,1985 ; Asghar Fathi (ed.) : Women and the Family in Iran, Leiden, 1985 ;  Val Modhgadam : « Women, Work and Ideology in the Islamic Republic », Middle Eastern Studies, 20, 1988 ; Fariba Adelkhah : La révolution sous le voile, Paris, 1991 ; Chala Chafiq : La femme et le retour de l'Islam, l'expérience iranienne, Editions du félin. Paris, 1991.

4 Cf. P. Bourdieu : Esquisse d'une théorie de la pratique, Genève, 1972.
5 Ce mollah le laisse bien entendre, malgré sa tentative de se montrer "moderne» :

Question : Mais après la révolution, on a interdit aux femmes d'être juges ou encore, l'homme peut théoriquement prendre plusieurs femmes, quoi qu’en pratique, les moyens financiers lui manquent souvent ! Il y a aussi le problème de la ségrégation de l'homme et de la femme. Mollah : Dans toutes nos traditions religieuses, malgré l'égalité de l'homme et de la femme, on les sépare. Ça n'a fait du tort à personne. Dans la prière collective, hommes et femmes sont séparés les uns des autres. Cette séparation (djodâ boudan) ne signifie pas qu'on veuille les désunir (djodâï béndezan).

Question : Le directeur de la prière (émâmé djamâ’at) est un homme.

Mollah : Il doit l'être. L'homme et la femme sont égaux dans leur dignité humaine (hormaté énsâmni), d'après les Récits Saints et le Coran... Mais du point de vue de la création et de la constitution, il y a des différences entre l'homme et la femme ; mais ça ne doit pas être compris comme une faiblesse de la femme. Sur le plan corporel, l'homme et la femme ont leur spécificité : ils sont complémentaires l'un de l'autre. Les savants ont prouvé que les jeunes filles, à partir de l'âge de 18 ans, ont un développement sentimental plus intense (que l'homme) et ça intervient dans leur façon de voir les choses. Le lieu de ce développement sentimental est dans le cerveau, juste au-dessus du cervelet ! Les  femmes sont plus sensibles que les hommes, c'est dans leur nature, n'est-ce pas ?

Question : Les hommes sont dépourvus de sentiment ?

Mollah : Non, mais chez les femmes c'est plus prononcé. Quand il y a un accident de voiture, la femme s'affole plus que l'homme et se précipite à la fenêtre (pour voir ce qui s’est passé). L'enfant est en retard, la femme s'inquiète davantage. C'est clair, c'est indéniable ! Pour la question du jugement, l'imam Ali interdisait au juge de répondre plus chaleureusement aux salutations d'un groupe partie prenante d'un litige sur l'autre. Le juge doit donc avoir un grand recul et ce n'est pas compatible avec le sentimentalisme (éhsâ sâti boudan) des femmes ! (cf. Thèse d'État, op.cit., l'entretien avec le Mollah).

6 Cf. F. Khosrokhavar : « Le Pur et l'Impur », in : Peuples Méditerranéens - 1990, n° 50.

7 Le féminisme occidental dénonce souvent ce statut de la femme comme être aliéné, par l'exposition lascive de son corps. Dans la situation spécifique de l'Iran, la timide exposition / retrait de la beauté féminine au travers du voile revêt un sens différent, pernicieux, provocateur et porteur de contestation.
8 Pour les Modjâhédine, Cf. RS. Shoaee : The Mujahid women of Iran : reconciling "culture" and "gender". The Middle East Journal, vol. 41, autumn 1987.

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