Revue : Projets Féministes
numéro 2
  Anonyme  *

Violences contre les femmes

Les violences contre les femmes en Chine

Projets Féministes N° 2. Avril 1993
Les violences contre les femmes : un droit des hommes ?
p. 5 à 38

date de rédaction : 01/04/1993
date de publication : Avril 1993
mise en ligne : 07/11/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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La seule lecture des rapports officiels pourtant censurés et largement édulcorés donne des preuves alarmantes de l'ampleur et de la gravité des violences que les femmes subissent en Chine.

Le problème ne tient d'ailleurs pas uniquement à la fréquence de ces brutalités ni à la tragédie que représente chaque cas individuel. Car cette violence dont les conséquences sont particulièrement dramatiques en zone rurale et qui porte atteinte à l'intégrité physique et mentale des femmes reste à l'heure actuelle considérée par la société (et par les femmes) comme quelque chose d'ordre privé, familial, bref comme un phénomène parfaitement normal.

Dans ce contexte social plutôt accommodant, la violence non seulement existe mais se propage sans que les femmes puissent se soustraire aux souffrances qu'elle provoque. Dans trop de cas, obligées de supporter l'insupportable, elles vivent à la limite de ce que l'être humain peut endurer. Certaines pour en finir combattent la violence par la violence, allant jusqu'à tuer ou se tuer.

En Chine, les violences contre les femmes susceptibles d'entraîner une condamnation plus ou moins sévère accompagnent en général la perpétration de délits "plus manifestes". Le comparatif "plus manifeste" n'a rien d'une notion juridique ; il se réfère à des actes déjà largement reconnus comme des crimes par la plupart des gens : le viol, par exemple, ou bien l'enlèvement et la vente des femmes, la prostitution forcée, les agressions entraînant la mort, etc..
Or les formes les plus banalisées de la violence qui s'exerce contre les femmes s'observent à l'occasion des mariages arrangés ou au sein du couple et cette violence-là n'a même pas commencé à retenir l'attention du corps social.
En fait, la violence "domestique" n'est toujours pas considérée par la majorité de la population chinoise comme un problème à part entière qu'il convient universellement de reconnaître, de combattre, d'éliminer.

La réponse que la société apporte aux épreuves et aux souffrances des femmes maltraitées tient en deux mots : indifférence et apathie.
Dans ces conditions, rares sont celles qui vont engager un procès devant le tribunal ou exposer leur situation en public.
D'autant que pas un ministère, un organisme public ne se charge d'aider les victimes ou d'enquêter activement sur le problème.
Si l'on ajoute à cela le strict contrôle qu'exerce le gouvernement sur la presse, on comprendra aisément à quel point il est difficile en Chine de se documenter sur ces questions.
Les faits exposés dans cet article sont donc nécessairement limités, tant au niveau de leur ampleur que de leur profondeur.

J'espère néanmoins que l'analyse suppléera à ces insuffisances.

Dans certaines régions rurales, le rapt et la vente des femmes ont spectaculairement augmenté à partir du milieu des années quatre-vingt. À chaque étape (le moment de l'enlèvement, la vente de la femme, sa vie avec l'homme qui l'a achetée pour l'épouser), ces délits s'accompagnent de violences inouïes, tant sexuelles que physiques ou psychiques.

Les statistiques officielles sur le rapt et la vente des femmes étant toujours restées confidentielles, il est évidemment difficile de se les procurer.  Toute référence à ces agissements a pratiquement disparu depuis que, à la suite du Mouvement démocratique de 1989, le contrôle sur la presse s'est fait plus rigoureux encore.

Les données les plus récentes sur lesquelles, après bien des efforts, j'ai pu mettre la main, datent de la fin 1990. Au cours des dix premiers mois de cette année, les services de sécurité publique opérant sur l'ensemble du territoire chinois ont enregistré 11.689 cas de rapt et vente d'êtres humains, soit une augmentation de 60 % par rapport à l'année précédente. De novembre 1989 à octobre 1990, 54.450 personnes ont été arrêtées au motif qu'elles se livraient au commerce d'êtres humains. Les enquêteurs ont recensé 8.942 gangs (soit 30.050 individus au total) impliqués dans cette activité.

Ces chiffres incomplets sont sans doute en deçà de la vérité ainsi qu'on est tenté de le penser en constatant, à partir des mêmes documents, qu'à l'occasion du recensement général de 1990, les fonctionnaires des services de sécurité chargés de vérifier les permis de résidence et d'effectuer diverses tâches de routine ont, dans la seule province du Shandong, retrouvé 13.958 femmes qui avaient été achetées et vendues, résolu 1.132 cas d'enlèvement et de vente de femmes et d'enfants, libéré 3.966 femmes et enfants réduits en esclavage, et inculpé 1.690 personnes pour commerce d'esclaves.

Les statistiques concernant plusieurs circonscriptions de moindre importance donnent également quelques indications sur la gravité et l'extension du problème. En deux ans, de 1986 à 1988, 48.100 Chinoises originaires de diverses régions du territoire national, mais recensées dans les six cantons de la circonscription de Suzhou (Jiangsu), y ont été amenées pour y être vendues. Ces dernières années, la population du village de Niulou, sur la commune de Tongshan, s'est accrue de plus de 200 personnes, presque toutes des femmes enlevées au Yunnan, dans le Sichuan et dans le Guizhou pour être vendues à Niulou : tel fut le cas des deux tiers des jeunes mariées du village.

En 1988, un gang de 43 hommes spécialisé dans les rapts et la vente de femmes fut démantelé à Suzhou. Entre le mois d'août 1987 et le mois de janvier 1988, en recourant à la force ou en prodiguant de fausses promesses, cette bande a conduit 101 femmes à la gare de Suzhou où elle les proposait pour des sommes allant de 1800 à 3600 yuans, soit au total un profit de 136.700 yuans. 2

En 1986, les paysans du canton de Shen, dans le Shandong, investirent 1.000.030 yuans dans l'achat d'épouses ; au même endroit, un marchand d'esclaves du nom de Dai Xueqian empocha 31.300 yuans en vendant 16 femmes en l'espace d'une année.

Quant au marchand d'esclaves Li Anfu, domicilié à Leshan, dans le Sichuan, il négocia 30 femmes entre les mois de mars et de décembre 1986, sans que les enquêteurs parviennent à déterminer le montant exact de ses gains. Après son arrestation, Li fit savoir qu'il offrait 100.000 yuans à quiconque le sortirait de prison.

Au vu des statistiques approximatives rendues publiques par le service de lutte contre les enlèvements et la vente des femmes de la circonscription de Quyang (rattachée à la ville de Baoding, dans le Hebei), chaque année, et depuis longtemps, le trafic d'êtres humains y occupe jusqu'à 1.000 personnes.

Le village de Xidi, notoirement spécialisé dans ce genre de commerce, abriterait plus de 80 marchands d'esclaves. Près de 5.000 femmes vivant sur ce canton y ont été achetées. Ailleurs, dans un village moins prospère, en l'espace de trois ans, 24.000 yuans ont été consacrés à l'acquisition d'épouses.
Si l'on fixe le prix de chacune à 3.000 yuans (somme relativement élevée), on arrive à la conclusion que les hommes du village acheté 80 femmes.

Dans les zones où les rapts et la vente des femmes se au vu et au su de tous, certains marchands d'esclaves chargent les femmes enlevées sur des camions et sillonnent la région en plein jour pour placer leur marchandise.3

Reste à savoir pourquoi tant de marchands d'esclaves osent ouvertement vendre des femmes, voire les brutaliser en public, pourquoi tant d'hommes sont prêts à s'acheter une "épouse", comment, enfin, un si grand nombre femmes peuvent ainsi se laisser abuser ou emmener de force pour être vendues.

Autant de questions complexes, qui soulèvent des problèmes à la fois historiques, culturels et économiques. Mais qui se résument en fait à de mots des plus simples : l'argent, le sexe.

C'est en premier lieu parce qu'il existe un marché et une demande que les
marchands d'esclaves réussissent à berner, kidnapper, vendre des femmes.
Car sans marché, pas de dividendes.

Mais sur quelles bases a pu développer un marché des femmes aussi important ? Autrement dit, pourquoi tant d'hommes éprouvent-ils l'envie d'acheter leur "épouse" chez un marchand d'esclaves ?

Il y a deux raisons à cela.

La première repose sur l'importante proportion des "vieux garçons" dans maintes régions rurales chinoises, soit, au sens que le terme revêt traditionnellement en Chine, d’une population d'individus mâles âgés de plus de trente ans et restés célibataires. Ces hommes n'ont pu prendre femme en raison soit de leur passé (parce qu’à l'époque de la Révolution culturelle ils ne venaient pas du "bon" milieu social, par exemple) soit de la pauvreté de leur famille soit d'un problème d'ordre physique ou psychique (maladie, handicap, arriération mentale).
Le poids de la plus importante des responsabilités familiales en Chine (la transmission du nom), et les besoins crûment physiologiques qui la sous-tendent poussent ces hommes à se tourner vers les marchands d'esclaves pour trouver une épouse.

La deuxième raison est plus banale encore : acheter sa femme revient moins cher que l'épouser dans les règles.

Dans le Nord de la Chine, un mariage coûte à l'heure actuelle de 6.000 à 8.000 yuans. Sur le marché, le prix des femmes s'établit la plupart du temps entre 2.000 et 4.000 yuans.

Mais le phénomène reste peut-être difficile à comprendre pour le lecteur non averti. Est-il possible que l'homme qui achète une femme pour l'épouser n'ait besoin que de son corps et de ses organes reproducteurs, pas de son affection, voire de son amour ? Si un lien puissant rattache bien sûr cette situation aux traditions culturelles féodales de la Chine, sa cause la plus immédiate tient aux inadmissibles coutumes matrimoniales en vigueur dans la Chine rurale moderne où le mariage donne lieu à une transaction purement économique. 4

L'argent mis en jeu à l'occasion est pour l'essentiel consacré aux "cadeaux de fiançailles", au "prix de l'épousée" exigé par la famille de la fiancée. Le nombre de cadeaux de fiançailles constitue un élément décisif dans les négociations menées autour du mariage ; en tant que tel, il représente la raison principale de la pratique des mariages forcés, la raison principale aussi de la violence opposée aux efforts engagés pour conquérir le droit de choisir librement son conjoint. Avec de tels usages matrimoniaux, "acheter une femme" ou "prendre femme" revient à peu près au même. Dans un cas comme dans l'autre, ce qui prime avant tout c'est la somme d'argent engagée.

Il ne suffit pas d'affirmer qu'acheter une femme est un crime justifié par les traditions d'une culture féodale ; il faut aller plus loin et dire que les causes du problème aujourd'hui posé par les rapts et la vente des femmes sont, à un degré stupéfiant, indicatives de changement, voire de progrès.

Avant que la Chine ait adopté une politique de réforme économique, la grande masse des paysannes chinoises passaient leur vie dans un milieu étroit, fermé. Le radicalisme des mesures économiques agricoles les empêchait de s'engager dans une activité productive autre que le travail des champs ; elles ne pouvaient même pas élever plus de volailles ou de porcs que ne l'autorisait la loi. Leur immense pauvreté et la politique suivie en matière d'éducation les privaient de l'opportunité d'apprendre quoi que ce soit. Ignorant tout de ce qui se passait dans le monde, elles ne disposaient que du minimum de connaissances et de savoir-faire nécessaire pour survivre dans leur milieu d'origine.

Or, la réforme économique a ouvert des voies qui attirent autant les femmes que les hommes.
Un monde vaste, neuf, excitant apparaît soudain devant elles.
Le désir naturel qu'ont les humains de vivre mieux, l'instinct qui les pousse à aspirer à la liberté conduit un nombre croissant de femmes à vouloir abandonner les fourneaux et les kangs où elles s'activent depuis des siècles, à quitter les villages et les champs où se déroule jusqu'ici toute leur existence.

Elles sont de plus en plus nombreuses à vouloir décider pour elles-mêmes et à s'opposer au mariage arrangé par leur famille.

Bref, quantité de raisons expliquent que tant de femmes de campagne - notamment celles qui connaissent des conditions très dures - partent de chez elles en quête d'un avenir différent.

Des milliers de femmes affluent ainsi vers les grandes villes telle que Pékin pour y travailler comme bonnes d'enfants, domestiques à gages, employées de commerce ; d'autres gagnent la zone économique spéciale de Shenzhen, dans le Sud du pays, où elles trouvent à s'embaucher dans des entreprises en participation ou des compagnies étrangères. D'après les statistiques (incomplètes) de la Fédération féminine du Yunnan, 19.943 femmes ont quitté cette province en 1986 et jusqu'au début de 1987 (avant 1985, c'est-à-dire avant la création de ces archives, le nombre total des "émigrantes" se montait à 13.925) ; la plus âgée avait 55 ans, la plus jeune, 12 seulement. 5

Une étude menée sur 145 femmes volontairement parties d'une circonscription du Anhui montre que pour 18 % d'entre elles il s'agissait de fuir un mariage arrangé, quand 63 % voulaient découvrir le monde et changer de vie6.

Au cours des dernières années, 1.300 femmes du canton de Tongzi, dans le Guizhou, ont quitté leurs foyers : le mariage arrangé pour elles par leur famille les rendait malheureuses, ont déclaré 35 % d'entre elles. 7

On pourrait parler de courage à propos de ces femmes qui, poussées par leur détermination à vivre autrement, tournent le dos à l'ordre ancien.

Beaucoup ont réussi et acquis une expérience qui les a mûries et transformées.

En revanche, bien d'autres n'ont pas rencontré ce qu'elles cherchaient et se retrouvent dans une situation plus misérable encore - vendues comme esclaves, par exemple, ou obligées de se prostituer.

Cela s'explique entre autres par le fait que les femmes enlevées et vendues viennent en majorité de villages pauvres et reculés de certaines provinces, notamment du Yunnru du Sichouan et du Guizhou.
Elles sont, à 85 %, analphabètes ou semi-analphabètes.

Entraînées par leur désir aveugle de nouveaux idéaux et d'une existence un peu plus douce, elles manquent du minimum d'expérience nécessaire pour se lancer dans l'aventure. Sans aucune instruction, sans plans bien définis, mal préparées psychologiquement, elles ne savent absolument pas à quoi ressemble le monde qui s'étend au-delà du village. Elles ne possèdent même pas cet espèce de bon sens qui permet de se protéger dans une société nouvelle, merveilleuses, pleine d’opportunités, certes, mais aussi cruelle et impitoyable.

Leur ignorance et leur sentiment de culpabilité en font la proie idéale des trafiquants. Après son arrestation, l'un d'eux déclara d'ailleurs : "C'est tout simplement trop facile de les faire marcher. On n'a pas sitôt dit les trois mots magiques - ville, boulot, argent - qu'elles ouvrent grands les yeux. Elles croient tout ce que vous leur racontez et vous suivent n'importe où."

Aussi certains sont-ils d'avis que ce mouvement qui entraîne les femmes hors des maisons sert les intérêts des marchands d'esclaves et se traduit par toute une kyrielle de difficultés d'ordre social qui vont bien au-delà de ce commerce.

Pour ma part, je suis convaincue que le problème n'a pas grand-chose à voir avec l'inadaptation des femmes.

Les femmes ne sont pas congénitalement stupides. Après des milliers d'années de discrimination et d'oppression, le montant de la dette accumulée à leur égard par l'histoire et la société est déjà assez considérable pour nous dissuader de rejeter sur elles la responsabilité de leurs souffrances. Cette attitude revient à les livrer à jamais au pouvoir des hommes et à excuser toutes les formes de discriminations et d'injustices.

Le mouvement qui les pousse à sortir de chez elles, leur désir tout neuf de vivre autrement constituent les premiers pas de leur marche en avant et, en tant que tels, des étapes historiquement importantes.

Il faudrait se demander quelle aide, quel soutien le gouvernement, les tribunaux, la société au sens large, avec sa bonne conscience et son sens de la justice, apportent à ces paysannes chinoises qui, avec courage et au prix de bien des difficultés, franchissent les portes de la prison où elles vivaient recluses depuis des millénaires.

Si leurs progrès et leurs succès leur appartiennent, leurs défaites sont non seulement les leurs, mais aussi celles de la société.

La question se pose alors, dans ce pays à la fois ancien et moderne qu'est la Chine, de déterminer précisément la nature de la violence et des torts infligés aux femmes enlevées et vendues.

Une fois tombées entre les mains des marchands d'esclaves, la plupart d'entre elles sont battues et violées, parfois au cours de viols collectifs.

Telle cette étudiante de vingt et un ans, résidant à Wuhan et enlevée alors qu'elle regagnait son domicile : avant d'être vendue à un fermier, elle fut trois jours durant violée à plusieurs reprises par deux marchands d'esclaves.

Au vu des témoignages rassemblés par les services responsables de la ville de Baoding, dans la majorité des affaires de rapt et de vente organisées par des gangs, chaque femme est plusieurs fois vendue et revendue. Et, violée collectivement à chaque changement de propriétaire.

En 1989, les membres d'une de ces bandes opérant à Jianguomen, dans la banlieue de Pékin, ont soustrait 40 femmes au marché du travail au cours des quelques semaines qui entourent la fête du printemps. Toutes furent violées par la bande avant d'être vendues. 8

Criminels endurcis dépourvus de toute humanité, les marchands s’esclaves exercent envers les femmes qu'ils enlèvent une cruauté qui n'a pas pour surprendre.

Mais les hommes qui traitent avec eux (le plus souvent "braves" paysans, "honnêtes", "dignes de confiance"), comment se conduisent-ils avec ces épouses qu'ils ont achetées ?

D'abord et avant tout, ils voient en elles des objets sexuels destinés à leur assurer une descendance et à leur donner du plaisir. Ces femmes doivent rembourser avec leurs corps le prix qu'elles ont coûté, ce qui les prive évidemment de dignité en même temps que de droits et de liberté : elles deviennent esclaves.

Par ailleurs, on imagine volontiers que les femmes ainsi enlevées et vendues - en partie si elles ont déjà fondé une famille ou si elles sont très jeunes et encore vierges - ne supportent pas sans broncher le fait de se retrouver dans un lieu qu'elles n'ont pas choisi, où elles sont obligées de coucher et de vivre avec un homme qui est, pour elles, un inconnu.
Si certaines se contentent peut-être de gémir sur leur sort, d'autres tentent de s'échapper, se défendent farouchement, en meurent parfois.
Quoiqu'il en soit, toutes sont des victimes de la violence et, si pénible que soit le sujet, il faut entrer dans le détail de leurs histoire.  

Il semble que la majorité des femmes enlevées soient violées pendant la première nuit de captivité. Du même coup, elles perdent bien sûr la liberté : étroitement gardées, enfermées, elles n'ont pas le droit d'écrire de lettre ou de sortir. À la moindre tentative de résistance, leur vie se transforme en enfer.

Citons le cas d'une adolescente de 13 ans, vendue sur le canton Quyang, dans le Hebei à un "vieux garçon" de 35 ans. Précocement formée, elle avait l'apparence physique d'une fille de 18 ans et "l'acheteur" la traita sans pitié en esclave sexuelle. L'affaire finit par s'ébruiter, les officiers d sûreté délivrèrent l'adolescente, mais elle ne pouvait plus marcher tant il avait abusé d'elle.

À Quyang toujours, un marchand d'esclaves que le refus d'une femme à coopérer mettait hors de enfonça dans le crâne de la récalcitrante un clou long de 5 cm qui la priva à jamais de la parole, mais la garda en vie, et donc sexuellement disponible.

Selon des statistiques qu’il faudrait compléter, plus de 3.200 femmes ont été achetées en 1988 sur la circonscription de Liangshang (Shandong), avec un minimum de 10 par village.9

Afin d'éviter qu'elles ne s'échappent ou ne se suicident, comme beaucoup avant elles, les paysans les enfermaient ou les attachaient pendant la journée ; le soir, après avoir assouvi leurs désirs sexuels, ils leur enlevaient tous leurs vêtements pour qu'elles ne puissent pas s'en aller.

Incapable d'endurer le traitement que lui infligeait son "propriétaire", un homme de 40 ans, une jeune femme du nom de Wu Yan se résolut à fuir. Rattrapée, elle fut ramenée à qui de droit, pendue par les pieds et battue. Elle dut rester alitée quinze jours.
D'autres téméraires prises en flagrant délit de fugue ne reçoivent pas que des coups : on les brûle, on les mutile, certaines ont eu les oreilles coupées.

Ce genre de cruauté n'a rien d'inhabituel et la violence sévit partout où les femmes sont achetées et vendues.

Celles qui résistent courent le risque d'être enlevées et battues à mort.

Pour punir celles qui s'évadent, on leur sectionne parfois le tendon d'Achille, ou on leur crève les yeux.
Quand elles se défendent pour empêcher l'homme qui les a achetées de les violer, elles s'exposent à être violées par une douzaine d'hommes appelés à la rescousse.

Une de ces malheureuses passa deux ans attachée ; à sa libération, elle avait perdu la raison.

Une fois que le maître a suffisamment abusé de son esclave, il arrive qu'il la revende. Telle cette arriérée mentale qui changea de mains à plusieurs reprises et subit une série de viols à répétition qui faillirent l'achever.

On voit même des cas où le maître revend le cadavre de l'esclave qu'il a fini par tuer à la famille d'un défunt : elle sert de mariée pour des "noces de fantômes".

Dans le Jiangsu, une femme qui ne pouvait en supporter davantage s'est suicidée en se jetant dans les flammes.
Et, dans le Yunnan, il a fallu que sa famille entière prête la main à un acheteur pour qu'il arrive à violer l'intrépide jeune femme qu'on lui avait vendue. Folle de rage, elle mit alors la maison à sac. Ligotée trois jours et trois nuits durant, elle entama une grève de la faim : en représailles, elle se retrouva la bouche en sang parce que son propriétaire essayait de la lui ouvrir de force pour l'alimenter. Pour mieux résister, elle mit sa vie en jeu, se trancha les veines avec un couteau de cuisine, tenta de s'électrocuter, se brûla à plusieurs reprises avec des cigarettes. Mais son propriétaire la surveillait de près et ses tentatives de suicide n'aboutirent pas.
Même cette femme à la volonté si bien trempée n'a pu vivre comme elle l'aurait voulu ou mourir comme elle l'entendait.

Qui pourrait dire combien de femmes sont ainsi assassinées ou gravement mutilées, acculées au suicide ou obligées de vivre dans des conditions inhumaines ?

Qui sait seulement combien il y a de marchands d'esclaves prêts à fondre sur de nouvelles proies ?

Le gouvernement chinois prend, il est vrai, très au sérieux le problème posé par les rapts et la vente des femmes et consacre une partie de ses efforts à combattre ces pratiques.
Des services de lutte contre les enlèvements et la vente des femmes ont été mis en place dans la plupart des administrations locales, à l'échelon cantonal et au-delà.
En 1983 et 1989, deux opérations de relativement grande envergure furent lancées pour arrêter et inculper les marchands d'esclaves. Entre les mois de novembre 1989 et d’octobre 1990, près de 10.000 femmes furent libérées et un groupe de trafiquants condamné. Les résultats de cette campagne demeurent toutefois négligeables.

Pourquoi l'interdiction absolue du commerce d'esclave n’elle pas respectée ?

Comment se fait-il que les trafiquants puissent non seulement poursuivre leurs activités, mais aussi enlever et vendre au su de tous un nombre croissant de femmes ?

Pourquoi n'arrive-t-on pas à supprimer marché ?

Pourquoi les tentatives de sauver ces femmes se heurtent à tant d'obstacles ?

C'est que toutes ces questions sont liées à la nature de l’Etat chinois, à son mode de gouvernement et à son système juridiquement que j'aborderai plus loin.

En 1985, à Huachi, un canton du Gansu, sur le point de contracter un mariage dont elle ne voulait pas, une jeune fille de 18 ans mélangea un pesticide à de la farine, puis confectionna avec plusieurs petits pains empoisonnés qu'elle prit avec elle lorsqu'on la conduisit à la maison de son mari, lequel trouva les petits pains dans la soirée et les mangea jusqu’au dernier. Il mourut sur-le-champ. Alertée par un bruit suspect, la femme se précipita dans la pièce où il se trouvait. "Ces pains étaient pour moi ! " s'écria-t-elle à la vue du corps.
Le tribunal la condamna à la prison à perpétuité.
Des années plus tard, un journaliste qui assistait au procès dit qu'il n'oublierait jamais l'expression de profonde injustice qui se lisait sur le visage de cette femme.

En 1980 dans le Fujian, sur la circonscription de Shouning, la mère de Xirong, 14 ans, accepta 960 yuans (environ 150 dollars) pour arranger le mariage de sa fille avec un homme que ni l'une ni l'autre n'avaient vu. Deux ans plus tard, Xirong apprit incidemment que celui à qui elle était promise souffrait d'arriération mentale. Elle supplia sa mère de rompre les fiançailles. Mais sa famille, plus que modeste, avait depuis longtemps dépensé l'argent et se trouvait dans l'incapacité de satisfaire sa demande. La jeune fille fut mariée l'année suivante. Et malgré cette union où elle ne pouvait trouver le bonheur, elle se conduisit ainsi que l'exige la tradition chinoise, prit soin de son demeuré de mari et de sa belle-mère. En retour, sa belle-famille la rudoyait, la frappait. Cela dura quatre ans, jusqu'à ce que Xirong, alors âgée de 21 ans, poussée à bout par la façon inhumaine dont elle était traitée, prenne la courageuse décision de demander le divorce. ( À l’époque, en 1986, la pratique du divorce n'était plus exceptionnelle dans les grandes villes. ). L'affaire fut plaidée le 8 août 1987 ; lorsque Xirong sortit du tribunal, elle fut attaquée par plusieurs membres de sa belle-famille qui la frappèrent au point de lui faire perdre connaissance, et partirent en se rengorgeant. Plus tard dans la soirée, ils se rendirent à l'hôpital où ils avaient appris que les médecins tentaient de sauver la jeune femme. Ils pénétrèrent dans sa chambre alors que personne ne la surveillait, l'obligèrent à ouvrir la bouche en lui pinçant le nez et lui versèrent dans la gorge un plein flacon d'acide sulfurique qui la tua dans d'horribles souffrances.

Le jour du nouvel an 1989, la jeune Liu Xuelan, 16 ans, épousa un homme de vingt-six ans son aîné dans le canton de Linshu (Shandong). Après le mariage, elle essaya plusieurs fois de fuir, mais en vain ; après chaque tentative, son mari l'attachait, la battait, la torturait jusqu'à lui introduire des aiguilles sous les ongles. Des pieds à la tête, le corps de Liu Xuelan n'était que plaies et contusions, ses bras avaient enflé jusqu'à devenir aussi gros que ses cuisses. Le jour où des représentantes de la Fédération féminine de la circonscription vinrent pour la sauver, son mari les accueillit en hurlant: "Qu'est-ce que vous croyez ? Elle est à moi. Je l'ai eue contre ma petite sœur"

Je connais bien d'autres histoires aussi tragiques que ces trois-là.
Il s'en produit chaque jour, depuis des années et des années, parce que cette violence-là s'est construite sur les profonds et solides fondements d'une institution acceptée par la société : la triste coutume des mariages "arrangés", à l'instar de transactions économiques.
Un usage qui a perduré jusqu'à nos jours et que la sagacité humaine s'est ingéniée à perfectionner et à développer.

Malgré la généralisation des rapts et des ventes de femmes, en dépit aussi du fait que le gouvernement et le système juridique sont apparemment impuissants à entreprendre quoi que ce soit pour régler ce problème, il n'empêche, qu'aux termes de la loi, cet esclavage d'un type particulier reste illégal en Chine. La condamnation des marchands d'esclaves et le secours apporté aux victimes sont du ressort de la justice, quelles que soient ses lenteurs et les difficultés qu'elle rencontre.

Les mariages arrangés pour des raisons d'intérêt représentent le deuxième fléau qui frappe les paysannes chinoises.

Or ce fléau, lui, est légal, et ses victimes encore plus nombreuses. Lui aussi est un mal ancien : il s'enracine dans la féodalité et s'abrite sous le manteau de la morale traditionnelle. La loi ne peut rien contre lui et, en ce qui le concerne, les consciences sont depuis longtemps engourdies.

En Chine, la première loi sur le mariage a été promulguée voici trente-neuf ans : il y a trente-neuf ans que les Chinoises disposent du droit juridique de se marier selon leurs vœux.

Force est néanmoins de constater que les 1.501 mariages contractés en 1986 dans les 130 villages de la circonscription de Guangrao, dans le Shandong, 1.125 (75 %), étaient des mariages arrangés ; ajoutons que 5,5 % des morts violentes survenues sur ce territoire ont été imputées à la mésentente de couples mal assortis.
D'après une enquête menée en 1986 par la Fédération féminine du Shanxi, sur 23 villages du canton de Yulin, 2.558 individus des deux sexes y avaient été fiancés leurs parents, ce qui représente 30 % des fiançailles conclues cette année-là.  
Dans le nord du canton, 80 % des petites filles de 7 et 8 ans étaient promises à un homme qu'elles devraient épouser plus tard 10.
Dans le village de Liangtong (circonscription de Gaozhou, dans le Guangdong), 4 83 couples mariés entre 1980 et 1986, le furent à la suite d'un échange de jeunes filles entre les familles11.
104 jeunes femmes de Wenquan (commune de la circonscription de Kelan, dans le Shanxi) ont été mariées ces dernières années dans leur village ou ailleurs ; 97 d'entre elles, soit 93 %, honoraient ce faisant les engagements pis par leurs parents. 12
Le canton de Zhengning (Gansu) compte au total 180.000 habitants, dont 47,5 % de femmes. De à 1986, il y fut célébré en moyenne 1.500 mariages par an après que, 95 % des cas, la famille des jeunes femmes ait exigé le « prix de l'épousée » sous forme de cadeaux de fiançailles. Au cours de la même période, 4 personnes tentèrent de se suicider pour protester contre cette union qui leur été imposée, 3 moururent prématurément, une des épouses assassina son mari et 114 autres quittèrent le canton pour se soustraire à une union malheureuse.13

Bien qu'elle soit contrôlée par le gouvernement, le 3 juin 1987, l'agence de presse Xinhua n'a pu faire autrement que passer une dépêche ainsi rédigée : "L'enquête menée l'an dernier par la fédération féminine du Zhejiang sur les circonstances des mariages contractés à partir de 1980 montre que 13 % de ces unions correspondent à un échange de femmes entre les familles." (Encore faut-il préciser qu'il n'est pas ici tenu compte des autres types de mariages arrangés.)

De surcroît, selon une autre enquête concernant 7 cantons du Shandong, plus de la moitié des 6.000 individus des deux sexes mentionnés sur les registres de mariages (1.700 couples au total) ont été unis sur la base d'un échange de filles entre leurs familles.
Ces données sont à prendre d'autant plus au sérieux que la pratique qui consiste à échanger des jeunes filles a évolué pour passer d'un troc conclu entre 2 familles à un trafic d'envergure impliquant souvent 3 familles et parfois jusqu'à 6 ou 8.
La plupart des intéressées n'ont pas 18 ans et certaines sont encore des enfants.

Afin de permettre au lecteur de mieux comprendre la nature du mariage arrangé tel qu'on le conçoit en Chine, il me semble nécessaire d'expliciter ici quelques termes usités dans ce contexte.

* Le "prix de l'épousée", ou "dot du marié" (caili en chinois) se compose de la somme d'argent et des divers objets que la famille de la future mariée réclame à celle du futur marié lors des "arrangements" préalables au mariage en cours dans les campagnes chinoises.
Dans les années cinquante, le "prix de l'épousée" connut une chute historique à la suite du vote de la nouvelle loi sur le mariage : très souvent il ne s'agissait plus que d'un symbole - une simple pièce de vêtement parfois - destiné à témoigner de l'engagement contracté. Mais au cours des années soixante, avec la misère née de l'extrémisme des mesures politiques, on assista à un retour en force de cette coutume. Et dès les années quatre-vingt, le procédé désastreux qui consiste à exiger du futur époux une dot extravagante s'était partout répandu à la campagne.

Selon une recherche poursuivie conjointement par le Zhongguo funü bao [Femmes chinoises de notre temps], le Nongoun qingnian [Jeunesse paysanne] et l'Académie chinoise des sciences sociales, en six ans, de 1980 à 1986, la valeur moyenne du prix de l'épousée en zone rurale s'est vue multipliée par dix, alors que, dans le même laps de temps, le revenu paysan progressait de 1,1 point seulement. Les rapports concernant l'année fiscale 1985 établissent que le revenu par tête des paysans s'est élevé cette année-là à 397 yuans (subventions gouvernementales comprises) ; or, à la même époque, le prix de l'épousée atteignait couramment 1.000 à 3.000 yuans 14.

Ces sommes exorbitantes alliées à la longue tradition des préjugés contre le sexe féminin expliquent que tant de mariages suscitent des transactions.
En fait, ce genre d'arrangements constitue un moyen déguisé de vendre les femmes sans le dire.

Dans la Chine d'aujourd'hui, il est normal que ce marché soit considéré comme légal : cette légalité prépare le terrain aux activités illégales des trafiquants et assure un large soutien à leurs activités.

* "L'échange des filles" (huan qin), forme de mariage arrangé qui obéit aux règles de la transaction économique, est une pratique qui se généralise depuis quelque temps. Lorsqu'une famille paysanne n'a pas les moyens de marier son fils (soit parce qu'elle est trop pauvre pour le pourvoir d'une dot conséquente, soit parce qu'il fait un mauvais candidat au mariage en raison de ses handicaps physiques ou mentaux, de sa laideur excessive ou de son âge avancé), elle négocie l'échange d'une de ses filles célibataires contre une fille d'une autre famille, qui, elle, épousera le fils.

 * Quant à « l'échange des filles extensif" (zhuan qin), c'est une forme de mariage arrangé imaginée sur la base du huan qin. Ici, les membres de plusieurs familles (au moins deux mais souvent plus, jusqu'à douze, dans certains cas) intéressées par un huan qin se réunissent pour apparier les descendants des deux sexes.

Le huan qin et le zhuan qin se sont développés à partir des négociations traditionnellement de mise dans les mariages arrangés. Tous deux visent pour l'essentiel à garantir la subsistance de la famille et à assurer la perpétuation du culte des ancêtres.
Dans ces accords de type féodal, une fille se voit échangée contre une belle-fille, "arrangement" qui non content de sacrifier ses désirs et ses intérêts, l'assimile à une marchandise qu'il s'agit de troquer pour procurer une épouse à son frère..

Ajoutons que les mariages arrangés du type huan qin ou zhuan qin sont éminemment susceptibles d'envenimer les rapports des familles puisqu'ils reposent sur "l'égalité" supposée des filles échangées (ou plutôt sur leur équivalence, car on ne saurait parler d'égalité dans ce contexte).

Peu importe à égard qu'il s'agisse d'un échange de filles entre deux familles ou d'un troc impliquant cinq ou six : si tous les mariages sont une réussite, les choses se passeront bien ; mais il suffit d'un seul échec pour que tout s'écroule. Qu’une des épouses prenne la fuite ou entame une procédure de divorce et toutes les femmes échangées en même temps qu'elle devront immédiatement suivre son exemple, et bafouer, ce faisant, la raison d'être de ces mariages en cascade : trouver une épouse aux fils.
Les filles mariées de la sorte servent donc plus moins d'otages.
Leur famille et leur belle-famille, qui ne prennent déjà pas compte leurs souhaits, leurs intérêts ou leurs souffrances, se montrent encore moins disposées à faciliter leur fuite ou à les soutenir dans une action en divorce.

Lorsqu'une querelle éclate, elle risque fort de se terminer dans le sang, comme en témoigne cette histoire survenue dans un petit village du Hebei.

En 1985, Yi Baoan, un jeune homme dont les parents étaient morts quelques années auparavant, décida d'épouser Wang Guizhen, une de ses voisines. Pour ce faire, il donna sa petite sœur, Fenqin, 15 ans, à Wang Shangguo, le frère puîné de sa future épouse. Si Yi Baoan et Wang Guizzen devaient former un couple heureux, en revanche Wang Fenqin, mariée contre son gré et beaucoup trop jeune, se querellait souvent avec son époux et il ne se passa guère de temps avant qu'elle quitte le domicile conjugal. L'accord étant ainsi rompu, Wang Shangguo alla chercher sa sœur et la ramena chez lui. Yi Baoan fit plusieurs tentatives pour récupérer Wang Guizhen, qui, elle-même, aurait aimé pouvoir le suivre, mais son père et son frère la retinrent, l'obligèrent même à repousser son mari. Dès lors, Yi Baoan commença à nourrir des projets meurtriers. Il se présenta un jour à la porte de sa soi-disant belle-famille, armé d'un pic et d'un ciseau à bois. « Comment crois-tu que nous finirons par régler cette affaire ?» lança-t-il à Wang Sangguo, lequel répondit froidement : « Si quelqu'un rompt l'arrangement, tout le monde doit rompre.» Yi Boan se rua sur lui pour le frapper, avec le pic d'abord, puis avec le ciseau. Sur ce, il s'engouffra dans la maison où Wang Guizhen travaillait à sa broderie : avant même d'avoir compris ce qui se passait, elle gisait dans une mare de sang. Ses yeux se fermèrent pour la dernière fois après qu'elle eut reçu vingt coups de ciseau.

Cet usage bien ancré dans les campagnes chinoises, qui pousse à ne faire aucun cas des sentiments individuels et à traiter les enfants comme des marchandises bonnes pour le troc, conduit plusieurs jeunes, des filles surtout, à se révolter.

Selon une étude menée à l'échelle nationale, 97 % des jeunes gens des deux sexes souhaitent que les choses changent. Mais quand les garçons disent qu'ils comptent trouver des appuis extérieurs, les filles sont plus nombreuses à envisager de résister individuellement. De fait, c'est ce qu'elles font, en grand nombre et de manière plutôt émouvante.

En règle générale pourtant, ces modes de résistances individuels, traditionnels ou dramatiques - la fuite, le suicide, le meurtre - déclenchent dans la société chinoise une violence qui peut aller jusqu'à la mort.

Au cours de l'été 1989, et sur une période de deux mois, 17 personnes (dont 15 femmes) qui avaient tenté de s'empoisonner furent admises dans un petit hôpital rural du canton de Jia (Henan). Un médecin de cet établissement confia voir chaque année plus de 50 cas similaires, qui, pour 95 % concernent des femmes et pour 70 % des femmes de moins de 30 ans : en majorité célibataires, ces désespérées décident d'attenter à leur vie pour échapper à un mariage imminent.

En janvier 1987, un paysan du nom de Yu Deqan résidant sur le canton de Shangzhi (Heilongjiang), contraignit sa fille de 17 ans, Yhu Sumei, à épouser un homme de 30 ans, Chen Lanyou, après que ce dernier lui eut versé une dot de 1.400 yuans. Yu Shumei prit la fuite quatre jours après les noces et se réfugia dans le Shandong où elle vécut cachée pendant un mois. Puis elle décida de rentrer. Mal lui en prit : six membres de la famille de son mari se saisirent d'elle pour la ramener chez Chen. Après l'avoir dépouillée de ses vêtements, ils la torturèrent à tour de rôle, l'empoignèrent par les cheveux pour la frapper au visage, lui donnèrent des coups de pied, la fouettèrent à l'aide d'un câble électrique fixé au bout d’un gourdin. Pendant ce temps-là, son père était sorti boire quelque part. Deux jours plus tard, Shumei tenta plusieurs fois sans succès de s'enfuir à nouveau. Après l'avoir attrapée, ils se mirent à plus de dix pour la pendre les pieds et la battre, la brûler avec des cigarettes et des tiges de fer chauffées à blanc, l'obliger à signer de son sang le serment qu'ils avaient écrit en son nom. Cette séance de torture se prolongea trois longues heures. Shumei en sortit le corps lacéré des pieds à la tête par le fouet, meurtri par les coups portés, brûlé en plus de dix endroits. Six plaies de 4 à 6 cm lui entailla les bras ; son pied gauche était mutilé par deux coupures pratiquées entre les orteils avec un couteau enfoncé jusqu'à l'os et on lui avait tranché le gros orteil du pied droit ; la plante du pied gauche était en outre déchirée par un clou, celle du pied droit présentait une entaille profonde de 2 cm.

En 1985, Xu lizhang et Lu Yuxiao, un couple de paysans établi sur le canton de Chongyang (Hubui), convinrent pour 600 yuans de marier leur fille, alors âgée de 16 ans, avec Zhang, un ouvrier agricole qui ne vivait pas dans le village. Mais ils n'en dirent rien à la principale intéressée. Une nuit qu'elle donnait profondément après une dure journée de travail, elle s’éveilla brusquement et fut prise de panique en découvrant Zhang allongé sur elle. Elle se défendit, appela à l'aide. Un long moment plus tard, sa mère entra dans la pièce, mais avant que la jeune fille ait pu lui demander quoi ce soit, elle reçut deux lourdes gifles accompagnées de ces mots : « Hurles encore, je t'arrache la langue. C'est ton homme, maintenant.» Quelques jours plus tard, ses parents qui avaient résolument ignoré toutes les supplications de la jeune fille, la conduisirent sans ménagement chez Wang et essayèrent de l'obliger à coucher avec lui. En pure perte, car elle leur opposait une résistance acharnée. Le lendemain, Zhang, très en colère, fit irruption chez eux pour réclamer ses 600 yuans. S'en prenant alors à leur fille, Xu et Lu la frappèrent avec le manche d'une houe jusqu'à ce qu'elle tombe par terre. Puis ils l'enfermèrent dans une pièce en compagnie de Zhang pour qu'il la viole. Mais loin de se soumettre, l'adolescente résista de plus belle. Ses parents l'attachèrent alors à une échelle et lui administrèrent une volée de coups. Puis, la traînant jusqu'à un fossé empli d'eau, ils l'y plongèrent plusieurs reprises en lui demandant chaque fois qu'ils la laissaient émerger si elle allait enfin céder. Devant ce spectacle, leur deuxième fille, âgée de 12 ans, implora leur pitié à genoux. «Si tu ne te tais pas, on va te noyer, toi aussi » lui jeta le père.

Je ne suis malheureusement pas en mesure de fournir des chiffres précis sur les violences auxquelles donnent lieu les mariages forcés, ni de préciser combien de femmes cette pratique a tuées. Ce que je peux affirmer en revanche, c'est que nous n'avons connaissance que des quelques cas rendus publics par des individus qui ont eu à coeur de divulguer ce qu'ils avaient appris.

Pour élargir et approfondir la compréhension de la situation critique, mais bien réelle, que traversent les paysannes chinoises et celle du contexte social qui autorise la généralisation des mariages forcés et de leur cortège de violences, je voudrais mentionner encore quatre autres cas ; les deux premiers parce qu'ils sont très représentatifs dans leur singularité même, les deux autres parce qu'ils rendent compte d'un phénomène plus inhabituel apparu ces dernières années.

En l'absence de statistiques, cela devrait permettre de mieux comprendre la fréquence et la gravité de ces formes de violence.

À Qinglin, un village du canton de Taoyuan, dans le Hunan, la généralisation des mariages arrangés constitue un problème des plus graves. Entre 1982 et 1985, huit décès ont été directement imputés à cette pratique.
En 1986, par le biais des cours qu'ils organisaient, des organismes gouvernementaux firent signer une pétition à trente-deux jeunes filles célibataires de Qinglin. Distribuée ensuite auprès des jeunes femmes du canton, la pétition protestait à la fois contre les mariages arrangés, le prix de l'épousée et les folles dépenses entraînées par les mariages. Elle fut simultanément reproduite dans dix périodiques gouvernementaux, organes du pouvoir central ou de ses délégations régionales. Le texte circula dans le pays tout entier et fut partout approuvé.

L'année suivante, quand un journaliste se présenta sur la commune pour interroger les signataires, toutes se dérobèrent.
Depuis leur prise de position publique, certaines de leurs voisines les traitaient "d'articles au rabais" et les hommes affluaient en masse à Qingling, attirés par ce "cheptel gratuit".
Lorsqu'elles sortaient pour aller au cinéma ou au marché, on les tournait en ridicule, on les insultait, tant et si bien que leurs familles n'avaient pas tardé à faire, à leur tour, pression sur elles.
Personne ne trouvait rien à redire au fait que les mariages conclus dans le village soient à ce point devenus des affaires d'argent.
Celles qui s'étaient battues pour défendre leur droit à se marier selon leurs vœux et que révoltait l'idée d'être vendues se voyaient au contraire dévaluées, assimilées à de la marchandise "bon marché". C'est à ces normes en vigueur dans les campagnes chinoises que se mesure la valeur des femmes.

La famille Fang vivait dans le village de Lahoe. À 30 ans passés, le fils aîné des Fang, très laid et connu pour son tempérament emporté, était encore célibataire. Aussi fut-il décidé de lui procurer une épouse en échange de sa sœur Qiulan, 19 ans, qui venait de passer avec succès le diplôme de fin d'études secondaires. Plus instruite que la moyenne, Qiulan refusait obstinément cette solution, malgré les multiples blessures que lui infligèrent les coups répétés portés par son frère. Incapable de supporter plus longtemps cette brutalité que rien ne semblait devoir arrêter, Qiulan décida de se suicider pour en finir. Mais après avoir avalé des pesticides, poussée par un mélange complexe de sentiments où dominaient la colère et le désespoir, elle sortit précipitamment de chez elle et parcourut les rues du village, criant : « Je veux mourir, mes sœurs, je veux mourir ! Je suis un être humain, pas un animal. Je serai morte avant qu'ils me troquent contre une a femme. Mes sœurs, je veux mourir ! »  

En en appelant à la conscience de voisines, la jeune fille espérait susciter la sympathie, elle manifestait son aversion pour la cruauté ignoble de la société dans laquelle elle vivait. Mais ses cris n'attendrirent personne. Ces gens qui l'avaient vue grandir restèrent de marbre devant sa détresse, il n'y en eut pas un pour songer à lui porter secours. Un des témoins lâcha même : « C'est bienfait qu'elle crève, celle-là. Ça en fera une de moins. Mais ce n'est pas bien de sa part. Quitte à mourir, elle aurait pu attendre que son frère soit marié. »

Je connais bien des histoires terribles, mais celle-là me glace d'une façon toute particulière.

Voilà comment la Chine, pays de vieille civilisation traite les femmes. Voilà le sort qu'elles méritent là-bas. Elles peuvent souffrir, subir les pires violences, mourir, l'indifférence reste de règle. Les paysannes chinoises, en butte à un sort vraiment accablant, se soutiennent de leur capacité à espérer contre toute attente et arrivent à garder un tant peu de confiance.

Au cours des dix dernières années, cet espoir s'est concrétisé pour un grand nombre d'entre elles par deux types d'actions jusqu’alors inhabituel1es : la fuite pour se marier selon leurs vœux et le suicide collectif.

Plusieurs cas de suicides collectifs de jeunes femmes ont été constatés à partir des années quatre-vingt dans les régions rurales.

Le 31 juillet 1987 à Shangshai (Gansu), Niu Yiulian, 16 ans, Jin Duanhua, 14 Wang Wuwu, 12 ans, et Wang Xiaoping se sont tranquillement éteintes au bord de la rivière après s'être empoisonnées avec des pesticides. Elles laissaient toutes quatre des bil1ets à peu près identiques, disant simplement ceci : « Maman, papa, je vous quitte. Ne soyez pas tristes. S'il vous plait, enterrez-moi avec les autres. Et chaque année, le 15 juillet, posez une petite pastèque sur notre tombe.» Des mots où ne se perçoit pas la plus légère trace de peur ou de nostalgie à l'idée de perdre la vie.

De 1983 à 1989, on a dénombré dans le district de Fuzhou (Jiangzhi) 15 cas de suicides collectifs de jeunes femmes ayant au total entraîné 51 décès. La plus âgée avait 22 ans, la plus jeune 13, aucune n'était mariée, elles avaient pour la plupart quitté l'école avant l'heure et certaines ne savaient ni lire ni écrire.

D'après la recherche menée autour de ces suicides, plusieurs signes laissent à penser que ces femmes aspiraient à la vie après la mort et qu'elles ont accompli leur geste sans la moindre hésitation.

Au fond, elles se sont tuées parce que leurs conditions d'existence les désespéraient ; retirées de l'école par leurs parents, obligées de travailler extrêmement dur, le mariage restait leur seule chance de vivre autrement, mais là encore, elles n'avaient pas la possibilité de choisir librement.

Parallèlement, les profonds changements survenus autour d'elles ouvraient, elles le savaient, de nouvelles perspectives.
Dès lors, en même temps qu'il leur devenait impossible de simplement conformer le cours de leur existence sur celui de leurs aînées, elles prenaient douloureusement conscience qu'elles ne pourraient échapper au cercle étroit du village ni à l'avenir, moins que riant, programmé pour elles.
En quête d'une autre vie, imaginaire, elles ont choisi de fuir ces réalités en se donnant la mort.

Si je suis, jusqu'à un certain point, d'accord avec cette analyse, en revanche je ne saurais admettre que ces femmes se soient supprimées sans regret aucun.
Le seul fait de n'avoir d'autre alternative qu'espérer contre toute attente, et donc de nourrir des espérances irréalistes, témoigne en fait d'une immense détresse.

Une des jeunes "désespérées" a tracé 1.700 fois dans son carnet le caractère "mort".
Comment ne pas lire, dans ce signe 1.700 fois répété, la peur de mourir, l'envie de vivre, un cri d'alarme lancé pour trouver un minimum d'aide ?
Les auteurs de l'analyse mentionnée ci-dessus manifestent bien quelque compassion à ces femmes qui ont attenté à leurs jours, mais c'est pour aussitôt les critiquer en parlant de "superstition, ignorance, perte d'amour-propre, de confiance et d'estime en soi, faible sens de l'autonomie et de la dignité, manque d'idéaux".
Je ne comprends pas.
Est-il possible que des gens instruits, qui savent et comprennent autrement plus de choses que toutes ces jeunes filles, satisfassent leur sens de la responsabilité morale en adressant ce genre de critique à des femmes qui, toute leur vie, ont vécu dans le milieu que j'ai décrit ?

Pour la culture chinoise traditionnelle, l'homme et la femme qui s'enfuient ensemble pour se marier librement commettent un crime impardonnable qui les couvre de déshonneur.
Des femmes ont été torturées et exécutées pour cela.

Depuis quelques années pourtant, dans plusieurs provinces du Sud et notamment dans l'Anhui, de plus en plus de couples jeunes mariés menacés par un mariage arrangé choisissent de fuir ensemble.

Sur le canton de Dingyuan (Anhui), cette solution était à l'origine de 7,9 % des mariages en 1983 ; en 1984 ce taux passa à 8,55 % et il atteint 19 % en 1985. Au vu de cette montée en flèche, on imagine ce qu'il doit aujourd'hui !

En 1989, le tribunal du peuple du canton de Hanshan (Anhui) fit observer que les mariages de ce type représentaient 40 % des unions contractées dans le village de Jiulian 15. Et un ouvrage publié en 1991 les éditions du Quotidien du peuple fournit cette précision : « D'après les statistiques rassemblées à ce sujet par des personnes faisant autorité [les noms ne sont pas cités], dans un grand nombre de villages, un tiers, voire la moitié des ménages récemment fondés l'ont été sans le consentement des familles. 16»
Il existe en chinois un terme pour désigner cette pratique : siben, qui désigne expressément le départ dans le plus grand secret d'un jeune homme et d'une jeune fille désireux de se marier par amour. Ce faisant, ils veulent obliger leurs familles respectives à les reconnaître en tant que mari et femme puisque, comme le dit l'expression consacrée, "le riz est cuit".
L'essor du siben depuis l'adoption de la réforme économique est directement lié au libéralisme économique, désormais de règle.
Mais ce procédé d'amoureux rien d'un dénouement frivole, agréable ou romantique, et la société chinoise n'est pas prête à faciliter la réussite des formes de résistance, quelles qu'elles soient.

Toutes sortes d'obstacles et de souffrances attendent les couples librement unis. Tout d'abord, les deux familles vont se lancer à leur poursuite et si elles les rattrapent et les ramènent chez eux, cet homme et cette femme subiront l'un et l'autre des châtiments corporels plus ou moins sévères.  S’ils réussissent à s'échapper, il leur faudra trouver un endroit où se cacher tout en gagnant leur vie. Ce n'est qu'après des mois ou des années, ou bien à la naissance d'un enfant, qu'ils ont une chance de se faire pardonner et reconnaître par leurs familles. Mais certains de ces couples n'ont jamais pu revenir dans leur village natal, et plusieurs doivent constater que les multiples épreuves traversées ont prématurément chassé la jeunesse et l'amour : il leur reste d'autre alternative que continuer à vivre en s'appuyant l'un sur l'autre.

Pour se laver du déshonneur auquel l'expose le siben, la famille du jeune femme bat souvent le rappel de ses membres et déclare la guerre à la famille du coupable (encore que la plupart du temps ce soient les femmes qui suggèrent la fuite).

Enfin, si les couples ainsi formés ont à affronter les difficultés énumérées ci-dessus, ajoutons que, dans leur grande majorité, ils s'enfuient avant d'être légalement mariés, et qu'en cas de problème ils ne bénéficient pas de la protection de la loi.

À la différence de ce qui se passe dans les pays occidentaux, en Chine, la violence domestique n'est pas reconnue pour un problème social qui mériterait que les citoyens en débattent et que les médias en parlent.

D'ailleurs, personne ne soulève le problème, ce qui ne veut pas dire qu'il n'existe pas.
N'oublions pas que la tradition chinoise autorise les maris à battre leurs femmes. Plusieurs dictons les y incitent, du genre : « La femme que j'ai prise et le cheval que j'ai acheté /Je peux tous deux les monter et les fouetter» ou : «Si tu ne bats pas ta femme pendant trois jours, ta maison ira à vau-l'eau».

Tant de désintérêt et d'indifférence tiennent sans doute à l'impuissance de la société chinoise à, ne serait-ce que réaliser, que la violence domestique est en soi un problème dont il faudrait discuter.

Comme l'esclavage et le mariage forcé, mais de façon plus générale encore, la violence domestique est considérée comme une affaire d'ordre privé, familial.

Et bien que la notion de vie privée n'existe guère en Chine, cette violence (en particulier celle que les maris exercent contre leurs femmes) se voit obstinément légitimée par son rattachement à l'inviolable catégorie du privé, ce qui permet de la passer sous silence et de l'ignorer.

Or, en me fondant sur des documents pourtant incomplets et sur ma connaissance de la société chinoise, je suis en mesure d'affirmer que ce voile pudiquement jeté masque une souffrance considérable.

En 1983, le tribunal d'instance de Wuchang, dans la ville de Wuhan, statua sur 760 divorces. Dans près de 70 % des cas, le divorce était demandé par l'épouse, et 43 % de ces fenll11es avaient fait cette démarche parce que leurs maris les maltraitaient ou s'arrogeaient sur elles des droits exorbitants. 17

La même année, un centre d'accueil de la Fédération féminine de Wuhan a reçu 335 femmes venues demander aide ou protection parce que leurs maris les brutalisaient ; ce chiffre représente un tiers des demandes qui lui ont été adressées.18.
Et en un an, de février 1987 à février 1988, la Fédération féminine de Yueyang (Hunan) fut priée d'intervenir dans 221 cas, dont 134 (61 %) concernaient des femmes tyrannisées physiquement ou psychologiquement par leurs conjoints19.

Dans son numéro de décembre 1991, Zhonguo funü [La Femme chinoise] publia un "Article blanc sur la violence domestique". Son auteur, une juriste, y déclare : « J'ai récemment rencontré 106 femmes divorcées. 46 % d'entre elles ont demandé le divorce parce qu'elles ne pouvaient plus supporter les brutalités de leurs maris. Autrement dit, le fait que les hommes battent leurs femmes est à l'origine d'un divorce sur deux. J'ajoute que pendant leur mariage 70 % des femmes à qui j'ai parlé étaient battues par leurs époux.» 20

Il est très difficile de se procurer ce genre de rapports et les statistiques qui les accompagnent. Ces documents ne couvrent peut-être qu'une partie de la réalité, mais, en provenance de Pékin, (sans doute la ville la plus modernisée de Chine) ou d'autres grands centres urbains, ils sont rédigés des associations semi-officielles qui rassemblent des femmes. Dans la mesure où certains retracent l'expérience personnelle d'avocats, où d'autres correspondent à des minutes de tribunaux ou à des enquêtes de journaliste, il faut prendre au sérieux non seulement leur contenu mais aussi leur valeur représentative.

Et à la campagne, comment les choses se passent-elles ?
Si je n'ai pu dénicher ni données statistiques ni études de fond, j'ai découvert plus d’un élément intéressant dans un essai de Dai Qing et Luo Luo constitué à partir des d'entretiens entre les deux auteurs et six femmes bigames qui purgeaient alors une peine de prison.

Toutes les six venaient de la campagne, toutes étaient mariées à des paysans et toutes avaient longtemps subi les mauvais traitements physiques et psychiques que ces derniers leur infligeaient qui les conduisirent à devenir bigames. Malgré la prison, aucune n'éprouvait de remords et une seule chose les tracassait : l'éventualité de ne pouvoir divorcer d'avec leur premier mari à la fin de leur détention. Quatre d'entre elles avaient demandé le divorce, mais les juges le leur avaient refusé sans même vouloir retenir le fait que cette violence si longtemps endurée mettait leur vie en danger. De l'avis de ces six femmes, la perspective de passer de deux ans en prison pour bigamie s'avérait plutôt agréable en comparaison de qu'elles avaient subi avec leurs premiers maris.

Voici quelques citations extraites des interviews :

Hao Min (paysanne, 40 ans ; à 17 ans, incapable de supporter plus longtemps les coups de son mari, elle demanda le divorce) : « Je n'ai fait de mal à personne. J'ai juste voulu me mettre à l'abri. Et c'est comme ça que j'ai fini par enfreindre la loi et que j'ai atterri en prison. Je ne demande rien, mais je veux que le tribunal m'accorde le divorce. Je veux bien rester en prison des années si ça me permet de divorcer.»

Yu Shenlan (paysanne, 37 ans ; peu après son mariage, elle tomba malade avec une forte fièvre et pria son mari de la dispenser de rapports sexuels. A quoi il répliqua que si elle avait de la fièvre, c'est qu'elle était en chaleur ; et elle eut beau le supplier, il la viola plusieurs fois jusqu'à ce qu'elle perde connaissance. A partir de là, pendant plus de douze ans, il ne cessa de la maltraiter. La demande de divorce qu'elle déposa en 1980 fut rejetée. Elle abandonna alors le domicile conjugal pour vivre avec un homme du nom de Sui) : « Je n'ai peur de rien. La seule chose qui me fait peur c'est de ne pas obtenir le divorce. Une fois sortie d'ici, j'irai avec Sui, que ce soit légal ou pas.»

Wang Lianxiu (paysanne, 38 ans ; en 1963, à 12 ans, sa famille qui mourait de faim la vendit à son premier mari, un dénommé Huang, et utilisa l'argent pour se nourrir. Quant à el1e, désormais battue pour un oui ou pour un non, elle se vit pourtant refuser le divorce demandé en 1975. En 1983, el1e retourna dans son village natal et s'y maria une deuxième fois. Elle fut alors jugée et condamnée à un an de prison) : « Même s'ils me condamnaient à mort je ne reviendrai pas avec lui [son premier mari]. Quand je sortirai, s'ils me renvoient chez les Huang, je me tuerai. » .

He Xiuzhi (paysanne, 40 ans ; il n'y avait pas trois jours qu'el1e était mariée qu'elle subissait déjà les mauvais traitements de son époux) : «Maintenant que je suis vraiment en prison, je n'ai pas peur. Ce qui me fait peur, c'est d'en sortir.»

Jin Fengqin (paysanne, 39 ans ; son mari avait une maîtresse et fut pour cette raison licencié de son travai1. Soupçonnant Jin de l'avoir dénoncé, il la fouetta avec un câble électrique et une ceinture en cuir. Après qu'elle eut demandé le divorce, le couple dut passer à trois reprises devant une commission de conciliation; Jin montrait chaque fois la trace des coups reçus, et de retour à la maison, son mari la frappait chaque fois plus durement. Un jour il la déshabilla et l'obligea à s'agenouil1er sur des ampoules électriques brisées ; la douleur la rendait presque inconsciente. Elle perdit l'usage d'un bras, mais cela ne suffit pas pour que le tribunal lui donne gain de cause. Aussi décida-t-el1e de s'enfuir et de s'installer avec un homme qui ne la battait pas : « Si je n'arrive pas à obtenir le divorce, je suis décidée à régler ça moi-même. Je lui revaudrai ses amabilités ! Ça fait vingt ans que je me bats pour vivre comme un être humain, et qu'on me l'accorde ou non, ce n'est pas ce divorce qui va m'arrêter.»

Niu Guifen (paysanne, 45 ans ; son mari voulait l'obliger à se prostituer et la cognait lorsqu'elle se dérobait. Après une tentative de suicide, elle entama une procédure de divorce mais la pensée de ce que deviendraient ses enfants la retint d'aller jusqu'au bout. Quand elle rentra chez elle, son mari la frappa si fort qu'il faillit la tuer, et c'est alors qu'elle s'enfuit avec autre homme) : « A presque 50 ans, je n'ai même pas un endroit à moi, au moins ici personne ne me bat. On a tous les deux pris deux ans. Si j’obtiens le divorce avant qu'on soit relâchés, quand on sortira on trouvera un endroit où s'installer et fonder une famille. Et alors tout ira bien.»

Voyons maintenant, sans plus tenir compte des différences entre et campagne, quelles sont les causes les plus courantes à l'origine de la violence domestique. Il en existe au moins six.

1. Tout le monde sait que la femme n'est pas nécessairement en cause dans l'incapacité d'un couple à procréer. Mais la culture chinoise a, pendant des siècles, considéré que les femmes qui n'avaient pas d'enfant ou engendraient des filles plutôt que des garçons se rendaient fautives (ou mieux coupables) et fournissaient par conséquent à leurs maris un motif d'obtenir le divorce ou de prendre une concubine.

Dans la société chinoise désormais monogame, cette question de la descendance soulève toujours d'immenses problèmes dans les couples, surtout à la campagne où la transmission du nom reste une préoccupation majeure. Et elle se pose avec plus d'acuité encore depuis l'adoption des mesures restreignant les naissances à un enfant par famille.

Dans les années soixante-dix, après l'application de la loi sur la planification des naissances, un drame brutal se déroula dans une famille établie au sud du Jiangxi.

Une femme déjà mère de six filles et qui s'était fait stériliser à l'insu de son mari, fut battue et brutalisée deux jours et deux nuits durant, attachée pieds et poings liés, sur un lit. Pour finir, la mère de son mari tendit à ce dernier un énorme pétard en disant : « Vas-y, fais sauter ce morceau de viande pourrie.» Ce fils obéissant introduisit le pétard dans le vagin de sa femme et l'alluma. L'explosion éclaboussa la pièce de sang. Ce fait-divers illustre tous les sévices sexuels, physiques, psychiques infligées aux Chinoises, et la part active qu'y prend la belle-mère. La victime mourut un mois plus tard de l'infection de ses blessures. Lorsqu'ils l'enterrèrent, villageois attachèrent soigneusement le cercueil avec des lanières de bambou : la défunte ayant succombé à une mort violente, ils craignaient que son fantôme revienne les hanter.

Le 30 novembre 1982, Zhao Ziyang, alors secrétaire général du Parti communiste chinois, lut ce qui suit à l'occasion du Ve Congrès du peuple: « La société tout entière doit fermement critiquer la noyade des bébés de sexe féminin ainsi que les mauvais traitements que subissent leurs mères. Les tribunaux puniront ces agissements avec la plus grande rigueur.» Une déclaration qui témoigne autant de l'importance attachée par le gouvernement à la nécessité de protéger les femmes que de l'étendue et de la gravité du problème.

La situation s'est-elle améliorée au cours de la décennie quatre-vingt ?

D'après une étude menée à Hexi, un district de Tianjin, ces dernières années, 55 % des procès de divorce ont été provoqués par les mésententes graves survenues entre conjoints, ou familles par alliance, à la suite de naissance d'une fille. 21

J'en donnerai pour exemple l'histoire de cette femme battue et violentée par son mari après avoir donné le jour à une fille et très gravement blessée à trois reprises en l'espace d'un an : la première fois, son mari lui cassa le poignet ; la deuxième, il lui ébouillanta les jambes avec du thé brûlant et elle dut garder le lit un mois ; la troisième, il lui entailla si profondément la jambe avec des ciseaux que le sang souilla la moitié de la literie.
À en juger d'après les comptes rendus publiés çà et là dans les journaux, le fait qu'une femme n'ait pas d'enfant ou n'accouche pas d'un fils constitue une raison amplement suffisante pour que son mari la batte.

2. Les brutalités infligées aux femmes s'expliquent essentiellement à partir d'une longue tradition de machisme et de sexisme.

Pour que la violence se déclenche, il suffit par exemple qu'un homme constate le soir des noces que sa femme n'est plus vierge, ou la suspecte de ne plus l'être ; ou bien qu'il nourrisse des craintes ou des soupçons sur sa fidélité ; ou encore, plus banal, qu'il entende ainsi la faire obéir.

L'incident le plus anodin sert parfois de prétexte aux plus graves débordements.

Poussée à bout par des mauvais traitements répétés, la cinquième épouse de Yu Shaorong, un paysan de 35 ans installé sur le canton de Ba (Sichuan), demanda et obtint le divorce. Yu se maria alors avec Wen Zhaoying, qu'il maltraitait à la moindre broutille. Le 19 août 1987, il l'envoya rentrer la récolte mise à sécher au soleil. Trouvant que Wen tardait à obtempérer, il la renversa sur le sol et la saisit à la gorge d'une main pendant que de l'autre il tentait de lui arracher les yeux. Seule l'intervention de témoins l'empêcha d'arriver à ses fins.

Personne ne sait ce qui se passa entre eux, mais toujours est-il que trois jours plus tard, Wen se présenta avec un petit bagage chez des parents à elle et leur confia qu'elle avait décidé de se suicider. Ils l'en dissuadèrent et la pressèrent d'aller au plus vite chez son père pour se mettre sous sa protection. Yu eut vent de ces conseils. Il suivit Wen jusqu'à la gare et la ramena de force au domicile conjugal. Puis, il l’empoignant à la gorge, il lui arracha l'œil droit qu'il jeta ensuite aux poules. Et il les regarda le manger.

En janvier 1987, parce qu'il avait découvert chez lui un mégot de cigarette tombé par terre, un instituteur du canton de Shaoyang (Hunan) s’empara d'une hache et, sans même un mot d'explication, l'abattit sur le crâne de sa femme. Ainsi mourut une jeune épouse et mère de 24 ans. Avant qu’on  l'assassine, les coups qu'il lui assénait l'avaient déjà rendue soumise et , obéissant à ses ordres, elle n'allait pas chez les voisins, n'adressait parole aux hommes, ne levait pas même les yeux sur eux lorsqu'elle sortait. Comment aurait-elle seulement osé recevoir un homme ou se laisse fumer ? Elle avait bien pensé divorcer, mais ses parents et sa belle-famille, les cadres du village, tous leurs amis et leurs proches l'enjoignirent d’y renoncer car «une femme bien n'épouse pas deux hommes». Elle s'entendit même dire: «S'il te bat, c'est qu'il t'aime beaucoup.»

3. Les hommes qui ont une maîtresse brutalisent parfois leurs femmes pour les obliger à divorcer.

Le 18 juin 1991, le Zhongguo fazhi bao, magazine d'informations juridiques, relata les détails de ce fait-divers survenu dans la ville de Baotou.

Wang Yaqing et son mari, Lan Fengzhi formait un couple relativement uni jusqu'en 1983, date à laquelle Lan rencontra une autre femme et se mit à découcher. Wang essaya plusieurs fois de le retenir mais en guise de réponse elle recevait des coups ; son mari lui coupa grossièrement les cheveux, régulièrement il lui écrasait des mégots de cigarette sur le visage. Au bout de sept ou huit ans de ce traitement, couverte de cicatrices et de contusions, Wang était devenue l'ombre d'elle-même. Et un jour d'août 1989, pris de boisson, Lan lui lança à la tête un lourd objet métallique qui lui fractura le crâne. Elle en réchappa, mais désormais paralysée du côté gauche et dans l'incapacité de s'assumer, elle dut partir dans un établissement de soins. En avril 1991, Lan fit irruption dans le service où elle était soignée, et sous prétexte qu'elle entretenait des rapports louches avec son médecin, il blessa ce dernier d'un coup de hache. Sur ce, le menaçant de violences pires encore, il l'obligea à signer une reconnaissance de dette d'un montant de 5.000 yuans. Après avoir ramené Wang chez lui, il la contraignit à son tour à écrire une lettre accusant le médecin de l'avoir violée, et comme elle protestait en arguant qu'elle ne pouvait pas causer du tort à cet homme, il entreprit de la malmener atrocement. Il la brûla d'abord au visage avec un tisonnier chaud, puis, lui arrachant sa culotte, la brûla à l'intérieur des cuisses et à l'entrejambe avant de lui introduire la tige de fer dans le vagin. Wang s'évanouit sous l'effet de la douleur. Lan la frappa à la tête avec une chaussure jusqu'à ce qu'elle reprenne conscience pour aussitôt lui appliquer une nouvelle fois le tisonnier sur le sexe. Wang traversa ainsi une succession d'états conscients et inconscients. À un moment, elle s'accrocha aux jambes de Lan pour l'implorer, au nom des onze années passées ensemble en tant que mari et femme, de ne plus la torturer davantage. Il lui lacéra le vagin avec des pinces au bout effilé. Cela dura deux heures, qui laissèrent Wang pantelante. Lan alla chercha sa maîtresse pour qu'elle profite du spectacle. Quatre jours plus tard, ses parents vinrent réclamer Wang, et la malheureuse saisit cette occasion pour glisser dans la poche de sa mère un mot sur lequel elle avait eu la force de lancer un appel au secours. Lan fut enfin arrêté trois jours après.

4. Les hommes violents s'adonnent souvent à un vice : ils jouent, par exemple, ou bien ils boivent. L'ébriété, des pertes au jeu ou les appels à la raison d'une épouse constituent autant de bonnes raisons de battre sa femme et de la maltraiter.

5. La violence a à voir avec le sexe.

Amateur de cassettes vidéo pornographiques, le mari de Liu Yan l'obligeait à reproduire les scènes qu'il avait vues. La jeune femme travaillait comme vendeuse, et après une journée harassante, elle n'avait guère envie de se plier aux instructions de son mari. Alors il l'attachait, la brûlait avec des cigarettes, lui enfonçait une bouteille dans le vagin. Et lui répétait souvent : « C'est pour ton bien que je te frappe, je te frappe pour te rendre docile.»

6. Viennent enfin des raisons d'ordre économique.

À vrai dire, n'importe quelle situation conflictuelle peut pousser un mari à battre sa femme. Une telle, 26 ans, s'est fait cogner parce que le dîner était trop salé. Une autre, découvrant à son retour que son enfant avait une forte fièvre et délirait déjà, ne put s'empêcher d'adresser en sanglotant des reproches à son époux. Cela lui valut un coup de poing et un œil au beurre noir ; comme elle se précipitait chez son jeune frère, son mari la rattrapa et, l'empoignant à bras-le-corps, la projeta 3 mètres plus loin, à l'autre bout de la pièce; sa tête heurta le sol et il fallut lui faire trois points de suture.

Mais assez de faits-divers tragiques. Le plus terrible, à vrai die, c’est qu'à l'exception de ceux qui assassinent ou blessent grièvement femmes (tel Lan Fengzhi), aucun de ces maris violents ne se voit jamais puni, qu'ils bénéficient au contraire de la compréhension et du soutien que tout le monde.

En Chine (y compris dans les villes), l'étrange logique au coeur des phrases, du style : « S'il te bat, c'est qu'il t'aime beaucoup » ou : "C'est pour ton bien que je te frappe" est très largement acceptée. Ce qui prouve que dans l'esprit de bien des gens, il est raisonnable de battre sa femme.
C'est ainsi qu'une femme mariée qui fréquentait un homme célibataire lui demanda un jour : « Qu'est-ce que tu ferais si la femme que tu épouseras un jour couchait avec un autre homme ? », eut droit à cette proférée sur un ton courroucé :  « Je la battrai ! Je la battrai pour lui apprendre à se soumettre ! »

J'ai moi-même interrogé bien des hommes sur ce qu'ils pensent du problème des femmes battues par leurs maris, et je dois dire que, de manière générale, les citadins, en particulier ceux qui avaient suivi des études supérieures, ne vont pas crier sur les toits qu'ils trouvent cela normal. Ils diront plutôt : « Je n'ai jamais frappé une femme. À quoi ça mène d'agir comme ça ? Vous savez quel genre ça vous donne de battre une femme ? Ça prouve que vous êtes faible.»

Un de mes interlocuteurs ajouta quand même cette précision : « Sauf si elle me trompait. Dans ce cas, je ne garantis rien ».

À l’évidence, lorsque ces hommes désapprouvent la brutalité des maris vis-à-vis de leurs femmes, ce n'est pas parce que cette forme de violence les heurte réellement ou qu'ils ont quelque peu réfléchi à l'égalité entre les sexes, mais plutôt qu'ils veulent exprimer un sentiment de supériorité masculine, une espèce de mansuétude sexiste, et dès lors conditionnelle.

Dans un environnement social où le phénomène de la violence conjugale rencontre l'approbation et la tolérance générales, celles qui en sont les victimes découvrent souvent que, même en appeler à la justice, ne sert à rien.

Une femme que son mari avait frappée jusqu'au sang se rendit un jour au commissariat. " Pourquoi votre conjoint vous a-t-il battue ?" lui demanda d'emblée le policier. Parce qu'elle était sortie danser, expliqua-t-elle. D’un ton sévère, le fonctionnaire l'interrogea alors en règle pour savoir avec qui elle était allée danser, comment s'appelait cet homme, où il vivait, quel était son métier. De toute évidence, il estimait déjà qu'il y avait quelque louche dans cette histoire de femme partie au bal avec un autre homme que son mari. Une telle conduite méritait bien les coups reçus.

Voici un autre exemple. Dans le canton de Binhai (Jiangsu), trois jours après avoir épousé Lan, le dénommé Tang commença à la battre. Dès que Lan n'exécutait pas correctement ses ordres, qu'elle s'attardait chez ses parents ou en faisant les courses, bref, à la moindre "faute" elle s'exposait à une volée de coups qui finirent par la marquer en permanence de cicatrices et de meurtrissures. Plusieurs années devaient s'écouler avant que Lan, craignant que son mari finisse par la tuer, dépose une demande de divorce auprès du tribunal du canton. Devant l'acharnement dont elle était l'objet, on imagine sans peine l'extraordinaire courage qu'il fallut à cette femme pour accomplir cette démarche, et à quel point elle devait se sentir menacée. Le tribunal ne fit cependant aucun cas de son long calvaire : les juges se contentèrent de semoncer Tang et engagèrent le couple à se réconcilier. De se sentir ainsi approuvé dans son comportement rendit Tang encore plus sûr de lui ; désormais, à la moindre provocation, il saisissait un bâton pour frapper Lan, une corde pour la fouetter, jusqu'à des tenailles pour lui pincer les cuisses. Surpris une nuit avec une autre femme par le mari de cette dernière, il voulut, manière de "payer sa dette", obliger Lan à coucher avec cet homme. Elle s'y refusa. Alors il lui ordonna de se déshabiller et se mit à la frapper sur les fesses. «Regarde ce que tu m'as déjà fait, gémissait Lan en pleurant, s'il te plaît, ne me tape plus.» À quoi Tang répondait en riant : « Te taper ce n'est rien. Je vais t'arracher le coeur et le manger.» À quelques jours de là, il lui ordonna de le pousser à travers champs dans une brouette. Et selon ce qu'elle devait par la suite déclarer, au cours de cette promenade, il exigea qu'elle lui lie les mains et les pieds. Lan n'osa pas le contrarier, mais elle mourait de peur, persuadée qu'il préparait quelque chose de terrible. L'instinct de survie lui souffla l'idée du meurtre ; profitant d'un moment où Tang s'était assoupi, elle le précipita dans la rivière où il se noya.

Pour ce crime, elle fut condamnée à quinze ans de prison.
Si la relative clémence de ce jugement s'explique par le fait que les juges prirent cette fois en compte tout ce qui l'avait poussée à tuer, cette affaire n'en soulève pas moins le problème de l'impartialité de la justice.
Ce n'est pas le bien-fondé de la sentence qui est ici en question, mais le fait que Lan ait pu subir ce traitement pendant des années sans que personne lève le petit doigt pour l'aider dans les moments les plus durs.
Le jour où elle put rassembler assez de courage pour se présenter devant le tribunal afin d'échapper à la mort lente que lui réservait son mari, la loi non seulement ne lui apporta aucun secours mais s'empressa de servir les intérêts de son tortionnaire.
Après qu'elle l'eut assassiné, conformément à la législation en vigueur, le tribunal la condamna, au nom du défunt. Dans cette affaire, du début à la fin, les juges comme la société au sens large se sont prononcés en faveur d'une seule des deux parties, en faveur du mari.

Quant aux maris des femmes bigames évoquées plus haut, qui les avaient maltraitées pendant si longtemps et de manière aussi cruelle, ils n'ont pas été punis le moins du m bien au contraire puisqu'ils s'étaient constitués en plaignants et en victimes.

La loi sert les intérêts des hommes.

Le 3 avril 1992, lors de sa troisième session, le VIle Congrès national  du peuple devait adopter une nouvelle loi : la «Loi de la République populaire de Chine visant à garantir la sécurité des femmes». À vrai dire, il ne s'agissait pas d'une loi nouvelle à proprement parler, mais comme son intitulé l'indique, d'un texte destiné à assurer aux femmes la jouissance de droits dont elles étaient déjà censées disposer. Ceux qui suivent ce qui se passe en Chine n'ignorent pas que cette loi aurait dû être votée au moment où la Chine ratifia la « Convention sur l'élimination de toute discrimine à l'encontre des femmes".
Son adoption n'en fut pas moins différée.

En 1988 et 1989, le Congrès du peuple et l'Assemblée consultative peuple déposèrent au total seize propositions de lois sur les droits des femmes, et c'est en 1989 que le Congrès accepta d'en entreprendre la rédaction.

Le texte de 1992 a pour objet de rassembler en un ensemble législatif relativement cohérent les diverses dispositions (jusque-là éclatées entre différents ministères) sur les droits et la défense des femmes tout en corrigeant  leurs lacunes. La promulgation de cette loi, qui bénéficia à court terme d’un effet médiatique certain, représente un incontestable progrès au niveau juridique.
Formellement nécessaire, elle était essentielle pour protéger droits et les intérêts des femmes.
En dernière analyse cependant, et même sans s'attacher à en relever toutes ses imperfections, on ne peut que nourrir des doutes profonds sur son efficacité pratique.
Avant 1992, la Constitution, les codes civil et pénal, les lois en matière de mariage et d'héritage contenaient sur la défense des droits et des intérêts des femmes plusieurs dispositions relativement complètes et progressistes en regard des normes internationales.
En Chine, comme dans bien d'autre pays, il existe toutefois un écart considérable entre la lettre de la loi et son application.

Toutefois, étant donné que la République Populaire se place d'elle-même au premier plan des nations pour ce qui est des lois destinées garantir l'égalité entre les sexes et à protéger les droits des femmes, il est légitime de se demander pourquoi les femmes maltraitées n'y bénéficient pas d'une protection appropriée et efficace.

Le nombre impressionnant de femmes en butte à la violence témoigne à l'évidence de la gravité du problème.
Aujourd'hui, alors que le gouvernement chinois a d'ores et déjà lancé le deuxième plan quinquennal visant à mieux faire prendre conscience de la législation, pourquoi la grande majorité des femmes victimes n'ont-elles pas l'idée d'en appeler à la loi au lieu de toujours recourir à des méthodes traditionnelles et individuelles qui leur permettent, au pire de continuer à supporter la violence, au mieux d'y résister ?
Et quand, conscientes ou non de leurs droits, elles se tournent vers la justice, pourquoi les magistrats échouent-ils à leur apporter une aide vraiment significative et à protéger tant leurs droits que leurs intérêts ?
Pourquoi les jugements paraissent-ils si souvent injustes, partiaux ?

Voici, à titre d'exemple, un cas plus absurde encore que le divorce de Lan avec Tang ou la situation des femmes bigames.

Il s'agit d'un procès public de marchands d'esclaves arrêtés pour avoir enlevé et vendu des femmes et jugés à Baoding (Hebei). Celles et ceux qui y assistèrent avaient la conviction que les charges pesant sur les accusés étaient suffisamment lourdes pour leur valoir la peine de mort, mais les juges établirent la gravité des actes sur la base du profit réalisé par les trafiquants, "qui vendaient des femmes dans le but de faire un bénéfice".
Au moment du verdict, la salle ne put retenir un immense éclat de rire en apprenant que les marchands d'esclaves étaient condamnés pour les uns à quelques mois, pour les autres à un ou deux ans de prison.

N'est-il pas ahurissant en effet que les résultats demeurent aussi maigres et aussi éphémères, malgré le souci et le désir affichés du gouvernement d'éradiquer les fléaux que constituent l'achat et la vente des femmes, malgré aussi les lois adoptées et la mise sur pied d'organisations chargées de mener une campagne d'envergure pour abolir cette pratique (certains marchands ont d'ailleurs bel et bien été exécutés).

En somme, non seulement le gouvernement n'est pas parvenu à supprimer ou restreindre le trafic d'esclaves, mais certains signes laissent penser que cette activité s'est amplifiée.

Mes propos ont, par force, dépassé les limites du sujet principal de cet article, à savoir le problème des violences contre les femmes et les questions juridiques relatives à leurs droits et à leurs intérêts.
Cela est tout d'abord dû au fait que, selon la philosophie sur laquelle se fonde le droit chinois, la loi a plus pour but d’éliminer les "forces antagonistes" que de protéger la liberté et les droits des gens. 22

Des années durant, les Chinois ont proclamé que "le procureur et le tribunal" symbolisaient la "poigne de fer de la dictature du prolétariat".
Pendant la bonne quarantaine d'années écoulées depuis la proclamation de la République, le rôle prioritairement dévolu à la loi consista à mettre fin aux activités criminelles et à supprimer les "forces réactionnaires", épinglées comme telles, à chacune des orientations politiques successives.

On peut dire sans crainte d'exagérer qu'en Chine, l'histoire des organes de sécurité publique se confond avec l'histoire de la répression et de la dictature.

Une fois clos le chapitre de la révolution culturelle, il fut un temps proposé que la fonction des organes de sécurité publique ne soit plus assimilée au combat contre les ennemis du peuple, mais à la protection du peuple. Après la brève éclosion de nouvelles tendances de la lutte de classes, la campagne contre le libéralisme bourgeois par exemple, cette position ne fut toutefois jamais réitérée. La philosophie à la base de la notion de sécurité publique a entre autres eu pour effet d'ancrer profondément dans l'esprit du Chinois moyen la croyance que les organes de sécurité « sont faits pour les salauds », et en conséquence de l'engager à éviter dans mesure du possible tout contact avec la police et la justice.
Intenter un procès reste une solution de dernier recours.
Et, à l'heure actuelle encore, seule ques rares personnes savent que la loi peut servir à protéger leurs intérêts.

En Chine, les occasions où la justice est saisie pour arbitrer un différend  correspondent généralement à des demandes de divorce, une particularité  directement liée aux dispositions de la loi sur le mariage, qui stipule que des partenaires se refuse à divorcer, les deux parties devront être entendues par le tribunal.

En second lieu, bien que la Chine dispose d'un code législatif fort développé, dans ce pays, l'autorité de la loi s'incline devant l'autorité individuelle. Or la loi ne prend sens que lorsqu'elle coexiste avec le respect des droits.

J'en donnerai un seul exemple. Une de mes amies avocates chargée de défendre une femme qui demandait le divorce me confia que son succès  ou son échec en tant qu'avocate ne dépendaient pas de ses compétences juridiques ou de sa connaissance du droit. L'essentiel, me dit-elle, est de savoir négocier avec les gens et de disposer de relations solides, en d'autres termes de connaître des personnalités en position de pouvoir. Dans ce l'avocat a toutes les chances de gagner même s'il n'y a aucun argument faveur de la partie qu'il défend. À défaut de connaître des gens haut placés, il a en revanche toutes les chances de perdre, si solide que soit son dossier.

Les Chinois qui connaissent mainte histoire semblable ne se fient ni au droit ni à la soi-disant justice, ce qui a pour résultat de retirer sa dignité à la loi.
Il arrive même que les autorités se laissent parfois prendre à leur propre piège, comme en témoigne cet événement pour le moins bizarre.

En 1988, l'équipe municipale d'une commune du Guizhou entreprit de sauver une adolescente de 15 ans vendue comme esclave dans un canton du Jiangsu. Le bureau du comité central du Parti parapha pour l'occasion une circulaire ayant force de loi, qui précisait clairement : «L'achat de femmes et d'enfants est illégal. Ceux qui s'y livrent doivent être durement critiqués et rééduqués, et les sommes d'argent dépensées ne peuvent en aucune façon être réclamées aux familles des femmes et enfants concernés. De lourdes amendes sont infligées à ceux qui achètent des femmes et des enfants. Quiconque, et en particulier les acheteurs, interférerait avec les efforts entrepris pour sauver ces personnes ou leur porterait tort, sera sévèrement puni par la loi. »

Ces instructions n'empêchèrent pas les autorités locales de la localité du Jiangsu de fermer complètement les yeux quand, avec la participation des habitants du village, les parents de la jeune fille furent pris en otage. Et la municipalité du Guizhou dut acquitter la rançon demandée pour libérer l'adolescente et ses parents.
À partir du moment où aucune loi n'est plus observée, le droit ne signifie plus rien, et ceux qui sont censés le faire respecter finissent par être amenés à le pervertir.
Dans ce cercle vicieux, les vraies victimes sont, une fois de plus, les citoyens ordinaires.

Maintenant, certains vont probablement penser que cet article ne porte en fait ni sur la condition des femmes ni sur la question de leurs droits propres, mais sur celle des droits fondamentaux de l'ensemble du peuple chinois.

Les critiques de ce genre, fréquemment adressées à ceux et celles qui travaillent sur les droits des femmes en Chine, viennent en quelque sorte justifier le point de vue de leurs adversaires : aussi longtemps que le problème des droits humains fondamentaux continue de se poser en Chine, il est futile et superficiel de parler de la condition des femmes ou de leurs droits.

Comme s'il s'agissait de demander une part supplémentaire de dessert quand tout le monde manque cruellement de pain.

Une manière de voir qui, il faut le souligner, reflète la traditionnelle relégation des femmes au rang de deuxième sexe.

Si j'admets que la question des droits des femmes relève de celle, plus large, des droits humains, c'est pour en arriver à la conclusion inverse.

De par sa structure et sa nature, le système juridique chinois ne constitue qu'une des grandes causes explicatives de la violence généralisée qui s'exerce à l'encontre des femmes ; il ne saurait à lui seul en être tenu pour responsable.

Voici le premier point.

Deuxième point : plus la protection des droits de la personne s'avère insuffisante dans un endroit du monde donné, plus les femmes en tant que groupe y sont soumises à la répression et plus elles souffrent.

Tel qu'il s'énonce en Chine, le discours sur les droits humains tourne exclusivement autour de la liberté d'expression, de la liberté de la presse, de la liberté d'association, etc..

Il y est fait peu de cas de la condition féminine dans son ensemble - l'absence du droit à l'éducation, par exemple, la privation de liberté dans le mariage, le déni du droit à l'intégrité physique des femmes maltraitées.

Et il faut déplorer que la majorité des Chinois - notamment la majorité des intellectuels, en qui s'incarnent la conscience sociale de la nation et ses idéaux progressistes, démocratiques - ne se soient en aucune manière penchés sérieusement sur le problème.

Les femmes chinoises veulent bien autre chose qu'une gâterie de fin de repas.


Mai 1992


P.S. Pour se protéger l'auteure a dû dissimuler plusieurs sources formation et certaines données chiffrées. Elle s'en excuse ici.

Traduit de l'anglais par Oristelle Bonis

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Notes de bas de page
1 Note de l'éditrice : On pourra se référer sur ce sujet au Bulletin de Sinologie n° 86 - Décembre 1991 qui publie notamment le document de la 20ème conférence du comité permanent de la 7ème session de l'Assemblée Nationale Populaire du Parti Commun Chinois intitulé : "Prolifération des enlèvements et des ventes de personnes sur le continent "-Juin 1991.
2 "Hei se wangchao de fumie" ("L'effondrement d'un royaume de l'ombre"), Zhongguo funü bao,20 janvier 1989.
3 "Yi wu' bangja guai mai funü an" ("Commerce d'esclaves: l'affaire du 5 Janvier"). Zhongguo funü bao, 26 Mai 1989. Le Bulletin de Sinologie déjà cité (p. 10) reproduit une photo de ces femmes vendues, chacune porte un carton sur lequel son prix est affiché.
4 -Note de l’éditrice. On pourra se référer au roman de Li Ang. La femme du boucher - Flammarion - 1992
5 Commerce d'esclaves : l'affaire du 5 Janvier, art. cit., 16 Novembre 1988.
6 Ibid., 31 Juillet 1989.
7 Gulao de zuie (Un mal vieux comme le monde), Zhejiang wenyi chu ban she, 1988.
8 Zhongguo funü bao, 19 juin 1989.
9 Ibid. 10 octobre 1988
10 lbid., 1er septembre 1986.
11 Ibid., 29 août 1986.
12 Funü lilun yanjiu [Recherches théoriques sur les femmes l Fédération féminine du Shanxi - 1987.
13 Zhongguo funü boa, 22 juin 1987.
14 Ibid., 4 juillet 1986.
15 Zhangguo funü, 1986, N° 12.
16 Liu lia, Xiangeun hunyin yousi lu [Constat décourageant sur les mariages dans campagnes].
17  «Shuobu wan de huati» [« Un sujet inépuisable» J.Zhongquo funü chuban she.
18 Ibid.
19 Zhongguo funü bao.
20 Zhongguo funü, 1991, n° 2.
21  Tianjinwelxue, 1988, N° 3.
22 Note de l'éditrice : On pourra se référer à : Françoise Aubin : Traditions chinoises et droits de l'homme. ln : La Chine et les droits de l'homme. Préface de Fang Li Zhi. Ed. L'Harmattan - 1991.

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