Harcèlement sexuel. Droit de cuissage
 Marie-Victoire Louis ,  Mireille Beneytout ,  Sylvie Cromer  et  Thérèse Jacob

Le harcèlement sexuel au travail

Semaine Sociale Lamy
1er juillet 1991

date de rédaction : 25/06/1991
date de publication : 01/07/1991
mise en ligne : 03/09/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Dans la nuit du 21 au 22 juin 1991, a été adopté par l'Assemblée Nationale le livre II du nouveau Code pénal, comportant notamment un amendement de Mme Yvette Roudy incriminant le harcèlement sexuel. Sera puni d'un an d'emprisonnement et de 100.000 F d'amende " le fait de solliciter, par ordre, par contrainte ou pression, des faveurs de nature sexuelle, commis par tous moyens, par une personne abusant de l'autorité que lui confèrent ses fonctions à l'occasion ou dans l'exercice de l'activité professionnelle de la victime ".
Cet amendement appelle quelques réflexions, d'autant qu'il est susceptible de modifications lors de la dernière navette parlementaire.
Tout d'abord, il faut lui reconnaître le mérite d'exister.
En effet, le harcèlement sexuel est une réalité très fréquente du monde du travail. Des enquêtes récentes menées dans les pays européens le montrent : 84 % des Espagnoles selon une enquête du syndicat U.G.T., 58 % des Hollandaises et 34 % des femmes belges selon des études gouvernementales, 51 % des Anglaises d'après une enquête menée par un organisme de placement, 37 % des Portugaises selon le comité sur l'égalité des femmes au travail, ont subi d'une manière ou d'une autre un harcèlement sexuel.
La France, pour sa part, ne possède pas encore de données fiables.

Cependant, l'incrimination du harcèlement sexuel proposée par l'amendement nous semble trop restrictive et ne pas pouvoir recouvrir toutes les formes qu'il peut prendre.
En effet, la caractéristique du harcèlement est posée du point de vue de l'intention du harceleur et ne vise que les sollicitations sexuelles : les actes de harcèlement ne sont pas en eux-mêmes incriminés.
De surcroît, le terme "faveurs" est en tout état de cause inadéquat, car il renvoie à une conception inégalitaire et culturellement dépassée des rapports hommes/femmes.
En outre, ne sont pas visés les harceleurs - collègues de travail, l'amendement ne pénalisant que le harceleur "abusant de l'autorité que lui confèrent ses fonctions".
Enfin, n'est pas prévue la protection des témoins, alors qu'ils sont particulièrement vulnérables : les collègues, du fait du lien de subordination, les fournisseurs ou clients, du fait des relations commerciales, alors que leur témoignage est essentiel pour l'établissement de la preuve. Le harcèlement sexuel hors milieu de travail n'est pas non plus évoqué.

Pour cerner le phénomène de harcèlement sexuel et le définir, il est utile de catégoriser, tout en spécifiant que les catégories ne sont pas exclusives l'une l'autre et que leurs manifestations peuvent se recouper.
Ainsi, on peut considérer qu'il existe un premier type de harcèlement sexuel affectant l'environnement de travail, par des remarques sexistes, des plaisanteries obscènes, des affichages pornographiques... et qui peut ne pas viser une personne en particulier.
Un second type de harcèlement consiste en conduites physiques et verbales ayant pour effet d'humilier, de dégrader une personne en raison de son sexe : insultes sexistes, attouchements, exhibitions sexuelles, etc.
Enfin, un troisième type de harcèlement menace directement ou indirectement l'emploi d'une personne, par des sollicitations, des menaces et des promesses.

Les conséquences, à plus ou moins long terme, en sont des brimades professionnelles, une déqualification, un licenciement ou une démission forcée.

Souvent le recours par l'agresseur à des violences déjà incriminées pénalement n'est pas rare : attentats à la pudeur, persécutions morales, coups, voire viols.

Dans tous les cas, le harcèlement sexuel perturbe les conditions de travail et porte atteinte gravement à la santé des femmes. C'est probablement une des causes majeures du retrait des femmes du monde du travail.

L'autre intérêt de telles distinctions est de laisser entrevoir l'enjeu du harcèlement sexuel, phénomène structurel du monde du travail -et de notre société en général. II s'agit de montrer à celles qui en sont l'objet, mais aussi aux autres et à soi-même que l'ordre des sexes doit être maintenu. Il s'agit bien d'un rapport de pouvoir sexuel. En outre, compte tenu du profond déséquilibre dans la répartition du pouvoir en milieu de travail en fonction des sexes, un pouvoir hiérarchique s'ajoute au pouvoir sexuel.

C'est pourquoi, dans la majeure partie des cas, les harceleurs sont des hommes et les victimes en sont les femmes.

Quand le harcèlement est exercé par des hommes situés à des niveaux hiérarchiques supérieurs à ceux des femmes, les conséquences en sont d'autant plus graves. Trop souvent, c'est une solidarité hiérarchique masculine qui se met en place. Trop souvent, l'employeur, sous prétexte qu'il ne saurait pas " dénouer les fils d'une histoire trop complexe", défend la position qui consiste à interroger la seule hiérarchie et qui de fait en règle générale la cautionne.
Les conséquences du harcèlement sexuel : absentéisme, problèmes " relationnels" , prétendues fautes de la victime se retournent contre elle et servent de justification à un licenciement.

Face à la complexité des dossiers de harcèlement, impliquant plusieurs protagonistes dont les intérêts sont le plus souvent contradictoires (hiérarchie, collègues, témoins, syndicats, etc.), seule une position clairement définie, basée sur le principe de droit de chaque individu à travailler dans le respect et la dignité dans un environnement non discriminatoire, peut fonder une politique.

Le prétexte d'une possible fausse accusation féminine ne peut légitimer la non-prise en compte de la parole de la femme qui dénonce un harcèlement.

C'est pour lutter contre cette discrimination qui vide de son sens toute politique d'égalité professionnelle, que nous avons proposé les principes essentiels suivants dans un double projet de réforme, en droit pénal et en droit du travail.

1) Dans le cadre de la modification du Code du travail, nous proposons la définition suivante du harcèlement sexuel : " Constitue un harcèlement sexuel~ tout acte ou comportement sexuel ou sexiste qui, par ses manifestations verbales, visuelles ou physiques, à l'encontre d'une personne ou d'un groupe de personnes, a pour but ou pour effet de porter atteinte à son droit à l'égalité dans l'emploi, à son droit à des conditions de travail respectueuses de son. intégrité morale ou physique, ou de sa dignité."

2) La prise en compte du harcèlement sexuel par les institutions représentatives du personnel et la médecine du travail, dans le cadre de leur mission élargie.

3) L'employeur est responsable des conditions de travail dans l'entreprise : il est donc tenu de veiller au maintien d'un environnement de travail exempt de harcèlement sexuel. Mais, lorsqu'il est saisi d'un cas de harcèlement sexuel, il est également de sa responsabilité de se donner les moyens de faire une enquête, de prendre les avis prévus par notre projet de réforme (C.H.S.C.T., délégué du personnel, médecine du travail) et de prendre les sanctions nécessaires.

L'employeur ne pourrait s'exempter de sa responsabilité en invoquant l'existence d'une politique contre le harcèlement sexuel au sein de son entreprise. Si cette hypothèse présente l'avantage de contribuer à impulser l'élaboration de telles politiques, le risque serait grand de voir les tribunaux portés plus sur un questionnement autour de cette politique que sur la véracité des faits eux-mêmes.
Le syndicalisme, s'il ne veut pas être exclu d'initiatives patronales qui réduirait son rôle à la portion congrue, doit négocier des clauses de conventions collectives posant des principes conjoints d'action. Il lui faut aussi clarifier les fondements de son action, notamment en se positionnant sur cette question majeure : l'adhésion syndicale est-elle en soi une protection pour un harceleur ?

4) La pénalisation du harcèlement sexuel doit être aggravée dans les circonstances suivantes.
D'une part, lorsque la personne qui harcèle est en situation de pouvoir hiérarchique sur sa victime, qu'il s'agisse d'un employeur, d'un député, d'un médecin, d'un professeur, d'un prêtre, d'un fonctionnaire, d'un propriétaire et, d'autre part, lorsque la personne harcelée a subi du fait du harcèlement la perte de son emploi (démission provoquée ou forcée) ou s'est trouvée gravement affectée sur le plan de sa santé.

5) Il faut assurer la protection de la personne harcelée. Aucune sanction ni licenciement ne peut intervenir en raison de sa résistance au harcèlement ; une " acceptation" sous contrainte ne peut, en aucun cas, être considérée comme une caution déresponsabilisant l'auteur du harcèlement.

S'il est important de dévoiler les vraies raisons des démissions forcées ou des licenciements, il n'en reste pas moins que les femmes dénonçant ces injustices sont, pour la grande majorité d'entre elles, exclues, de ce seul fait, du marché du travail.

6) De même, doit être prévue la protection des témoins, sans laquelle il ne peut y avoir de politique contre le harcèlement sexuel. À cet égard, il faut récuser la position consistant à limiter à la solidarité féminine la "solution" de ce problème. Au nom de quelle légitimité - sinon celle de la permanence des droits acquis masculins - les hommes devraient-ils être dédouanés de l'exigence morale et politique de dénoncer une injustice ?

7) La reconnaissance du harcèlement sexuel comme pratique discriminatoire, tout au long du déroulement du contrat de travail (embauche, rémunération, promotion, licenciement...).

Nous assistons actuellement à une prise de conscience sociale qui s'est considérablement élargie depuis quelques années.
Si l'Europe impulse actuellement une politique contre le harcèlement sexuel, c'est que celui-ci est en lui-même un obstacle à toute politique d'égalité professionnelle. C'est pourquoi il était temps que la France légifère; pour autant, les débats ne sont pas clos.


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