Harcèlement sexuel. Droit de cuissage
 Marie-Victoire Louis

Le droit de cuissage en procès 1

"Cette violence dont nous ne voulons plus"
Bulletin N° 7
Mars 1988
p. 8 à 12

date de rédaction : 01/01/1988
date de publication : 01/03/1988
mise en ligne : 03/09/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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En septembre 1984, Madame Bertrand 2, titulaire d'un BEP, 24 ans, mère d'un petit garçon, sans emploi, arrivée depuis peu dans la ville de Saint Quentin, se rend à la mairie pour tenter d'obtenir un emploi. Elle rencontre Monsieur Lardier, adjoint au maire chargé de l'emploi, auquel elle laisse son nom et son numéro d téléphone.

Peu de temps après, elle reçoit un coup de téléphone d'un certain M. Martin qu'elle ne connaissait pas et qui l'informe qu'il aurait peut-être un emploi à lui proposer. Il lui donne rendez-vous devant la poste: «Vous me reconnaîtrez facilement, j'ai une BMW grise. »
Elle ne lui donne aucun signalement d'elle ; il la reconnaît pourtant facilement.

Lors de cette rencontre, il lui fait remplir une fiche où il avait lui-même inscrit le nom de son entreprise de nettoyage Disconet en lui précisant que l'ANPE ne doit pas être informée.

Monsieur Michel Martin, marié, cinquante et un ans, ancien parachutiste en Algérie, ancien laveur de carreaux devenu « notable » et employeur de 80 salarié-es, était en outre - ce que Madame Bertrand ignorait - adjoint au maire RPR, chargé des affaires sociales de la ville. Et Monsieur Lardier qui l'avait reçue à la Mairie était un client de son entreprise.

Le lendemain, nouveau coup de téléphone, nouveau rendez-vous. Il l'attendra dans sa voiture à un carrefour près de chez elle. Il la fait monter dans sa voiture et démarre. Madame Bertrand qui ne connaît pas la ville se retrouve soudain, sans avoir eu le temps de comprendre, dans un petit chemin isolé. La respiration de M. André se fait haletante, il devient bizarre, s'approche d'elle et parle d '« atomes crochus ». Elle s'inquiète, demande si elle aura un travail. « Cela dépend de vous », lui est-il répondu. « Moi, tout ce que je voulais, c'était travailler. Je ne voulais pas ce qu'il faisait. Il s'est couché sur moi, m'a pénétrée et a éjaculé presque immédiatement. J'en aurais vomi. Lui, il avait l'air plutôt content de lui. »

Puis, il la reconduit chez elle sans autre allusion à un éventuel travail.
Mme Bertrand, à l'époque, se sentait très fragile : placée sous contrôle judiciaire pour émission de chèques sans provision, elle était forcée de travailler pour rembourser ses dettes 3tout en vivant dans la crainte qu'un employeur demande son casier judiciaire.

Le 17 septembre, elle est embauchée par M. Martin comme femme de ménage et affectée au nettoyage des bureaux de la Sécurité sociale.

Pendant cette période, il l'oblige à avoir des relations sexuelles avec lui.
N'ayant pas de contrat écrit, elle est persuadée que son employeur peut la renvoyer à tout moment sans autre formalité. «Il en a profité, je n'avais pas de contrat. » M. Martin ne lui « donne » que trois heures de travail par jour et à la fin de son premier mois, elle doit rembourser 700 F aux allocations familiales car elle avait moins gagné en salaire par rapport à ce qu'elle touchait au titre de l'allocation au "parent isolé". (API)

Le dernier jour de son mois d'essai, M. Martin, il l'informe qu'il l'attendra à Paris à la gare du Nord : « Il avait tous les droits » dit-elle.

Elle lui demande de prévenir le contremaître car elle devait quitter son emploi plus tôt pour prendre le train. Il ne le fait pas. Elle doit elle-même inventer des excuses : "Je ne savais quelle explication donner à ma mère. [À Paris] il m'attendait, m'a invitée à boire, puis au restaurant qu'il a payé avec un chèque de l'entreprise. Il me dit aussi qu'au cours de la réunion qu'il avait eue à Paris, il avait rencontré quelqu'un qui était 'd'accord pour faire ça à trois'". Elle refuse. Il l'emmène à l'hôtel. Arrivé dans le taxi, il ouvre sa braguette et la force à lui toucher le sexe : « Il n'était pas gêné. Il fallait absolument qu'il passe son envie. Il ne m'aurait pas fait de cadeau pour le travail. »

À l'hôtel, pour tenter d'échapper aux relations sexuelles, elle dit qu'elle a ses règles. Qu'à cela ne tienne, il la sodomise brutalement ; elle en souffrira encore deux jours après.

Le lendemain, il la reconduit à Saint-Quentin, sans rembourser son billet de train4, juste à temps pour qu'elle prenne son travail dans l'équipe du matin, à 6 heures 30. Prudent, il la dépose à quelque distance de l'entrée du chantier.

Un contrat de travail d'un an est signé : 32 heures par semaine, plus sept heures payées en heures supplémentaires.

Dès lors, il abuse d'elle comme bon lui semble, passant dans les chantiers qu'il lui choisit isolés et où elle travaille seule et tard dans la soirée, et l'obligeant à le rejoindre n'importe quand et dans des endroits où il ne risque pas d'être vu ni reconnu. C'était à elle d'aller le retrouver dans ces endroits isolés.

Toutes les résistances de Mme Bertrand sont des échecs ; chaque tentative se brise contre la menace d'un renvoi : « Dès que je refusais, devant tout le monde, salarié-es ou clients, il se mettait en colère. Il disait que les clients étaient mécontents et qu'il y avait des réclamations me concernant. L'engueulade continuait jusqu'à ce que je cède. »

Et pour lui ôter toute idée de le dénoncer, il ne manque pas de lui rappeler sa position, ses fonctions, ses relations.

D'octobre à décembre 1984, Mme Bertrand, travaille comme femme de ménage ; en janvier 1985, devient chef de chantier mais cette nouvelle fonction n'entraîne pour elle ni changement de qualification ni hausse de salaire ; en revanche, elle est prétexte à de nouvelles pressions : « Il disait que quand on voulait avoir une place, il fallait faire des concessions. »

Il arrive à Mme Bertrand de faire jusqu'à 60 heures de travail, sans toucher d'heures supplémentaires. « On était des improductifs», qualificatif qui interdisait, selon M. Martin, toute réclamation.

Il lui demande d'être bien habillé, veut qu'elle « présente bien » et de mettre des jupes. Pour se protéger, elle refuse et met des jeans ; elle ne cède pas sur ce point.

Mais les « on-dit » vont vite et les clients intéressés savent qu'elle est « passée » avec son patron. De là à conclure qu'elle ne dira pas non pour eux. Sur l'un de ses chantiers, Monsieur Decitre, un homme âgé, lui fait des propositions, l'invite au restaurant, lui fait des cadeaux. Elle prévient M. Martin qui lui dit : "Allez-y". Il "fallait conserver le client", disait-il. 5

Dans la voiture de Mme Bertrand qu'il lui avait demandé d'utiliser, profitant de ce qu'elle "n'avait pas les mains libres" puisqu'elle conduisait, M. Decitre entreprend des attouchements. Elle refuse, veut l'obliger à descendre. Il n'insiste pas, mais exprime son mécontentement. Il lui dit qu'il était prêt à quitter sa femme pour elle... "Cela ne lui dirait rien de passer deux jours avec lui dans la région de Compiègne ? " Non, cela ne lui dirait rien.

Dans l'entreprise, un bruit de menace de licenciement et de non-renouvellement du contrat de ce client court. Et en septembre 1985, Monsieur Decitre met fin à son contrat avec l'entreprise de nettoyage. M. Martin la rend responsable de la perte de ce client.

Toutes les femmes de ménage et secrétaires étaient au courant des pratiques du patron. Certaines s'en étaient plaintes à l'Inspection du travail - plaintes dont Mme Bertrand découvrira l'existence plus tard, lorsque le scandale sur la place publique, un contrôleur du travail l'informera de l'existence de plusieurs lettres de dénonciations. Beaucoup, surtout les jeunes filles en remplacement d'été, avaient dû « en passer par là », pour avoir du travail. Il recevait dans son bureau des dizaines de postulantes répondant à ses petites annonces et, une fois embauchée, allait sur les chantiers « voir » les nouvelles.
Mme Bertrand l'entendait au téléphone s'informer sur la vie privée de ces femmes auprès de leurs anciens employeurs.  

Néanmoins, dans l'entreprise, le discours majoritaire des femmes de ménage les plus âgées était que « celles qui y allaient, c'étaient celles qui voulaient bien ».

Le système était bien organisé: dévalorisation systématique des femmes, jalousies délibérément entretenues, informations généreusement jetées en pâture aux oreilles complaisantes des collègues, lettres de dénonciation rédigées par ces mêmes collègues à sa demande et dont il se servait pour faire céder la récalcitrante. Il se targuait d'en posséder de semblables de la main des clients : « Il me disait qu'il pouvait me licencier quand il voulait avec tout le courrier qu'il avait contre moi. »

Surtout, M. Martin - grâce, semble-t-il, à ses fonctions d'adjoint au maire chargé des affaires sociales - savait choisir ses victimes : presque toutes étaient dans des situations précaires et percevaient des allocations sociales (l'une d'elles aurait été menacée de se voir supprimer toutes les aides de la DDASS). Il semble aussi qu'il avait d'utiles relations à la gendarmerie de Saint-Quentin. Mme Bertrand qui devait s'y rendre régulièrement pour le contrôle judiciaire s'entendit faire un jour des propositions par l'un des gradés. L'homme la relança chez elle, l'invita à faire un tour dans sa voiture et, à bout d'arguments, lui proposa de parler en sa faveur à M. Martin : « Je lui dirai que votre affaire n'est pas grave. »

Entre-temps, la situation financière de Mme Bertrand s'est brusquement aggravée. Sa mère qui vivait avec elle avait quitté l'appartement en emportant tous les meubles. Elle doit racheter le nécessaire, faire face toute seule au loyer (1 400 F) et payer une nourrice (1 000 F). Les impôts locaux tombent par là dessus ; les dettes recommencent à s'accumuler. M. Martin est paradoxalement la seule personne vers laquelle elle peut se tourner et parler de ses difficultés et qui pouvait la sortir d'une situation inextricable. Elle lui demande un prêt de deux fois 5 000 F qu'elle doit rembourser à raison de 500 F par mois. Il ne lui reste plus alors que 300 F, souvent moins, pour vivre son fils.
Un jour, M. Martin qui devait la savoir aux abois, lui demande de rembourser 1 000 F par mois.
L'étau se resserre.

Le contrat de travail temporaire de Mme Bertrand doit expirer fin septembre 1985. En août, il l'informe que si elle voulait être réembauchée, elle devait signer une lettre démission en blanc, comportant son nom et son prénom (pas son adresse, au cas où elle aurait eu des velléités de déménagement) et antidatée du 17 septembre 1986.
Dès lors et pour un an, elle était complètement « tenue » par M. Martin. Elle devra se soumettre à toutes ses exige sexuelles : utilisation de vibromasseur et autres gadgets que de surcroît elle doit aller acheter elle-même dans un sex-shop, fellations, cunnilingus.

Plus les pressions sur Mme Bertrand s'aggravent, plus les exigences sexuelles de M. Martin se font exigeantes. Il l'emmène un jour chez une femme qu'il connaissait et oblige Mme Bertrand à lui faire l'amour. Elle utilise encore l'excuse de ses règles, échappe à cet ordre, mais doit l'embrasser et la caresser devant M. Martin.

En janvier 1986, à l'occasion de l'éclatement juridique de la société Disconet, la qualification de Mme Bertrand est reconnue et son salaire mensuel passe à 4 200 F grâce à l'application fortuite d'une convention collective.

Elle a rencontré un jeune homme qui partage s et elle est enceinte. Cela ne la dispense pas de porter dans les chantiers de nettoyage des bidons de vingt litres plus fois par jour.

Lorsqu'elle demande à être aidée, M. Martin, sans doute contrarié par cette grossesse, lui répond qu'elle n'a qu'à porter des bidons moins lourds. Résultat, en juin - décollement du placenta - elle obtient un arrêt maladie prolongé en congé maternité. « J'étais sauvée jusqu'en avril [de l'année suivante]. »
M. Martin, tout occupé à lui trouver une remplaçante, laisse passer l'échéance du 17 septembre inscrite sur sa lettre de démission. Le 18 septembre, cette lettre n'a plus de valeur. Mme Bertrand voit poindre sa liberté, même si elle doit encore rembourser 2 500 F.

Elle accouche en janvier 1987. Son congé maternité prend fin le 8 avril. Le 6, elle assiste à une réunion, où M. Martin, lui enjoint de le retrouver sur le parking à 6 heures. Mais elle rentre chez elle. « Je ne voulais pas recommencer. Je voulais être tranquille.» Il téléphone chez elle, furieux d'avoir attendu vainement. « Le lendemain, quand j'ai repris le travail, ça a été catastrophique. Pratiquement, il fallait que je fasse tout dans l'entreprise. Si je n'étais pas contente, je n'avais qu'à prendre la porte. »

Un jour, enfin, le sort lui sourit à la faveur d'une convocation au comité de probation du tribunal de S... pour son affaire de chèques sans provision.
Déjà, en 1986, on lui avait demandé si elle n'avait pas eu des problèmes avec M.Martin, preuve que la « réputation » de ce dernier n'était plus à faire. À l'époque, elle avait gardé le silence : « J'avais peur du casier judiciaire. »

Cette fois, elle va parler.
Après l'avoir entendue, la juge lui révèle premièrement que son casier est vierge, deuxièmement que son employeur est passible de la cour d'assises, et lui suggère d'en parler aux autres femmes et de porter plainte auprès du procureur de la République.
Au commissariat, Mme Bertrand dépose pendant quatre heures devant un officier de police judiciaire et un inspecteur de la brigade des mœurs.
Dans une pièce à côté, une autre femme témoigne. Au total, une trentaine de femmes sont entendues : tous leurs récits semblent concorder. Les langues se délient, ressuscitant une histoire ancienne de viol de mineure que M. Martin avait réussi à étouffer.
En fait, cela faisait quatorze, quinze ans que bien d'autres femmes vivaient le même cauchemar que Mme Bertrand.
Le lendemain, M. Martin a perdu son arrogance. « Il n'a jamais voulu lui nuire, proteste-t-il, bien au contraire. » Il cherche à savoir ce qui « se trame », demande à toutes ses employées d'écrire des lettres certifiant qu'elles n'ont jamais eu à subir d'attouchements de sa part.
Certaines le font, les autres seront licenciées.

Le 21 avril Mme Bertrand et ses amies, avec lesquelles elle a monté une section syndicale, vont manifester devant les grands magasins - leur chantier - pour réclamer le respect de leurs droits.
Elles recommencent les jours suivants, mais la CGT, qui avait promis son soutien, est absente, sans doute parce que Mme Bertrand avait refusé de raconter son histoire au journal Antoinette.

M. André tire ses dernières cartouches : toutes les nuits, le téléphone sonne chez Mme Bertrand ; un homme rôde en permanence dans le couloir de son immeuble ; quelqu'un l'informe que deux truands connus de la région, les frères L.., sont « sur elle ».
Elle prend peur pour ses enfants et quitte Saint Quentin définitivement.

Abandonné par de nombreux clients, M. Martin vend son entreprise : la presse locale avait en effet parlé de l'affaire au mois de mai et publié sa photo. M. Martin attaque " L'Union de Saint Quentin" et obtenu un droit de réponse, mais le scandale était public... Tellement public, d'ailleurs, qu'il aura droit aux honneurs de la télévision.
Interrogé par Jean François Delassus lors de l'émission de Reportages consacrée au Droit de  cuissage »6, le maire de Saint Quentin fera cette réponse mémorable : « Un homme public est toujours l'objet de rumeurs. [...] Je procède aux cérémonies de mariage, mais je ne suis pas chargé de tenir la chandelle. »

Novembre 1987. M. Martin est inculpé par le juge d'instruction de Laon pour « viols aggravés, tentatives de viol, attentats à la pudeur avec violence, discrimination par soumission d'offre d'emploi, refus d'emploi, licenciement, mutation ou reclassement fondés sur le sexe et les mœurs » et "subornation de témoins". Inculpation qui est assortie d'un placement sous contrôle judiciaire et d'une interdiction de séjour dans le département.

Les témoignages accablants s'accumulant sur le bureau du juge d'instruction, il est écroué à la maison d'arrêt de Laon, puis remis en liberté.

Mme Bertrand s'est constituée partie civile.

Le RPR a perdu la mairie aux élections de mars 1989, échec que plus d'un journal a présenté comme une conséquence de l '« affaire Martin », en instance de jugement devant la cour d'assises de Laon.

L'instruction, suspendue pour cause de mutation du juge d'instruction, devait reprendre en janvier 1990.

L'AVFT soutient Mme Bertrand.
Le MFPF (Mouvement français pour le planning familial) et la Ligue des droits de l'homme se sont constitués partie civile.7

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Notes de bas de page
1 Repris dans : AVFT, "De l'abus de pouvoir sexuel. Le harcèlement sexuel au travail". Ed. La Découverte / le Boréal. Mars 1990. p. 24 à 30
2 Le nom est fictif.
3 Il s'agissait en réalité des dettes de son ancien compagnon.
4 Qu'elle a heureusement conservé.
5 Il n'est d'ailleurs pas impossible que tout un réseau d'échanges de femmes ait été mis en place, fondé sur des relations de clientèle.
6 TF1, 14 janvier 1989.
7 Ces trois derniers paragraphes ont été ajoutés ultérieurement dans le livre : De l’abus de pouvoir sexuel.

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