Prostitution. Proxénétisme. Traite des êtres humains
 Marie-Victoire Louis

Débat concernant la politique suédoise
(Questions à Eva Hedlung)

Collectif féministe contre le viol. Bulletin 2002.
p. 34 à 38

date de rédaction : 01/07/2001
date de publication : 01/12/2002
mise en ligne : 03/09/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Marie-Victoire Louis : Je souhaiterais poser trois questions à Eva Hedlund.

1ère question : Savez-vous pour quelles raisons théoriques, politiques, la Suède n’a pas signé la Convention de 1949 pour l’abolition de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui ?
En effet, seule la réponse à cette question nous permettra :
- de savoir si la Suède se situait néanmoins dans le courant historique abolitionniste de l’époque. Et, sinon, pourquoi ?
- de situer précisément l’apport et les limites de la nouvelle politique suédoise pénalisant les « clients » des prostituées, et de comprendre quelle est la nature de l’évidente spécificité de la politique suédoise d’aujourd’hui.
- de savoir s’il y a conformité juridique et politique de cette législation avec les politiques européennes mises en œuvre.

Eva Hedlund :
(concernant la Convention de 1949)
La Suède n’était pas abolitionniste à cette époque-là. Elle a eu jusqu’en 1964 une espèce de loi sur le vagabondage qui permettait à la police d’arrêter des personnes qui n’avaient pas de domicile, de travail, ou de situation fixe, et qui traînaient dans les rues. Evidemment, parmi elles, pouvaient certainement se trouver des femmes prostituées, mais on ne les a pas vraiment poursuivies.
J’ai trouvé un texte concernant le Convention de 1949 cité dans notre Commission de 1993 qui devait l’analyser et proposer une autre loi. C’est cette analyse qui a mené à la loi de 1999, qu’on est déjà en train d’analyser et de changer. Environ 60 pays avaient signé la Convention de 1949, dont la Finlande et la Norvège, mais très peu ont suivi ses recommandations. La Suède, depuis la fin des années 1980 a plusieurs fois envisagé de la signer. Nos lois locales le permettaient. Mais, elle a considéré que le texte était démodé et ne correspondait plus à une vision des êtres humains à laquelle elle pouvait s’associer. Cette Convention de 1949 fait souvent référence à la loi locale des pays et cela diminue sa valeur juridique et sa force en faveur d’une loi internationale.
Par contre, la Suède a ratifié la Convention des Nations Unies de 1979 concernant l’abolition de toute sorte de discrimination à l’égard des femmes et on pensait qu’elle avait ainsi pris une responsabilité moderne dans la lutte contre la prostitution, bien que cette responsabilité ne concerne que les femmes.

(Concernant l’apport spécifique et les limites de la loi suédoise de 1999)
Je crois que j’en ai assez dit dans mon intervention. On regarde la prostitution comme une oppression des femmes de la part des hommes. On a beaucoup discuté pour savoir s’il ne fallait pas pénaliser les deux parties, mais finalement on a décidé qu’on ne peut pas criminaliser un problème social, c’est-à-dire les femmes qui se prostituent. Les « acheteurs », on ne les regarde pas comme un problème social.
Si l’ » acheteur » accusé nie, il est très difficile de prouver quelque chose. Il faut le prendre en flagrant délit, ce qui veut dire, dans la pratique, qu’il faut beaucoup d’agents de police qui chassent les « acheteurs »…, pas seulement dans la rue. Car aujourd’hui de nombreuses études montrent qu’il y a énormément de « ventes » sur Internet qui sont très difficiles à prouver. Beaucoup de rencontres se passent en rendez-vous dans une chambre d’hôtel. Il paraît que la prostitution dans les rues a beaucoup diminué. Dans la pratique j’ai rencontré des hommes qui disent qu’ils n’osent plus « acheter » dans les rues. Mais qu’est-ce que cela veut dire au fond. Que ce sont les femmes les plus pauvres et peut-être droguées qui restent dans les rues.
On est en train de refaire la loi parce qu’il y a beaucoup de manques dans la loi actuelle et qu’elle est difficile à interpréter. On propose de pénaliser aussi des relations stables entre un « client » et une femme qu’il paie. Mais qu’est-ce que payer ? Est-ce l’argent dans la main ? Et s’il vient avec de la nourriture, ou s’il paie son loyer ?
Quand il s’agit de l’acte, il n’est pas nécessaire que ce soit un coït vaginal ou anal.
Dans le futur, l’achat sera un crime sexuel, ce qui est tout à fait logique à mon avis. Cela veut dire qu’il aura sa place entre les autres crimes sexuels, comme le viol, l’agression sexuelle… tandis qu’aujourd’hui c’est un délit dans le paquet de loi « paix pour la femme ».
Concernant le proxénète, on ne peut plus employer l’» acheteur » pour témoigner, car l’» acheteur » est un criminel et un criminel n’est pas témoin de son propre crime s’il ne veut pas. C’est une conséquence de la loi…

(Concernant la conformité de cette législation avec les politiques européennes)
Quand il s’agit des pays nordiques, les législations se ressemblent. Si je comprends bien, la Norvège va bientôt suivre la Suède, tandis qu’au Danemark, ce n’est pas encore punissable d’acheter un service sexuel d’une femme qui se prostitue. En Norvège, la prostitution est libre, mais la femme n’a pas le droit d’annoncer ses services sur Internet par exemple.
Il est assez intéressant de savoir qui est « responsable » de la lutte contre la prostitution. Il y a des différences entre les pays. En Suède, l’Etat et les Communes sont responsables, tandis que dans les autres pays nordiques, c’est plus ou moins la tâche des organismes bénévoles.
Il est aussi intéressant de savoir qu’en Suède, après la loi de 1999, on a donné plus d’argent à la police pour se former et pour arrêter les « acheteurs », tandis qu’on a donné moins d’argent aux institutions sociales pour prévenir la prostitution. Ce choix est critiqué tant qu’on n’a pas une évaluation de la nouvelle loi. Car il y a encore très peu d’hommes qui sont jugés et aucune peine de prison.
Il y a aussi des différences entre les pays nordiques concernant l’âge (mineurs, majeurs).
Finalement, il faut signaler que tout le monde n’a pas été content de la loi de 1999.

2ème question : Quelle est la législation suédoise concernant le proxénétisme et comment est-elle mise en œuvre, avant la politique pénalisant les « clients » et depuis ? J’avais en effet été étonnée de lire dans le discours d’une représentante suédoise à New-York, lors de la 43ème Commission sur la condition de la femme, que la question du proxénétisme n’avait absolument pas été abordée, ni le mot lui-même prononcé. La question n’est pas plus évoquée dans la loi elle-même.
La réponse à cette question est très importante. Car rien n’interdit d’imaginer que la Suède pourrait alors s’inscrire dans un processus consistant à repousser à l’extérieur de ses frontières la prostitution dont elle ne s’interdirait pas de tirer profit dès lors que celle-ci aurait lieu à l’étranger.

Eva : (Concernant la législation contre le proxénétisme)
Dès avant la loi de 1999, le proxénétisme était un délit avec des peines de plusieurs années de prison. On est en train de discuter une nouvelle législation avec des peines encore plus lourdes. On parle énormément du trafic (trafficking) en Suède et on fait beaucoup de choses pour les victimes au point de vue social et juridique et on poursuit vraiment les proxénètes. Je fais partie d’un organisme féministe où l’on travaille beaucoup sur la question du proxénétisme. Un Procureur a raconté que tous les proxénètes condamnés et pénalisés n’étaient pas suédois. Dernièrement, un homme qui avait offert les « services sexuels » de sa femme sur Internet a été condamné à plusieurs années de prison.
On ne peut en tout cas absolument pas dire qu’on repousse la question à l’extérieur. J’ai parlé dans mon intervention de la grande enquête de 1996 sur la vie sexuelle des Suédois. Cela montrait qu’environ 13% des Suédois avaient acheté des « services sexuels », la plupart à l’étranger. Mais évidemment, à cette époque-là, on n’avait pas Internet et c’est pour cela, entr’autre, qu’il est nécessaire d’évaluer les conséquences de la loi qui interdit l’achat.

3ème question : Vous avez à juste titre rappelé que celle nouvelle politique n’est pas tombée du ciel et que depuis longtemps en Suède, on réfléchit, travaille, lance des expérimentations. Pouvez-vous nous donner des informations sur les expériences mises en œuvre, notamment à Malmö, dont la finalité était de trouver des alternatives à la prostitution.

Eva : Tu veux dire des expériences de « réinsertion » ?

Marie-Victoire :
Si je me souviens bien, le projet était global. Il s’agissait de savoir si à l’échelle d’une ville, les personne prostituées pouvaient cesser de l’être. Il me semble qu’il s’agissait, avec des soutiens financiers, de mettre notamment en place des formations alternatives.
Par ailleurs, je ne peux accepter l’emploi du terme de « réinsertion ». En effet, dans une société qui ne condamne pas formellement le système prostitutionnel dans toues ses composantes et qui donc le légitime, parler de réinsertion revient à proposer comme « solution » dans une logique individuelle, la réintégration de certaines personnes dans ledit système, sans le remettre en cause. Proposer, dans la meilleure des hypothèses, que certain(e)s puissent individuellement échapper au système de domination qu’est le système proxénète ne résoud pas la question de fond. Plus encore, ne parler que de réinsertion sans affirmer en même temps que celle-ci n’a de sens que dans un projet politique d’abolition des fondements même du système prostitutionnel, peut même est considéré comme le justifiant.

Eva : Je suis tout à fait d’accord qu’on ne doit pas parler de réinsertion, mais plutôt employer le mot alternative pour la femme qui se prostitue. C’est le mot qu’emploient les travailleurs sociaux dans ce domaine.
Concernant l’expérience de Malmö, cela fait 20 ans que la Suède travaille, réfléchit, fait des expériences. D’autres expériences ont eu lieu à Göteborg, Stockholm. On a subventionné depuis longtemps ce genre de projet. Un sociologue, Sven Axel Mänsson a fait des études très importantes. Dans son dernier livre, il interviewe 22 femmes qui ont quitté la prostitution. Qu’est-ce qui les a fait quitter ? Il a aussi trouvé que la femme qui se vend est le plus souvent introduite par une autre femme.

X : En France, c’est plutôt bien porté pour un homme d’aller voir les prostituées. C’est qu’il est vraiment un homme. Par contre le mot prostituée est très péjoratif. Il me semble qu’en Suède on avait essayé une action spéciale contre la pornographie dans les kiosques de cette presse et l’éducation sexuelle dans l’école est pratiquée depuis 40 ans ?

Eva . Tout ce qui concerne la pornographie devrait être moins accessible, mais cela n’a guère changé. Plusieurs canaux télévisuels pornographiques payants existent. Avec la venue d’Internet, l’accès est facilité, les enfants sont habiles sur Internet. Faut-il interdire l’accès aux « messageries roses » qui sont les aristocrates de la prostitution ? C’est très difficile de lutter ; on a la liberté d’appuyer ou non sur le bouton.

Y . Est-ce que les « clients » sont des délinquants sexuels ?

Eva . Non !

Y. . Il y a de la violence en eux ?

Eva. Il y a le désir de dominer, un problème d’identité, un problème de relation. Pour avoir une relation sexuelle, il faut avoir une relation humaine. Si on ne peut avoir cette relation avec l’autre, on l’achète. Il arrive aussi que l’homme ne vient pas pour acheter un « service sexuel », mais pour parler, trouver quelqu’un qui écoute. Des prostituées jouent ce rôle de « mère écoutante », mais d’autres refusent et les mettent dehors.

Viviane Monnier : Ce que vous dites par rapport aux « clients » qui parlent, m’intéresse. Je travaille sur les violences conjugales ; les auteurs de violences, quand on les écoute, sont tous victimes de la violence qu’ils font subir. J’ai peur que par rapport à la prostitution, on tombe dans ce piège. Comment aide-t-on les femmes à ne pas subir cette prostitution ?

Z. : Si tant de femmes « acceptent » d’être prostituées à cause de maltraitances subies dans l’enfance (sévices sexuels, viols incestueux) il en est de même pour les homes qui se prostituent ? N’y a-t-il pas quelque chose de systématique à faire à partir de ces drames ? Une grande partie de ces enfants sont à un moment pris en charge à propos de ces drames. Un suivi adéquat pourrait éviter les graves suites de ces traumatismes.

Viviane : Ce qui est important à mon sens, c’est de savoir si on cadre la prostitution comme étant une violence à l’encontre des femmes. Est-ce qu’on en parle comme telle ? Je veux dire : dans le respect de soi et le respect de l’autre ?…Comme dans les violences conjugales, (je travaille avec des Suédoises à ce sujet), il s’agit d’un rapport de force, de domination et de mépris. Cela dépend de la conception que l’on a des femmes, comment on les situe. Ce n’est pas parce qu’il y a égalité dans certaines zones de pouvoir, que cette égalité existe dans d’autres zones publiques ou privées. Vouloir comprendre n’excuse pas. Que peut-il se passer dans la tête des hommes qui vont voir des prostituées ? Il y a un problème d’identité : le phallus fonctionne, on est un homme ! Et un homme qui n’a pas la possibilité de faire fonctionner son phallus comme il l’entend, a des pulsions et des raisons pour ne pas se sentir être un homme. A la base, c’est un problème culturel dont nous sommes responsables, puisque nous sommes aussi éducatrices auprès de nos enfants.

Z. J’ai été très surprise que la statistique suédoise donne 13% de « clients ». La dernière enquête française donne 16%. Cela veut dire que dans deux sociétés avec des cultures différentes, après 40 ans d’éducation sexuelle en Suède, 20 ans en France, il y a à peu près le même nombre d’hommes qui se dit « clients »

Emmanuelle Piet. Il en va de même pour toutes les violences, femmes battues, femmes violées… Les statistiques mesurent combien d‘hommes n’ont pas eu honte de le dire. Cela montre comment les gens se situent par rapport à un climat social général. Il y en a peut-être 80 % ? Les français sont-ils plus menteurs que les suédois, ou l’inverse ?

Marie-Victoire à Eva : Par ailleurs, ce qui m’a frappé dans votre exposé, c’est que vous employez sans problème au niveau du vocabulaire, des dénominations qui sont souvent les mêmes que celles utilisées par les « libéraux » qui reconnaissent comme légitime le fait que les sexes et donc les corps et les êtres puissent être un objet du marché mondial : « commerce sexuel », « achat », « vente », « services sexuels ». En vous écoutant, je pourrais considérer que vous vous inscrivez aussi dans cette même logique « commerciale » qui ne conteste pas dans ses fondements, la logique du marché. Cette remarque repose la question importante de la position suédoise concernant la Convention de 1949.
Pour revenir à la première phrase de votre exposé, - je reprends vos termes - la loi suédoise criminalise l’» achat », mais pas le « vente » de services sexuels. Ces termes sont pour moi incompatibles avec l’affirmation du principe de l’abolition du système prostitutionnel, sans que les prostituées ne soient en aucune façon pénalisées, mais bien au contraire soutenues dans et par une politique étatique qui prendrait en charge des alternatives – crédibles – à la prostitution. Nous devons continuer à réfléchir aux limites et aux ambiguïtés de la politique suédoise qui, aussi progressiste soit-elle, n’a pas résolu le fond du problème. Si nous voulons vivre dans un monde sans prostitution, dans un monde qui exclue les rapports sexuels de la sphère de la marchandise, la loi suédoise doit être dépassée.

Emmanuelle. Ca veut dire pénaliser la vente !

Marie-Victoire. Non. Il faut d’abord et avant tout poser le projet politique de l’abolition du système proxénète et donc prostitutionnel au plan de chaque nation et au plan international. Et ensuite, mettre sur pied et construire des politiques qui, selon un agenda précis seraient pensées à l’aune de ce projet. Ce qui signifie qu’il ne suffirait pas de poser le principe de la pénalisation des clients, mais concrètement les pénaliser au même titre que les proxénètes, petits et grands.

La prostitution est un système de domination – le plus ancien de tous – dans lequel trois « acteurs » (j’emploie ce terme non satisfaisant en attendant mieux) politiques et économiques, organisent les conditions de la mise à disposition des sexes des êtres humains et en bénéficient : les Etats, les proxénètes et les « clients ».
La contradiction est de taille puisqu’il s’agit de faire appel aux Etats, à la communauté internationale pour poser le principe de l’abolition du système proxénète, alors que ces Etats se partagent peu ou prou le marché avec les proxénètes.
Si nous voulons effectivement participer à la construction d’une pensée politique neuve pour refonder un nouvel abolitionnisme, il faut radicalement, sans concession, changer de paradigme et se poser en rupture avec la morale politique et avec la philosophie des droits de l’homme. L’histoire nous en a fourni l’exemple pour l’abolition de l’esclavage et du servage.
Le préalable pour moi est de poser un nouveau principe fondateur d‘une nouvelle conception des droits de la personne humaine, à savoir : le corps humain est inaliénable dans toutes ses dimensions, le vagin, le sang, le corps…

Emmanuelle : J’ai lu les textes qui sortent du Secrétariat Général de l’O.N.U. qui traitent de la prostitution des femmes et des petites filles. Ce ne sont que des mots de commerce, d’industrie et de travail. La notion de délit ou de crime a disparu. On fait des tas de textes pour protéger les « travailleurs du sexe » et les enfants, qu’on appelle « travailleurs mineurs clandestins du sexe ». On se demande de quoi on protège puisqu’il s’agit d’une vraie industrie avec un vrai marché et de vrais clients. Il n’y a plus d’êtres humains.

Eva : On n’emploie plus l’expression « la prostituée », parce qu’elle a quand même une identité à côté de ça. C’est une femme qui se vend de temps en temps ou beaucoup.

Marie-Victoire : La question est effectivement très importante.
Ma première réaction est qu’il faut absolument bannir l’expression « se prostituer », mais aussi « se vendre » qui rend la victime seule responsable et qui occulte les responsabilités premières des proxénètes, des « clients » et de l’Etat.
Ma seconde réaction est que l’expression « la ou le prostitué-e » enferme effectivement la personne dans son identité d’être ou d‘avoir été prostituée et peut donc être considéré comme une négation de sa personne, de son identité, qui pour elle comme pour chacune d’entre nous, est singulière et n’est réductible à aucune autre.
Ma troisième réaction est qu’ajouter le terme « personne » à celui de « prostituée » a le mérite de souligner cette distanciation entre le rôle, le statut que la société affecte à ces personnes et leur propre identité. Mais cet ajout, à la fois positif et sans doute hypocrite ne résout pas le problème du statut de la personne en relation avec son rôle, son activité. Pourrait-on écrire à la suite de Françoise Collin : « Je suis une femme ou un homme qui a été prostitué-e), mais « je » « n’est pas un-e prostitué-e. »

Le mot « client » est lui-même scandaleux car il cautionne la logique des « services », qu’ils soient marchands ou non marchands (Cf. services domestiques gratuits) et la logique commerciale.

Masturber, sucer le sexe d’un homme, être pénétrée par un sexe d’homme, ne relève pas de la logique du « service ». Etre prostituée ce n’est ni un commerce, ni un service, ni un travail, même si les sociétés le considèrent comme tel.
C’est l’appropriation, légitimée par le système patriarcal, des sexes de femmes, d’hommes transformés en femmes, mais aussi d’hommes, pour conforter le pouvoir masculin qui d’abord et avant tout se manifeste par la violence sexuelle.

Eva : Alors tu dis « l’homme qui achète » ?

Marie-Victoire : Non. Le mot « achat » cautionne la logique marchande.

Emmanuelle : « L’agresseur commercial » ?

Marie-Victoire : Le terme agresseur a le mérite de dévoiler la violence cachée derrière le pseudo-consentement de la victime, mais le terme de « marchand » laisse penser qu’une agression puisse relever du marché.
Mais, ce n’est qu’en continuant à tâtonner, à réfléchir, que nous pourrons avancer sur ces questions si importantes.

Emmanuelle : La question sémantique n’est pas mince. Elle a du sens et quand on refuse d’utiliser le terme « prostituée » parce qu’il est péjoratif. C’est vrai, la prostitution était jusqu’ici liée à la sexualité. En la liant au domaine marchand, dans le vocabulaire classique du libéralisme ambiant, on banalise totalement l’acte de prostitution, on lui enlève son caractère scandaleux, on banalise la victimisation et on entre dans un autre contexte. J’ai été très surprise, lors d’un débat sur la prostitution à la télévision de voir une personne prostituée qui récusait totalement se terme-là et qui s’est présentée toute la soirée comme une « travailleuse du sexe » et a affiché sa « vente de services » ; ça m’a vraiment interpellée. Je me disais « elle est complètement marginale par rapport à la masse des femmes qui sont victimes de la prostitution, mais elle existe » et quand Marie-Victoire nous dit qu’il y a trois acteurs du commerce dans la prostitution, les souteneurs, les Etats et les « clients », il y a aussi les prostituées qui gagnent de l’agent avec leur corps. Cette femme a revendiqué hautement : « Je suis une travailleuse du sexe, je vends mon vagin comme je vendrais mes mains si j’étais masseuse ou shampouineuse, donc je vends mes service. Et maintenant, je vais faire des études de sociologie et je vais faire un livre. ». Elle se disait féministe et elle avait une présence incontestable. Les autres apparaissaient comme des victimes. Mais le vocabulaire m’a vraiment interpellée, ce sont des mots entendus sur le marché du travail : « vous ne savez pas vous vendre ». Ce sont des termes qui sont connotés par rapport au monde du travail, et le monde du travail n’est pas un monde scandaleux, ce n’est pas un monde de victimisation. A force de vouloir épurer le vocabulaire, on risque d’avoir l’effet inverse et de tomber dans une banalisation.

Rosine : Cette banalisation de l’acte de prostitution en emploi salarié ne peut que satisfaire les « industriels de sexe » !

Marie-Victoire : Dans l’emploi du terme « travailleuse sexuelle », on est passé de la logique de service qui néanmoins se perpétue, à la logique capitaliste de l’emploi salarié qui fait du proxénète privé ou étatique l’employeur légitime de la personne qu’il prostitue. Si l’on poursuit le raisonnement, on voit bien que l’analogie avec la logique de service comme avec la logique de salariat est inopérante, car alors où se situe le client dans l’ « échange » ? Les sexes des personnes prostituées ne sont-ils pas plus justement – dans la longue histoire patriarcale de l’échange des femmes – une transaction envers les divers proxénètes et les clients ?

Juste un dernier mot sur le ‘trafic’ (ou la traite). C’est un problème très sensible, il faut faire extrêmement attention sur ce qui se passe à l’O.N.U., au Conseil européen, à Vienne… qui consiste à faire basculer la lutte contre la prostitution et le proxénétisme (posée par la Convention de 1949) en une lutte contre le trafic, nommée plus exactement « action dans le domaine du trafic ». Tous les Etats depuis 15 ans mettent leur énergie à faire disparaître la Convention de 1949 en disant qu’elle est « inappropriée » (résolution adoptée par le Parlement européen le 02 mai 2000). C’est un renversement complet de situation. On ne s’occupe plus que du trafic ; cela veut dire que l’on abandonne de facto la lutte contre la prostitution et le proxénétisme et qu’on a mis le corps humain sur le marché mondial. Le lien théorique et politique entre la prostitution et la traite est la question actuelle fondamentale.
Toute personne, association, institution, Etat, qui aborde la question de la « traite » sans dénoncer en même temps, formellement, sans ambiguïté, l’abandon par les textes politiques internationaux de la Convention de 1949, justifie sa disparition comme source de droit et donc cautionne l’abandon des politiques abolitionnistes.
Se focaliser sur la traite (ou trafic) et poser la politique contre la traite comme équivalente à la politique contre la prostitution, c’est jouer avec les mots pour cacher l’essentiel : l’abandon de la lutte contre le système prostitutionnel et le proxénétisme dans les instances européennes et internationales, onusiennes comprises .
Toute convention, toute politique, tout rapport, toute prise de position qui concerne la traite et la situe comme équivalente à la prostitution est de facto complice des instances qui abandonnent la lutte contre la prostitution et le proxénétisme. Elle crée en outre de la confusion, alors que nous n’avons jamais eu besoin d’autant de clarté.

Mais je voudrais évoquer une autre question de vocabulaire : savez-vous quel est le vocabulaire dans les textes politiques européens ? Il n’est plus question de personnes prostituées, il n’est plus question de client, il n’est plus question de proxénètes depuis longtemps. Le terme identiquement employé pour les trois, est celui d’ « acteurs » dans lequel sont inclues les victimes. Jamais je ne pourrai accepter que les prostituées, en arguant du fait qu’elles reçoivent un échange monétaire puissent être mises au même niveau que les Etats, les proxénètes et les « clients ».
Il faut donc tout à la fois critiquer les termes de « client », « prostituée », « proxénète » (dès lors que l’on précise qu’il recouvre des personnes physiques et morales avec des niveaux de responsabilité très divers). Mais dans les textes politiques qui nous régissent, ils ont déjà disparu !

Nous sommes entré dans un monde qui, sous couvert de la logique « équivalente » de l’acteur, transforme tous les êtres en « acteurs » faisant du marché le seul référent universel et faisant dès lors disparaître, en sus de tous les rapports de domination, le citoyen lui-même.

 22 novembre 2001


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