Revue : Projets Féministes
numéro 1
 Patricia Highsmith

Compte-rendu de livres

Deborah Cameron and Elisabeth Frazer, The lust to kill : A feminist1investigation of sexual murder2

Projets Féministes N° 1. Mars 1992
Quels droits pour les femmes ?
p. 137 à 139

date de rédaction : 01/03/1992
date de publication : Mars 1992
mise en ligne : 07/11/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Peu de cas suscitent plus d'intérêt et de curiosité que les crimes sexuels, de ceux où le meurtrier ajoute à sa liste une cinquième, puis une sixième victime, selon un rituel de mort immuable : mutilation des organes génitaux, souvent éviscération, voire amputation d'un ou des deux seins.

Cette année voit le centenaire de Jack l'Éventreur, qui, en 1888 et en l'espace de quelques mois, tua au moins cinq femmes dans le quartier de Whitechapel à Londres. Par parenthèse, l'éventreur ne fut jamais définitivement identifié, bien qu'il y eût trois ou quatre suspects.

Le caractère prévisible de la conduite du tueur sexuel est un des aspects que met en lumière la Soif de tuer.

Les auteurs en sont deux universitaires : Deborah Cameron et Elisabeth Frazer. Leur analyse du meurtrier sexuel (on ne connaît pas de meurtrières sexuelles comparables à leurs homologues masculins) est en partie freudienne, mais s'appuie également sur les travaux de Krafft-Ebing et de Havelock Ellis.

S'agissant de quelque chose d'aussi protéiforme que la psyché humaine, les auteur-e-s, en bonnes scientifiques, se gardent bien de proposer une explication univoque et à l'emporte-pièce du meurtrier sexuel, dont le type demeure récurrent dans notre actuelle civilisation occidentale.

Elles risquent toutefois une analyse de l'attitude du meurtrier envers les prostituées et montrent comment elle est liée et modelée par son attitude envers sa mère, sa femme s'il en a une, et les femmes en général.

Les victimes de l'Eventreur étaient toutes des prostituées occasionnelles ou avérées comme l'étaient celles de Peter Sutclif, le récent "éventreur de Yorkshire" - à l'exception d'une jeune femme pour laquelle il fit probablement "une erreur".
Sutclif, le tueur du Yorkshire, fut un cas particulièrement exemplaire : cet homme marié, qui avait un emploi régulier, tua dix ou onze prostituées en quelques années sans que la police, qui, durant l'enquête, lui rendit visite et s'entretint avec lui et sa femme, eût le moindre soupçon.

L'étrange est que ces meurtriers de prostituées sont convaincus de rendre service à la société en "nettoyant les rues", selon la formule de Suteliffe.

Le meurtrier "en série" du type de Jack l'Éventreur ou de Sutclif s'attaque donc spécifiquement aux prostituées, tandis que « l’étrangleur de Boston » par exemple sonne à la porte d'une jeune femme ordinaire, éventuellement d'une femme mûre, après avoir pris un rendez-vous téléphonique en se faisant passer pour le releveur des compteurs ou tout autre employé du même genre.

Il viole et tue "en chambre", très différent en cela du premier type, que le viol n'intéresse pas, et même qu'il récuse.

Pourtant, la thèse des auteurs de la Soif de tuer est que les prémices de leur psychose sont identiques : une relation complexe et immature aux femmes, s'enracinant dans la relation à la mère, à la fois objet d'amour et objet de frustration. À la puberté, et de préférence un peu avant, le garçon doit s'extraire de cette emprise maternelle et se tourner vers l'extérieur. Mais le chemin vers ce qui est tenu pour la normalité dans les comportements sexuels est difficile et comporte bien des risques de dérapages et d'errements. "Alors que la fille désirera des objets sexuels masculins qui n'évoqueront pas pour elle la profonde ambivalence de ses sentiments pour sa mère, le garçon, lui, verra interférer ses violentes émotions enfantines avec son futur désir pour les femmes. Il en résulte que l'hétérosexualité masculine est beaucoup plus imprégnée que l'hétérosexualité féminine de fortes pulsions de peur et de jalousie, de fantasmes, d'inversion de rôle et de revanche envers les femmes."

Également judicieux sont les commentaires des auteurs sur les conséquences des imbrications, dans le christianisme, de la sexualité, du péché et du plaisir.

Enfin, Deborah Cameron et Elisabeth Frazer démontrent combien les meurtriers sexuels sont des produits de la culture ambiante. Les désirs, quels qu'ils soient, sont engendrés par les "représentations" - objets ou systèmes de valeur - offertes aux individus. Notre culture promet comme hautement désirables la liberté (masculine) et le franchissement des normes - comme le plaisir et le sentiment de dépassement de soi qui naissent de la conduite d'une voiture hors des limitations de vitesse - ou du meurtre gratuit.

Il n'y a donc rien de fortuit, disent des auteurs, à ce que notre époque soit aussi celle des meurtres sexuels sadiques.

La masse d'informations contenues dans ce mince volume est stupéfiante. Ainsi, des graphiques opportuns signalent par exemple les typologies des meurtriers, les années où ils ont sévi ainsi que les meurtres respectivement commis par des hommes et par des femmes.

C'est un livre qui suscite réflexions et débats, et qui jette quelques lumières sur un bizarre phénomène de notre temps: les meurtres sexuels en série.

Traduit de l'anglais par Monique Nemer.

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Notes de bas de page
1 Article publié dans Le Monde
2 Polity Press, Oxford, 207 p., 25 £.


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