Marcelle Capy

La vie tragique d’une fille-mère

La Bataille Syndicaliste
13/09/1913

date de publication : 13/09/1913
mise en ligne : 03/09/2006
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Hier, la Bataille Syndicaliste annonçait la tentative de suicide d’Hélène Renault. Cette jeune fille, arrêtée au Palais Royal par les agents des mœurs, s’était empoisonnée au poste de police en suçant des allumettes.

Je suis allée me renseigner au domicile supposée de la malheureuse, rue des Marronniers à Joinville-le-pont. Là, on me déclare ne savoir à peu près rien. Depuis le 8 juillet dernier, Mme Renault, mère de la désespérée, a quitté le petit logement qu’elle occupait à cette adresse. On me dit simplement :
- « Madame Renault était dans une misère noire lorsqu’elle déménagea. Quant à Hélène, elle avait un enfant »
Je m’en doutais. Fille mère, sans travail, proie toute indiquée au trottoir et à la prison. Éternel calvaire.
Je demande la nouvelle adresse de la mère. On me dit :
- « C’est à Saint-Maur, près de l’église ».

Me voici à Saint-Maur, près de l’église.
J’entre dans un café, afin de me renseigner. Il y a là une religieuse. Elle écoute attentivement ce que je dis et se mêle à la conversation.
Au mot « suicide », elle fait un grand signe de croix et s’écrie :
- « C’est le moment du prêtre. Il faudrait sauver l’âme de cette pécheresse qui n’a pas su conserver sa vertu ».
Comme je lui réplique que sauver l’âme est chose secondaire et qu’il vaudrait bien mieux sauver les corps de la misère, la femme au voile noir me répond :
- «  Les fils des pauvres resteront pauvres. Le bonheur est dans le ciel ».
Cependant que la « soeur » émet son opinion, elle s’assied en face de moi et demande à la patronne du café un malaga. Une fois servie et tout en dégustant son petit verre, elle veut me convertir :
« Nous, Madame, nous avons pour mission de recueillir de pauvres filles abandonnées. Ainsi, nous avons dans notre maison des orphelines. De bonnes dames bienfaitrices nous aident. Le Seigneur a dit que la sainte charité….
Elle s’arrête. D’une gorgée, elle vide son verre. Ainsi réconfortée, la « sœur » rajuste son voile et sa cornette.
- «  Je vous souhaite bonne chance » , me dit-elle.
Puis, elle sort, me laissant le soin de payer. Je suis, sans le vouloir, une « bonne bienfaitrice ».
Tandis que la débitante va aux renseignements afin de me procurer l’adresse désirée, je fais d’amères réflexions.
Pour conserver pures les vierges de sacristie et les honnêtes bourgeoises, il y a des femmes qui sont obligées de se prostituer.
Pour nourrir les femmes en cornette et autres parasites, des travailleurs des deux sexes donnent leur force et leur santé.
Elle peut bien prêcher la « résignation », le « bonheur céleste » et la « sainte charité », la nonne, c’est avec ces balivernes que l’on a asservi les humains pendant des siècles, au plus grand profit de quelques-uns.
De celle qui, reniant les lois naturelles, prend le voile et mendie pour vivre une existence de paresse, ou de celle qui, affamée, se vend pour ne pas avoir l’humiliation de tendre la main, ma foi, je préfère la seconde.
Les vierges noires peuvent vanter leur chasteté, cela ne m’émeut pas. Leur « vertu » est bien fragile. Quelle est l’ « honnête » femme qui ne descendrait pas sur le trottoir si la faim lui crispait les entrailles ?
Il n’y a pas d’un côté les saintes et de l’autre les pécheresses. Non, la réalité est plus dure. Il y a des profiteuses et il y a des victimes.

Enfin, j’ai les indications nécessaires.
Au 7 rue de l’Abbaye une maison modeste. Deux femmes, assises sur des chaises, cousent devant leur porte.
- « Mme Renault ? »
- «  C’est ici. Je vais prévenir sa fille ».
J’attends et j’apprends que la mère d’Hélène est très vieille et atteinte de surdité complète. Elle habite là avec une de ses filles, mariée et mère de famille. Au reste, cette dernière arrive. Pâle, bouleversée, elle me regarde, comprend et me montre le chemin de son logement.
Nous entrons dans une pièce modestement meublée, mais très propre. Assise près de la fenêtre, une vieille aux cheveux blancs tient un bébé sur les genoux. C’est la maman d’Hélène. Elle a appris la nouvelle par les journaux. Elle pleure.

Hélène Renault est née le 21 novembre 1896 à Bourges.
Sa mère, devenue veuve et chargée de famille, vint habiter Joinville.
Hélène était trop jolie. Alors qu’elle avait treize ans, elle fut séduite par un individu aisé qui la laissa enceinte. Plainte fut portée, mais le parquet ne voulut pas poursuivre l’affaire.
Voilà une enfant de quatorze ans, mère d’une petite fille et sans ressources ;
Elle travailla à l’usine Pathé, mais que peut gagner une fillette ?
L’enfant poussait. Il fallait du lait, du linge, des soins.
Un jour, une amie d’Hélène lui fit faire la connaissance de « messieurs » très élégants qui lui offrirent d’améliorer sa situation et de lui donner une place bien rétribuée. Croyant être sauvée, elle les suivit. Ce fut sa perte.
Enfermée pendant deux mois dans une maison close, elle parvint à s’échapper. Alors, elle trouva du travail dans une fabrique de cheveux.
Comme son salaire était insuffisant, Mme Renault demanda à l’Assistance publique, un secours pour élever la fillette.
Un inspecteur de l’A.P lui répondit :
- « Vous n’avez qu’à placer ça à l’Assistance ».
La vieille grand-mère ne voulut à aucun prix se séparer de sa petite fille.
La vie précaire continua.

À ce moment, Hélène Renault était ouvrière dans une fabrique d’abat-jour. Il y a un an, comme elle revenait de livrer du travail, les « mœurs » l’appréhendèrent aux abords de la Bastille. Poste, panier à salade, Saint-Lazare. Comme la jeune femme avait son livret en règle, elle fut relâchée deux jours après. Elle emportait de la prison un petit souvenir : la gale.
Depuis cette arrestation scandaleuse, impossible de trouver un travail continu et rémunérateur. Les « mœurs » veillaient. Hélène ne pouvait plus donner un liard pour l’entretien de sa petite.  Elle allait d’une usine à l’autre, trimait huit jours ici, huit jours plus loin et arrivait à peine à se nourrir. Mme Renault vint chercher asile à Saint-Maur. L’enfant restait toujours une charge écrasante et l’Assistance restait sourde à toute sollicitation.
La jeune maman « trop jolie » s’était-elle réfugiée sous les arcades du Palais-Royal espérant trouver un protecteur ou cherchait-elle du travail ? On ne sait. Les « mœurs » l’empoignèrent. On connaît la suite. Plutôt que de séjourner à Saint-Lazare, elle s’empoisonna. 

Où sont les responsabilités ?
La société rejette une victime parce qu’elle est mère. Elle refuse de lui venir en aide. Elle l’affame. Et lorsque cette jeune femme qui est encore une enfant plie sous le faix et demande grâce, elle lance sur elle ses chiens immondes qu’aucune sale besogne ne répugne.
Les chiens aboient, les chiens mordent.
Pour échapper à leurs coups, la malheureuse se tue.
Honte à ceux qui ont déchaîné cette meute abjecte, car ce sont eux les vrais responsables.

Je vais partir. Mme Renault qui n’a rien entendu, se cramponne à mon bras :
- « Dites, si elle guérit, me la rendront-ils ? questionne-t-elle. Ah, si elle pouvait seulement se rétablir »…
Elle sanglote. La petite fille insouciante sourit. Elle ne sait pas. Elle n’apprendra que trop tôt.
Je quitte cette demeure où le malheur a frappé.
Dans la rue, une automobile de maître passe. Dans la voiture, une femme élégante tient un caniche frisé sur les genoux.
C’est pour payer ce luxe, que dans les usines, des malheureux peinent et agonisent.
C’est pour préserver cette vertu que les sans-pains s’offrent le soir venu.
Et les honnêtes femmes pomponnent les caniches, tandis que les petits des pauvres n’ont pas de lait.


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