Revue : Projets Féministes
numéro 2
 Frédéric Séchaud  *

Violences contre les femmes

Le viol, stratégie de purification ethnique en Bosnie-Herzégovine :
Du rapport du groupe de femmes Tresnjevka
à la mission de la Communauté Européenne

Projets Féministes N° 2. Avril 1993
Les violences contre les femmes : un droit des hommes ?
p. 39 à 61

date de rédaction : 01/04/1993
date de publication : Avril 1993
mise en ligne : 07/11/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Ces lignes sont une brève introduction à un document inédit traduit de l'anglais, le rapport du groupe de femmes Tresnjevka de Zagreb (septembre 1992)1, et au rapport quasi-confidentiel de la mission d'enquête de la Communauté Européenne sur le traitement des femmes musulmanes dans l'ex-Yougoslavie (janvier 1993).
Ces textes constituent des pièces majeures à verser au dossier des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité commis en Bosnie, le premier parce qu'il donne l'alarme, le second, parce qu'il est le premier rapport de la CEE à présenter le viol comme un moyen stratégique de la purification ethnique.
Cette introduction examine succinctement comme a été reçue en France la réalité des viols, puis la mobilisation des femmes en Europe et dans l'espace yougoslave, enfin le contexte politique de la stratégie du viol.  F. S.

C'est avec la lenteur qui les caractérise lorsqu'il s'agit de violence ou de répression exercées contre les femmes que les médias français ont commencé à diffuser des informations sur les viols en Bosnie à partir du mois de novembre 1992, alors que la presse allemande et nord-américaine 2avaient rapporté depuis le mois d'août leur ampleur et leur cruauté, en citant des réfugiées, la gynécologue Malika Kreitmayer, ou le Métropolite de l'église Serbe de Bosnie.

Il en est de même en ce qui concerne l'aide et la solidarité : si le soutien aux réfugiées s'organise en Croatie depuis le déclenchement du conflit armé en Bosnie (avril 1992), la première information concernant une initiative de solidarité (un appel - il est vrai émanant de personnalités politiques - pour une souscription nationale au bénéfice des victimes des viols en Bosnie-Herzégovine) est diffusée en France au journal télévisé de 20 heures, le 13 janvier 1993.
Longtemps, la réalité de ces viols et l'existence de camps ou édifices dans lesquels ils sont perpétrés ont été qualifiés de rumeurs ; des appels à la "prudence" fusent de toutes parts ; les organisations internationales présentes démentent ou atténuent les informations et les témoignages, qui en établissent cependant la généralisation aux zones occupées principalement par les milices serbes.
Ainsi, début novembre, un responsable du Haut Commissariat aux Réfugiés déclare au journal Libération (22/11/92) que, lorsqu'il s'agit des sévices réservés aux femmes "tout cela est presque bénin comparé aux horreurs que nos délégués découvrent sur le terrain » 3; en janvier, des membres de la CIMADE et une équipe humanitaire de femmes 4qui enquêtent sur les viols entendent séparément les mêmes paroles de déni.
La banalisation de la stratégie du viol passe aussi dans la désignation des violeurs comme "fous" et "psychopathes" (dixit le représentant du HCR à Genève, Libération, 2/11/92), qui seraient présents dans toute politique de terre- brûlée.
Avec la diffusion auprès des médias du rapport écrit à l'issue de la mission européenne et les entretiens donnés par Mme Joëlle Brunerie Kaufmann (qui a participé à la mission de la cellule du Quai d'Orsay), les informations franchissent enfin la barrière du silence et les initiatives de solidarité s’intensifient.

Après une phase d'investigation, les Européennes sont passées à des initiatives concrètes de solidarité, telles que l'envoi de camions d'aide alimentaire et médicale (ce qui n'a pas réussi à se faire en France) ; d'autres se mobilisent pour que les femmes violées, torturées, mises enceintes du fait des viols soient accueillies comme réfugiées politiques et autorisées à avorter en dehors des délais légaux (une pétition allant dans ce sens est posée au Parlement Européen par un regroupement d'association femmes des Pays-Bas le 9 janvier).

La reconnaissance dans le droit international du viol comme crime de guerre est la revendication majeure des associations militantes.

Les appels auprès des institutions internationales se succèdent (comme par exemple celui émanant du "Groupe des femmes de Croatie", du "Forum international des Femmes pour la paix" et de parlementaires européennes, des "Femmes en noir", adressé à la Cour Internationale de Justice de La Haye), réclament non seulement cette reconnaissance, mais aussi la création d'une commission juridique internationale à représentation paritaire.

Le rassemblement d'un tribunal international qui jugerait individuellement les auteurs de viols et d'assassinat est un projet commun à de nombreuses organisations de femmes en Europe : un "Réseau de femmes de l'ouest et de l'est» s'est réuni à Zagreb en février 1993 pour en affirmer la nécessité et en préparer la mise en place.
En effet, si la stratégie du viol systématique, par ailleurs formulée explicitement par les commandements ultra nationalistes serbes, est exécutée par des individus dont les identités sont souvent connues de témoins et des victimes, les commissaires de certaines localités ont enregistré des plaintes entre deux vagues d'occupants, ce qui pourrait permettre des accusations très précises et des jugements devant un tribunal ad hoc.
Une des pièces majeures dossiers d'instruction sera probablement le rapport de la mission de la CEE.

La mobilisation a été possible grâce aux femmes et aux organisations féministes d'ex-Yougoslavie qui ont fait connaître leurs actions (comme celle des "Femmes en noir", qui manifestent chaque semaine à Belgrade depuis le 9 octobre 19915) ont diffusé des informations et appelé à la solidarité.

Ainsi, à la suite des Rencontres internationales de femmes de Prague en octobre 1992, l'appel de "féministes et d'organisations de femmes croates et autres" pour obtenir la reconnaissance du viol comme crime de guerre par la Convention de Genève est adressé aux Nations Unies, au Parlement Européen, à la Commission pour la protection des droits de l'homme, puis repris et diffusé en Allemagne, Italie, Grande-Bretagne, puis en France en novembre...

Ces rencontres, comme la précédente qui a eu lieu à Zagreb, permettent de planifier des actions communes.

Les conférences d'Ostende (Forum européen des féministes socialistes, en octobre) et de Londres (Women's against fundamentalism, en décembre) confirment par ailleurs un rejet des discours nationalistes.

Les féministes Serbes, Croates, Slovènes, Hongroises et Monténégrines sont fort heureusement reliées en réseau depuis 1987 car, quelle que soit la nationalité des femmes, elles sont confrontées et s'opposent à une menace ou à une répression générale6: en Croatie le mouvement catholique contre l'avortement compare les femmes partisanes de l'avortement aux soldats serbes en disant qu'elles assassinent aussi, mais de façon encore pire. Il a réussi, en faisant campagne auprès des politiciens conservateurs, à faire déposer au Parlement un projet de loi dit de "renouveau démographique" (interdiction de l'avortement, diverses mesures d'exclusion des femmes du monde du travail). 7
Ce n'est pas la situation en Slovénie, où le droit à l'avortement a été maintenu par la Cour Suprême en décembre 1991 après un rude combat.
Enfin, à Belgrade, une féministe note que "les médias pro-gouvernementaux se focalisent sur toutes les preuves d'une mobilisation maternelle belliciste tout en occultant le travail des femmes dans les comités anti-guerre"8 .

Parmi les informations qui ont déclenché la mobilisation en Europe, le rapport du groupe de femmes Tresnjevka, daté du 28 septembre 1992 et basé sur deux mois d'enquête, représenta très souvent pour les associations militantes la seule source écrite émanant de femmes engagées dans des actions de solidarité avec les réfugiées de Bosnie-Herzégovine. En effet, Tresnjevka est un groupe qui se donne pour but "la protection des femmes et des enfants, victimes et réfugiées des républiques de Croatie et de Bosnie-Herzégovine", et dont l'action en faveur de la paix dans l'espace Yougoslave a d'abord été menée avec "Mothers for Peace", en aide aux déserteurs de l'armée fédérale à fuir en Hongrie.

Ce rapport dénonce le cynisme du gouvernement qui guerroie en sacrifiant femmes et enfants et accuse les médias et les organisations internationales d'omission et de banalisation quant à l'information sur les victimes de guerre.

L'auteure adresse un violent réquisitoire contre la guerre patriarcale qui utilise les femmes comme moyen de combattre l'ennemi et dénonce les moyens de terreur et d'élimination mis en oeuvre par les « Serbo-tchetnicks » en Bosnie-Herzégovine.
Les lieux des "camps bordels" sont précisés et le récit d'une habitante de Brcko, détenue à Luka et témoin des massacres mis par les miliciens serbes en mai 1992 y est adjoint.
Ultérieurement, ce même groupe de femmes a publié dans la revue féministe américaine Ms le récit de trois jeunes filles violées.
Ce sont ces récits qui nous avons décidé de traduire et de publier.

L'analyse du groupe Trensjevka établit une équivalence directe l'idéologie "serbo-tchetnik" de purification ethnique et la "solution finale » nazie.
À défaut de pouvoir l'analyser, comme Tresnjevka le fait au travers des textes et des déclarations politiques, l'ultra-nationalisme serbe peut pourtant être assimilé à un néo-fascisme véhiculant effectivement le mythe et l'irrationalité de la pureté et de l'identité ethnique définie et transmise par le sang et le sol.
L'exaltation d'attitudes ataviques, de l'ethnicisme et de l’intolérance religieuse a ouvert les vannes d'une pulsion de mort sexophobe, on pourrait penser qu'elle était déjà en latence dans une société militarisée depuis 50 ans.

La mission de la Communauté Européenne, décidée au sommet d'Edimbourg et dirigée par une diplomate britannique, est la première - émanant nant d'une institution supranationale - à enquêter à la fois exclusivement sur le sort des femmes en Bosnie-Herzégovine et à confirmer l'irréfutabilité de la stratégie du viol des femmes musulmanes par les Serbes.

Le rapport qui en est issu confirme la systématisation des viols et déclare que l'épuration ethnique utilise le viol comme "forme systématique d'abus, perpétrée généralement dans l'intention délibérée de démoraliser et de terroriser les communautés, de leur faire quitter leur région d'origine et de démontrer la puissance des forces d'invasion", le viol "servant en lui-même d'objectif stratégique".

Cependant, l'ancienne présidente du Parlement Européen, Mme Simone Veil, qui a participé à cette mission, regrette devant ses collègues parlementaires européens le 20 janvier l'absence de "mandat politique" de cette mission (ce qui motive son renoncement à se rendre en Bosnie pour la seconde partie de la mission) car, a-t-elle déclaré, "ces viols sont des actes politiques".

Notons qu'il n'existe aucune référence à l'avortement dans ce texte.

25 Janvier 1993

La protection des femmes et des enfants, victimes et réfugiées des républiques de Croatie et de Bosnie-Herzégovine est le fondement de l'action du groupe de femmes "Tresnjevka".

Les deux mois d'enquête, qui nous ont amenées à des conclusions effroyables, ont débuté après le recueil de témoignages authentiques et suite à une coopération avec d'autres organisations croates et avec des camps de réfugiées en Europe.

À l’heure où les médias provoquaient un choc dans le monde entier en diffusant les images horribles des camps de concentration situés dans les territoires occupés de Bosnie-Herzégovine, nous établissions les faits relatifs aux "camps bordels" dans lesquels des femmes des républiques de Croatie et de Bosnie-Herzégovine sont enfermées, la majeure partie d'entre elles étant en âge d'avoir des enfants. Rien n'est dit de leur sort et malheureusement le problème de la violence sexuelle est toujours un sujet interdit dans les organisations mondiales et les médias.

Dans l'histoire de l'humanité et de la guerre, il y a toujours eu différentes sortes d'abus infligés aux femmes et aux filles, quelques que soient leur culture, leur tradition, leur nationalité. Elles sont toujours les victimes les plus accablées, les pires tortures leur étant infligées.

Le puissant pouvoir patriarcal et la subordination des femmes à toutes les pressions de la guerre les désindividualisent, les transforment en "marchandise" dans tous les sens du terme : elles deviennent des moyens de communication entre mâles.

La torture exercée sur les femmes est une métaphore de la propriété, la vengeance sur elle devient un message adressé directement "d'homme à homme", "de guerrier à guerrier".
Elles sont objet de sadisme, d'humiliation et de destruction.
Elles sont la cible de tout homme qui porte les armes, dont le sexe n'est rien d'autre qu'une affile supplémentaire.
Dans l'histoire de la guerre, il y a eu différents sortes de camps - bordels. Lors des premières guerres tribales, les épouses accompagnaient les maris; avec les armes de jet, la ligne de front était définie, elles les soignaient et s'occupaient des blessés.
La technologie s'est développée et l'homme a inventé d'autres genres de camps de repos sexuel.
Au début, s'y trouvent des prostituées, mais des prisonnières y sont progressivement conduites à cet effet. Ces camps ne visent pas à détruire, mais seulement à satisfaire les plaisirs sexuels des soldats... par exemple en Corée, au Vietnam, en Afghanistan.
Mais ce qui se passe en Bosnie occupée n'a eu lié qu'en Allemagne nazie ; ils constituaient l'un des éléments de la "solution finale".
Les centres de regroupements deviennent seulement les maillons d'une chaîne, d'où les femmes sont emmenées dans des camps afin d'être liquidées et à des bordels pour une "utilisation" qui durera jusqu'à leur mort.

En comparant l'idéologie du Troisième Reich nazi de la période 1933-1945 avec les événements dramatiques qui ont lieu aujourd'hui en Bosnie-Herzégovine, l'ouverture de nouveaux camps de concentrations dans toute la Bosnie-Herzégovine occupée nous choque terriblement.
Après seulement moins d'un demi-siècle (et dans des circonstances différentes), le Mein Kampf du Führer est-il de retour ?
Notre réalité est-elle celle de la "solution finale" ?
Pour mieux comprendre à quel point l'année d'occupation serbo-tchetnik s'appuie sur l'idéologie de la "solution finale" et de la "supergravité", le rappel de faits irréfutables dans l'histoire du fascisme et leur reconnaissance dans les événements de Bosnie - Herzégovine aujourd'hui sont nécessaires.

La "solution finale" consistait en l'ouverture de camps de concentration et en l'exode massif des populations non-serbes hors de Bosnie-Herzégovine. 1.500.000 réfugiés et exilés, plus de 120.000 déportés dans toute la République de Bosnie-Herzégovine, c'est une des dimensions de la "solution finale" dans l'idéologie serbo-tchetnik.
Des méthodes de violence et de destruction inouïes employées dans les camps de concentration ont choqué le monde entier.
Il n'est pas possible de croire que l'histoire se répète, alors que, jusqu'à présent, tout cela a déjà été reproduit un nombre incalculable de fois.

Il a fallu quarante ans pour que les six millions de victimes des camps de concentration du 3ème Reich et les crimes fascistes commis durant la seconde guerre mondiale soient connus. Combien de temps cela prendra t-il pour connaître le nombre des victimes dans notre pays ?

Trois groupes de prisonniers se trouvent dans les camps de concentration :
les gens connus ou importants ;
les intellectuels ;
les gens qui ne représentent pas un danger.

Les prisonniers du premier et du second groupe sont condamnés à l'extermination. Ils représentent les forces intellectuelles et éducatives lès plus vives de la nation. Ils ne peuvent tout simplement pas survivre.
Le but des criminels est de détruire toute l'identité nationale, tout l'héritage culturel.

Les prisonniers du troisième groupe appartiennent principalement à la population en âge de procréer, surtout d'origine rurale, dont la conscience de l'identité nationale et de l'héritage historico-culturel ne sont pas de grandes menaces (l'identification à la Yougoslavie est forte).
Ce groupe de personnes est connu des organisations humanitaires internationales. Leur condition physique est un peu meilleure. Ce groupe est de toute façon constitué d'une majorité de femmes, ce qui n'était pas déclaré jusqu'à présent.

Les camps de concentration bordels existent-ils réellement ?
Pourquoi sont-ils faits ?
Combien y en a t-il, et combien de victimes enferment-ils ?
Quelle terreur leur est-elle infligée ?
Ces questions ne figurent-elles pas parmi celles qui jusqu'à présent n'ont pas été posées ?
La réponse n'existe pas.

Peu d'attention a été portée aux souffrances que les femmes et les enfants ont subies au cours de ce déchaînement guerrier, car le gouvernement estime qu'il n'existe qu'un nombre restreint de cas (150 femmes au terme de leur grossesse), et que globalement, ces violences ne sont pas très graves. Or, les femmes et les enfants sont victimes des jets de grenades, des couteaux des bouchers des tchekniks, des snipers, de la maladie, de la faim, d'épuisement à force de se cacher dans les abris et les caves. Leur nombre représente environ 70 % du nombre total des tués de la république de Bosnie-Herzégovine. Sur le chiffre connu de 120.000 prisonniers, les femmes et les enfants représentent 75 %. Personne ne le dit, tout le monde est silencieux. Cela prouve qu'il ne s'agit pas de cas sporadiques. Le projet de "solution finale", préparé en détail, visible dans l'idéologie du rapport SAND le prouve.

Ces camps de concentration bordels, camps spéciaux de concentration où sont exercées les plus terrifiantes méthodes de terreur et de crime ne sont qu'un élément de la machine de guerre qui inflige des tortures inhumaines à plus de 35.000 femmes et enfants.

Viols, viols collectifs, incestes (employés comme méthode psychologique spéciale de destruction de la volonté et de la résistance dégradation et de destruction de l'identité), transfusions sanguines des prisonniers pour satisfaire les besoins des criminels, enfants brûlés, bébés noyés, font partie des causes de mort et sont des crimes quotidiens.

La population féminine entre 10 et 30 ans est transformée objet de luxure pour tous. 40 à 50 "clients" par jour, maladies vénériennes, lésions internes, privation de nourriture, torture et autres formes d'humiliation détruisent la nation elle-même, les femmes étant le symbole de la maternité.

Les camps de concentration - bordels sont le prolongement des ombres du passé. Ils sont la réplique de camps qui glacent encore aujourd'hui le sang des survivant-es d'Auschwitz, de Bergen-Belsen, de Rosenberg et d'autres.
Comme elles l'ont dit alors : "On n’en parle pas, ils sont gardés secrets !!! » 10 En tant que femme et au nom de ces femmes, je dois dire que rester silencieuse signifie accepter le crime.

Je ne vous permets pas le silence. Au nom de cette muette armée captive, je demande la fermeture des camps de concentration et la libération les femmes. Je demande qu'elles puissent obtenir leur droit à l'avortement et la naissance volontaire. Nul n'a le droit moral de demander qu'elles endurent cet acte criminel toute leur vie, de les laisser à elles-mêmes et notamment de continuer à jouer le seul rôle de nous avertir. Si nous n'y apportons pas nos mains, notre amour et notre aide, nous nous trahissons.

Je demande à toutes les organisations internationales, à toutes les femmes de condamner ces crimes et d'arrêter cette horreur. L'horrible terreur qui a lieu dans notre pays est un avertissement au monde entier.


28 septembre 1992

Traduit par Frédéric Séchaud

1.La mission était conduite par Dame Anne Warburton (G.B) et comprenait Madame Simone Veil (France) et des experts de plusieurs domaines : expertise psychiatrique, psychologie clinique, droit, action sociale et anthropologie sociale. Le ministre des Affaires étrangères irlandais, Monsieur David Andrews, a participé aux réunions de Genève.

2. Le présent rapport, qui ne peut faire état en détail de l'ensemble des éléments examinés, sera complété par des annexes sur certains aspects du travail de la délégation.

3. Pendant un jour et demi, à Genève, la délégation a eu d'utiles discussions avec des membres du Comité International de la Croix-Rouge (CICR), et du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR), ainsi qu'avec la Commission d'Experts des Nations Unies et le Centre des Nations Unies pour les Droits de l'homme. La délégation a également rencontré un représentant du Conseil international des agences bénévoles et un membre de la délégation du Conseil œcuménique des églises, de retour de la région.

4. La délégation était consciente que le viol ne saurait être considéré isolément des autres atrocités qui sont une constante de ce conflit. La vie et la propriété sont détruites à une très grande échelle, en violation des droits humains les plus élémentaires.

5. Lors de son examen du problème du viol des femmes musulmanes, la délégation était consciente que le viol et les abus sexuels ne se limitent pas à une seule nationalité ou à un seul sexe. Les femmes musulmanes forment incontestablement la grande majorité des victimes de viols. Cependant, il existe aussi des rapports inquiétants concernant des femmes croates et serbes, et des abus sexuels perpétrés contre des hommes détenus dans des camps de détention. L'ensemble des femmes, hommes et enfants victimes de ce conflit effroyable doivent faire l'objet de l'attention de la Communauté Internationale. 6. Les conditions qui prévalent dans l'ex-Yougoslavie ne permettent pas une analyse exacte et précise de la situation. Environ 70 % du territoire bosniaque est sous contrôle serbe et il est extrêmement difficile pour les instances internationales de travailler dans ces régions. Étant donné le déplacement massif de populations - on estime à 3 millions le nombre de personnes concernées, dont 500.000 en Croatie -, et l'intensité du conflit en cours, on ne dispose pas de statistiques exactes sur les meurtres, les disparitions, et autres atrocités, notamment les viols. Les difficultés inhérentes au rassemblement des statistiques sur les viols et autres abus sexuels sont très largement amplifiées par le chaos qui règne actuellement.

7. Dans la conduite de son travail, la Délégation a pris soin de tenir compte des risques d'exagération ou des éléments de propagande dans les informations qui lui ont été présentées.

8. Dans les limites qui viennent d'être définies, la délégation a tenté d'évaluer l'ampleur du problème et de déterminer si le viol des femmes musulmanes pouvait être véritablement qualifié de "systématique". Sur la base des investigations qu'elle a pu faire à ce jour, la délégation considère que les viols sont très répandus et font partie d'un schéma repérable. Ces deux aspects sont examinés plus en détail, ci-après.

9. Lors des discussions préparatoires de Genève menées avec les membres de la Direction des organisations internationales, la délégation a relevé l'écart entre l'importance de la couverture médiatique des viols évoqués et le manque d'éléments de preuve en la possession de ces organisations (notamment du CICR et du HCR). Durant son séjour à Zagreb, la délégation s'est donnée comme priorité d'essayer d'établir les faits par des contacts directs et indirects.

Les experts psychiatriques de la délégation ont mené des entretiens individuels avec un petit nombre de victimes. L'ensemble de la délégation a tenu un grand nombre de réunions avec différentes personnes et groupes s'occupant de femmes réfugiées musulmanes. Les documents que possédaient certains de ces groupes ont aussi été examinés.

I0. Selon des interlocuteurs considérés par la délégation comme responsables et crédibles, le nombre de femmes musulmanes violées est horrifiant et les viols continuent. Bien qu'on ne puisse déterminer avec exactitude le nombre des victimes, la délégation considère, sur la base des éléments dont elle a eu connaissance, qu'on peut parler de plusieurs milliers. L'estimation la plus raisonnable parmi celle qui lui ont été fournies fait état d'environ 20 000 victimes.  

11. Selon les indications, certains de ces viols sont commis de manière particulièrement sadique, dans le but d'infliger le maximum d'humiliation aux victimes. La délégation a aussi reçu des informations qui laissent sérieusement penser que de nombreuses femmes, et plus particulièrement des fillettes, sont sans doute mortes durant ou après les viols.

12. De sources multiples, la délégation a reçu des comptes rendus faisant état d'un grand nombre de viols perpétrés contre des femmes dans des camps ou des centres de détention plus petits installés dans des maisons, des restaurants, des commissariats de police, etc... La vérification de ces rapports par les organismes internationaux compétents n'a pas été possible : l'expérience semble indiquer que dès que leur existence devient connue publiquement, ces centres tendent à être fermés.

13. Il n'est pas possible à la délégation d'évaluer le nombre de femmes musulmanes bosniaques enceintes du fait de ces viols. Il a été indiqué à la délégation que beaucoup d'entre elles ne souhaitent pas conserver les enfants conçus dans de telles circonstances. Ceci soulève inévitablement la question de l'adoption, problème qui devra être examiné en tenant compte du meilleur intérêt de l'enfant.

14. Une étude statistique menée actuellement par les autorités croates (dans le but de vérifier le nombre et l'âge des femmes dans la population réfugiée bosniaque) pourra peut-être permettre de savoir si, comme le suggère un grand nombre de sources, on peut ou non constater un phénomène de "disparition de femmes" en âge de procréer, qu'elles aient été tuées ou qu'elles soient détenues.

15. Il est courant qu'une fréquence élevée de viols accompagne Ies situations de conflit. En conséquence, la délégation a examiné l'hypothèse selon laquelle les viols en Bosnie pourraient être considérés comme une retombée de la guerre et non comme des abus "systématiques" perpétrés sur instructions ou sous la direction des autorités de commandement.

16. Or, tout au long de son travail d'enquête, il a été fréquemment dit à la délégation - notamment par certains témoins individuels - qu'un des constantes des attaques serbes contre les villes et les villages musulmans était le recours au viol, ou à la menace de viol, en tant qu'arme de guerre pour forcer les habitants à quitter leurs maisons. Il est probable que, dans la plupart des cas, d'autres formes de violences physique et mentale ont été perpétrées en plus des viols et qu'elles ont été accompagnées ou suivies par la destruction des maisons, de mosquées et des églises. La délégation a vu des exemples de déclarations et des documents émanant de sources serbes qui inscrivaient clairement ces actions dans une stratégie expansionniste.

17. De manière générale, la délégation est convenue que le viol relève d'une forme systématique d'abus, perpétrée généralement dans l'intention délibérée de démoraliser et terroriser les communautés : de leur faire quitter leur région d'origine et de démontrer la puissance des forces d'invasion. De ce point de vue, le viol ne saurait être considéré comme secondaire par rapport aux objectifs principaux de l'agression, mais comme servant, en lui-même, un objectif stratégique. S'il ne fait pas de doute pour la délégation que le conflit sert de prétexte à toutes sortes d'actions criminelles, elle a le sentiment toutefois que les modalités des viols qui lui ont été rapportés et leur ampleur mettent en évidence leur caractère délibéré et systématique.

18. Cette première mission d'investigation a permis à la délégation avec l'aide de nombreuses personnes et institutions, de dresser un tableau de la situation et des besoins immédiats des femmes réfugiées en Croatie. De ce fait, elle soumet à l'attention des Ministres un certain nombre de recommandations immédiates concernant notamment la santé et le développement.

19. La délégation considère que la bonne exécution de sa mission nécessite de maintenir l'élan impulsé par la visite de Zaghreb par une visite dans certains endroits spécifiques de Bosnie-Herzégovine où l'on sait que se trouvent des femmes déplacées, et de recueillir des informations dans les meilleurs délais.

20. Cette deuxième visite permettrait une évaluation plus approfondie de la situation, et des besoins présents et futurs des femmes musulmanes dans ces endroits. Elle procèderait également à des consultations concernant les installations sanitaires et les équipements collectifs, en examinant spécifiquement les besoins des femmes musulmanes et de leurs enfants. Elle étudierait aussi les conditions dans lesquelles les réfugiés et les personnes déplacées pourraient réaliser leur souhait de revenir dans leurs régions d'origine en Bosnie-Herzégovine.

21. En plus de la destruction des équipements collectifs, les ressources existantes sont très insuffisantes face à l'ampleur des besoins. Les logements disponibles sont surpeuplés, l'intimité est inexistante et les équipements sont réduits. Ces problèmes sont exacerbés dans les centres qui n'ont pas été recensés (dont les détenus n'ont pas eu libre accès aux services médicaux), et il paraît clair qu'en l'absence d'une aide qualifiée et adéquate, des troubles psychologiques à long terme accompagnés éventuellement de suicides sont à craindre.

22. La fourniture de soins et de conseils sanitaires aux femmes concernées fait déjà l'objet d'une action du gouvernement croate. Nous prenons note de l'action bienvenue de l'OMS dans ce domaine, et nous espérons que la communauté internationale prendra rapidement des initiatives de ce type avec promptitude et efficacité. La délégation espère aussi que les propositions définies ci-après (services sanitaires et psychiatriques) seront considérées comme contribuant à cette action.

23. Aussi bien en Croatie qu'en Bosnie, il existe d'importantes carences dans les compétences et les connaissances requises en cas de traumatismes, en particulier pour aider les victimes de viols et d'abus sexuels. Il importe d'identifier les femmes spécialistes de ces questions et de faire clairement connaître leur action, de façon à encourager ies victimes à raconter ce qui leur est arrivé.

24. Les services offerts aux victimes et à leurs familles doivent être aussi complets et efficaces que possible. Il convient d'instaurer une liaison étroite entre les spécialistes concernés (psychiatres, psychologues, gynécologues, neurologues et pédiatres). Tous ces services doivent être mis à la disposition des femmes là où elles se trouvent, ce qui implique d'y mettre en place à la fois des antennes de ces services, des services de dépistage, des hôtels-résidences, des centres familiaux, afin de pouvoir répondre à leurs besoins dans leur contexte social et culturel.

25. Il convient de fournir aide et assistance en fonction des besoins identifiés par le gouvernement Croate et Bosniaque, en consultation avec toutes les personnes concernées, afin d'instaurer des mesures permettant d'assurer la santé et la protection des femmes réfugiées et de leurs familles. Une aide financière permettrait de tirer pleinement parti de tous les médecins de Croatie compétents en ces matières.

26. L'aide des spécialistes des pays de la CEE doit être orientée vers la formation de conseillers bénévoles, professionnels et non professionnels, en matière d'identification, d'examen, de traitement et de réadaptation des victimes de viols. Pour aider au développement des ONG locales, des liens doivent être établis avec les ONG européennes et internationales existantes.

27. La délégation suggère que les gouvernements qui reçoivent des réfugiés bosniaques, et en particulier des femmes musulmanes victimes de viols, veillent à ce que les procédures d'obtention des visas soient aussi rapides que possible. En outre, les gouvernements doivent envisager la possibilité d'autoriser l'entrée provisoire sur leur territoire de femmes musulmanes Bosniaques, notamment de celles ayant besoin d'un traitement médical.

Mirsada, 17 ans

Le matin du 3 mars, les chetniks (les soldats serbes) sont arrivés dans notre village, Kalosevic. Ils étaient masqués, et portaient l'insigne de l'Aigle Blanc sur leur uniforme.
J'avais très peur.
Nous ne pouvions pas quitter notre maison.
Les non-serbes ne pouvaient pas se promener dans les rues.
Nous ne pouvions rien acheter.

Ceux qui s'aventuraient dehors ne sont jamais revenus.
Certains hommes sont allés se cacher dans la forêt, et ceux qui pouvaient se le permettre sont partis à l'étranger. Mon père et mon frère ont pu gagner la Défense Territoriale de la Bosnie-Herzégovine ; ils sont quelque part au front.

Je pouvais voir de ma fenêtre comment ils raflaient les gens. Ils ont traîné mon voisin, un Serbe, et toute sa famille hors de leur maison. Comme il n'était pas membre de la milice Serbe et avait refusé de tuer des Musulmans et Croates, ils ont pris sa sœur, Zeljka, et l'ont amenée au camp. Elle avait 12 ans.

Trois chetniks ont pénétré dans la maison. Ils étaient saouls. L'un d'entre eux a frappé ma mère, en l'injuriant et en la menaçant. Il nous a dit que nous regretterions le jour de notre naissance. J'ai tremblé. Ma sœur Sanela s'est accrochée à moi, elle pleurait. Quand nous sommes sorties, je me suis rendu compte qu'elle avait fait pipi dans sa culotte.

Ce jour-là ils ont raflé toutes les femmes et filles.
En traversant le village j'ai vu des corps, des gens morts dans leurs propres jardins. Les chetniks avaient mis le feu à quelques maisons. C'était le chaos. Ils ont pillé, ils ont cassé les vitres du marché alimentaire, ils se disputaient entre eux les quelques bouteilles d'alcool.

Nous avons quitté le village en larmes. Un village de feu, de sang et de mort.

Nous avons marché dans la forêt pendant plus de cinq heures je ne savais pas où. Enfin, nous avons gagné le camp, bondé de femmes, d'enfants et de personnes âgées. Cela ressemblait à une sorte de pension forestière. Les cabanes servaient de guérite.
Le tout étaient entouré de barbelés et divisé en deux parties.
Ils m'ont séparée de ma mère et de ma sœur.
Ils nous ont dit que nous nous retrouverions plus tard, mais je ne les ai plus jamais revues.
Je suis restée avec les filles et les jeunes femmes.

Ils nous ont violé chaque nuit.
Les Aigles Blancs venaient nous chercher.
Ils nous ramenaient le lendemain matin.
Certaines nuits, ils étaient plus de vingt et ils nous ont infligé beaucoup de choses.
Je ne veux pas m'en souvenir.
Nous devions faire la cuisine pour eux, les servir, nues.
Ils ont violé et massacré certaines filles devant nous.
Ils ont coupé les seins à celles qui leur résistaient.
Il y avait des femmes de plusieurs villages et petites villes.
Nous étions à peu près mille, peut-être plus.
J'ai passé plus de quatre mois dans ce camp.
C'est un cauchemar indescriptible, incompréhensible.

Une nuit, le frère de Zeljka, Rade, a aidé une douzaine d'entre nous à nous évader.
Deux ont été attrapées.
Nous avons passé des jours à nous cacher dans la forêt, dans des refuges improvisés, souterrains, et nous avons pu nous sauver.
Si le frère de Zeljka ne nous avait pas aidées, je n'aurais pas survécu.
Je me serais suicidée car la mort est moins atroce que ce que j'ai subi.
Quelquefois je pense en devenir folle.
Chaque nuit dans mes rêves, je vois le visage de Stojan, le gardien du camp.
Il était le plus brutal, il violait même des filles de 10 ans, qu'il considérait comme une "délice".
La plupart de ces filles n'ont pas survécu.
Ils ont massacré beaucoup de filles, les tuant comme du bétail.

Je veux tout oublier.
Je ne peux pas vivre avec ses souvenirs J'en deviendrai folle.

Azra, l5 ans

L'évacuation de mon village, Kozarac, a commencé le 27 juillet. Dans des voitures et de camions nous nous sommes dirigés vers la forêt. Nous avons gagné Debeli Brijeg alors que les obus tombaient autour de nous. Nous sommes allés de plus en plus loin dans la forêt. Nous avons passé la nuit à Vidovici, un village Serbe. Les villageois nous ont reçu gentiment, nous ont logés et nourris. Ils nous ont dit, "nous sommes tous concernés par cette affaire".

Les chetniks, barbus, portant leur insigne typique, sont arrivés le matin.
Ils nous ont menacés de mort si on continuait notre fuite dans la forêt.
Les villageois étaient silencieux.
Ils ont continué avec leur train-train comme si de rien n'était.
Nous avons commencé à rebrousser chemin vers Kozarac.

À Brdanni, près de la mosquée, ils nous ont ordonnés de rendre nos armes.
Ils ont tiré par-dessus nos têtes, en menaçant de nous massacrer.
Un détachement de la vieille armée yougoslave, accompagné de chetniks, nous ont amenés à travers le marché.
Ils ont brutalement fait sortir plusieurs notabilités des colonnes, je ne les ai plus revues depuis. Kozarac a été détruit.
Ils nous ont conduit à Susici ; des corps, couverts de mouches, jonchaient le chemin.

Là, les hommes ont été séparés des femmes et enfants.
Il n'y a pas de mots pour décrire.
Ils ont amené mon père.
Il pleurait alors que nous nous embrassions.
Je ne l'avais jamais vu pleurer.
Quelques hommes sont restés avec nous, les autres ont été amenés aux camps des prisonniers à Omarska et à Keraterm.
Mon père était dans ce groupe-là.
Les autres membres de ma famille étaient ma mère, ma sœur qui a dix ans, et mon frère de dix-huit ans mentalement retardé.
Ils nous ont transportés à un camp de prisonniers à Trnopolje.

Le troisième jour après notre arrivée, c'était mon tour d'aller avec un groupe de femmes chercher de l'eau du puits à l'extérieur du camp.
Les soldats serbes ont permis aux femmes âgées de revenir, mais ils nous ont retenues, nous, les six plus jeunes.
Ils en ont trouvé quatre de plus.
Ils nous ont emmené chez quelqu'un.
Il y avait un grand jardin.
Ensuite à peu près 30 chetniks sont arrivés.
Ils se sont moqués de nous : "Quelles bonnes ‘chattes’ vous devez être. Dommage que vous soyez turques".
Ils nous ont ordonné de nous déshabiller.
Trois des filles ont refusé ; ils ont arraché leurs vêtements avec leurs couteaux.
Nous sommes restées là, debout, nues.
Ils nous ont ordonné de marcher en rond.
On l'a fait pendant un quart d'heure alors qu'ils buvaient.
Puis, ça a commencé.
Ils se sont approchés d'une fille et ont commencé sur elle.
Ceci a eu lieu sur un rocher dans le jardin.
Les autres filles ont regardé, pleuraient, suppliaient.
J'étais la troisième.
Ils se sont approchés et j'ai commencé à les supplier de ne pas me toucher... L'homme qui était à ma gauche m'a frappée au dos deux fois avec la crosse de son fusil et puis deux autres ont commencé à me battre.
Je suis tombée.
Puis, le pire a commencé.
J'ai été violée par l'un d'entre eux.
Je me suis défendu.
Il m'a frappée à la bouche.
Je me suis évanouie.
Quand je me suis réveillée, j'ai été violée à nouveau.
Alors que j'étais encore consciente, j'ai été violée par huit d'entre eux et je ne sais pas ce qui s'est passé par la suite.
Puisque j'étais vierge, j'ai beaucoup saigné.
Un des hommes était allongé sur moi, appuyant le baril de son revolver contre ma tempe, en me regardant dans les yeux, longuement.
Une autre passait la lame de son couteau sur mes seins.
Il a laissé de profondes marques.
Un jeune gardien de camp s'est approché de nous ; nous avons été à la même école à Pjijedor.
Il a pris le plus vieux par l'épaule lui disant de s'en aller...
Puis il m'a aidée à me lever, nue comme j'étais.
Je me suis rhabillée.
Les autres soldats, les monstres, nous regardaient sans rien faire et nous sommes reparties au camp.
Les autres filles qui ont été amenées du camp à cette maison n'en sont jamais revenues.
Je ne sais pas si elles sont en vie.

Enisa, 16 ans

Un des chetniks m'a ordonnée de le suivre dans une maison de mon village, Rizvanovici.
Je devais le suivre.
Il m'a ordonné de me déshabiller.
Je me déshabillais en sentant que je devenais folle.
Je ressentais la terreur dans tout mon corps.
Je mourais, on tuait tout mon être.
J'ai fermé les yeux.
J'ai crié, en tordant mon corps de façon convulsive.
Je saignais, j'étais vierge.
Il m'a dit de faire gaffe car le destin de ma famille dépendait de moi.
Il est parti et a invité deux autres chetniks à venir.
Je n'ai même pas su quand ils sont partis.
Je ne sais pas combien de temps je suis restée là, par terre, seule, dans une mare de sang.
J'étais dans un état de non-existence, à la fois morte et vivante, à la mince frontière entre folie et conscience.
Ma mère m'a retrouvée.
Je ne pouvais rien imaginer de pire, ma mère me retrouvant dans des conditions si humiliantes.
J'avais été détruite.
Or, pour ma mère, qui avait eu tout le temps une idée de ce qui se passait, c'était le pire chagrin de notre vie.
Nous avons toutes les deux crié, pleuré.
Elle m'a rhabillée.
Moi aussi, j'aimerais un jour être mère. Mais comment ?
Dans mon monde, les hommes représentent la violence terrible et de la douleur.

Pour contribuer au centre de soutien pour Tresnjevka pour les Femmes Bosniaques victimes du viol, écrire à Nina Kadic, Groupe de Femmes, Tresnjevka, Mlinarska ZAgreb, Croatie.

Pour demander que le viol systématique soit documenté comme crime de guerre, écrire au Professeur Frits Kalshoven, Responsable, Commission des Experts de l'Ex-Yougoslavie, Nations Unies, Palais des Nations, Genève 1211 Suisse.

Nombreux sont celles et ceux qui réagissent aux événements concernant l'ex- Yougoslavie. Mais les informations, dans la forme du moins où elles sont actuellement diffusées dans les médias, disposent les esprits vers une sorte de démission face à la barbarie. Celle-ci serait d'une part incompréhensible, d'autre part immaîtrisable puisque présentée comme étant le fait d l'ensemble des communautés, dès lors renvoyées dos-à-dos.


Devant ces réactions, il est nécessaire d'élaborer des outils d'analyse politique propres à ne pas laisser le sentiment d'impuissance nous envahir. Rappeler par exemple que, dans cette partie de l'Europe, l'histoire des guerres passées ne peut servir à elle seule d'explication du conflit, sans risquer de le banaliser ou d'entrer dans une logique de la fatalité. Rappeler encore et surtout que les femmes se trouvent au centre d'une cruauté politique particulière, puisqu'elles sont traitées ignominieusement, comme si la guerre, en plus de ces actes barbares, devait faire du corps féminin la symbolique de l'intrusion de la puissance, le moyen de l'épuration.

Nous condamnons la purification ethnique et l'utilisation du corps féminin comme territoire politique et lieu d'un combat dépravé. L'impunité des criminels est insoutenable, il est donc urgent de constituer un tribunal international.


Nous écrivons et diffusons ce texte pour résister à l'indifférence et à la démission.


Groupe de réflexion sur l'Histoire et l'Anthropologie des Femmes. Centre de Recherches Historiques 54, boulevard Raspail 75006 Paris

Premières signataires : Elisabeth Claverie, Cecile Dauphin, Arlette Farge, Geneviève Fraisse, Dominique Godineau, Véronique Grappe-Nahoum, Nancy Green, Marie-Elisabeth Handmann, Odile Krakovitch, Christiane Klapish-Zuber, Rose-Marie Lagrave, Pierette Lebrun-Pézerat, Danielle Poublan, Pauline Schmitt-Pantel, Michelle Perrot, Yannick Ripa, Danièle Voldman.

Vous pouvez diffuser et signer ce texte et le renvoyer au groupe de réflexion.

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Notes de bas de page
1 - La liste des camps qui figure à la suite de ce rapport n'est pas reproduite ici, car les lieux de détention des femmes sont mobiles et ceux indiqués dans cette liste ont probablement été fermés ou déplacés.
2 "Rape by order", New York Newsday, 23 août 1992" ; Weapons in Bosnia : rape, degradation", USA Today, 10 août l992 ; Emma, Septembre 92.
3 Marie-Aimée Hélie-Lucas, coordinatrice du réseau international Femmes sous Lois Musulmanes a envoyé, le 22 décembre 1992, une lettre à Madame Osata, Haut Commissaire aux réfugiés, pour lui demander ‘une explication et, le cas échéant, une sanction’ de ce fonctionnaire.

Lettre citée dans : Le dossier d'information sur les crimes de guerre contre les femmes en ex-Yougoslavie publié par le réseau "Femmes sous Lois Musulmanes" - B.P. 23 - 34790 Grabels - Montpellier - France. (11 janvier 1993) .

4 II s'agissait de la "cellule humanitaire du Quai d'Orsay" composée d'une gynécologue, d'une juriste et d'une psychologue. Ces équipes se sont rendues en Croatie après la mission européenne et proposeront à leur retour d'accroître l'accueil de réfugiées musulmanes en France.
5 La proclamation de l'état de guerre par 4 membres de la présidence fédérale sur 8 (Serbie, Montenegro, Voïvodine, Kosovo) a eu lieu le 3 octobre.
6 Rappelons ici le constat de réaction dans les pays d'Europe de l'Est qui remet en cause ou supprime nombre de droits des femmes (à l'avortement en Pologne par exemple).
7 Texte reproduit dans le Dossier d'information... déjà cité.
8 Stasa ZAJOVIC, "Les mères courages - Les femmes résistent à la militarisation en ex-Yougoslavie" in : Paris Féministe, n° 139, nov. 1992 (11-13).
9 Tél.: 38 - 41 53 15 03   Fax:38 -41 62 81 95

10 En majuscule dans le texte.
11 Note de l’Editice. La traducation de ce texte a été ajouté au dossier coordonné par F. Séchau : Ms, janvier-février 1993. Traduit de l'anglais par Deborah Glassman.

12 Note de l’éditrice. Ibid.

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