Prostitution. Proxénétisme. Traite des êtres humains
 Marie-Victoire Louis  *

L’Union Européenne va t-elle nous faire vivre dans une Europe proxénète ? 1

Le Monde
Horizons-Débats
Dimanche 10-Lundi 11 mai 1998

date de rédaction : 11/05/1998
date de publication : 01/05/1998
mise en ligne : 18/10/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Encart: On ne peut affirmer lutter contre la traite sans lutte concomitamment contre le proxénétisme dont la traite se nourrit.

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Du 2 au 14 mars 1998, s’est tenu, à New York, la 42 ème session de la Commission de la condition de la femme de l’ONU, consacrée au suivi de la Plate-forme d’action décidée à Pékin en septembre 1995. Il s’agissait de faire le bilan et de mettre en oeuvre pour cinq années à venir les politiques décidées par les Etats du monde entier concernant l’évolution des rapports entre les sexes, notamment en matière de prostitution.

La politique de l’Union Européenne fut présentée dans un document 2 diffusé à tous les gouvernements comme à toutes les O.N.G. Dans ce texte, l’Union confirmait l’évolution de sa politique décidée depuis une dizaine d’années, à savoir que, sous la pression incessante des Pays-Bas,  3 elle s’était engagée dans une politique de légitimation du proxénétisme.

Ce texte en effet ne fait aucune référence à la Convention de l’ONU de 1949 «pour  la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, pourtant signée par sept pays européens. Celle-ci affirme en effet dans son exposé des motifs que la prostitution est «  incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine », que « la traite des êtres humains»  est une conséquence de la prostitution et que le proxénétisme, notamment hôtelier, doit être réprimé. L’Union Européenne ne s’assigne donc plus de réprimer le proxénétisme. Par ailleurs, la « prostitution » n’est plus citée comme faisant partie de la définition de la violence contre les femmes (Art.10). Enfin, aucune référence à la responsabilité des « clients » - a fortiori à leur pénalisation - n’est évoquée. La seule politique européenne en la matière se réduit à» coopérer avec les agences internationales luttant contre le trafic illégal des êtres humains» (Art.25).
Comment en est-on arrivé là?  
Alors qu’en 1985, la conférence onusienne de Nairobi employait, pour sa part, l’expression de « forme d’esclavage imposé à des femmes », l’Union Européenne a, tout d’abord, entériné, à la conférence de Pékin, en 1995, le concept de « prostitution forcée », signifiant alors que la prostitution peut être considérée comme une « activité libre ». C’est d’ailleurs significativement au sein d’un chapitre (D) consacré à «l’insuffisance des politiques économiques »  que la prostitution est abordée dans la Plate-forme Européenne, préparatoire à celle de Pékin.4
Puis l’Europe a progressivement légitimé la prostitution des adultes au sein des frontières nationales: en effet, elle a progressivement dissocié la prostitution des adultes de celle des enfants, et la prostitution du « trafic des êtres humains ». C’est ainsi que la lutte contre» le tourisme sexuel » concerne exclusivement « les enfants ». (Art.28) Et en dernière instance, l’Europe ne s’assigne plus que de lutter contre le « trafic illégal ». (Art.25) Ce qui signifie que l’Union Européenne accepte le principe même du « trafic » : elle se reconnaît le droit de faire entrer les femmes étrangères en fonction des besoins dudit marché. Il n’est en effet proposé que de mettre en oeuvre des « campagnes de prévention ...de manière à permettre à ces femmes de prendre des décisions informées et de chercher de l’aide en cas de trafic » (Art. 30), et ce, alors que nos dirigeants affirment lutter contre l’émigration clandestine. Mais en même temps, celle-ci se réserve le droit de définir les critères de l’» illégalité », c’est-à-dire d’expulser ces femmes, sans autre forme de procès.

Une telle politique - qui fait des prostituées étrangères l’une des figures emblématique de la force de travail «libre »  du XXI ème siècle - ne peut cependant être laissée au seul libre jeu du marché. L’Union Européenne a donc partiellement dévolu la fonction de régulation du marché à des femmes ayant été l’objet d’un trafic trans-frontière: celles-ci sont alors chargées de déposer plainte contre les proxénètes internationaux considérés par les Etats comme insuffisamment coopératifs dans le partage du butin ou par trop dérangeants face à une opinion  publique de plus en plus exigeante et sensible en la matière. En tout état de cause, ceux-ci n’ont pas trop à craindre de la répression: il n’est fait état, en la matière, que de faciliter les échanges « d’informations ». (Art. 25)

Mais pour que ces procès puissent avoir lieu, il ne faut pas que ces Etrangères - par définition, sans papiers - soient expulsées; il faut en outre que - ‘monitorées’ par des associations ad hoc (&31)5 - elles « soient à même de déposer plainte à la police et qu’elles soient disponibles lorsque requises par les juridictions pénales ». Elles doivent donc bénéficier « pendant ce temps » d’» assistance sociale, médicale, financière et légale », ainsi que de « protection ». (& 26) Après le procès, rien - ni droit de séjour, ni droit d’asile - n’est prévu pour celles qui seront, sans doute, toute leur vie sous la menace des rétorsions sanglantes du « milieu ». Il est simplement proposé « des mesures de soutien pour réinstaller et réhabiliter les victimes de trafic dans leurs communautés d’origine ». (& 27)

Certes, l’Union Européenne a dû, à New York, partiellement céder devant les pressions d’ONG européennes et internationales; certes, le camp des pays qui s’opposent aux thèses Néerlandaises (soutenues notamment par l’Allemagne, le Danemark, la Belgique) s’est agrandi et regroupe dorénavant la France, le Portugal, la Grèce et la Suède; certes la Grande-Bretagne - qui préside l’Union Européenne a, le 10 mars, reconnu à New York qu’il n’y avait pas eu de débat sur la politique mise en oeuvre par l’Europe. Néanmoins la politique affichée n’a pas été fondamentalement modifiée. La lutte contre le seul « trafic » (terme cité 6 fois sur les 7 amendements déposés le 12 mars) est bien toujours l’essentiel de sa politique.

Si l’Union Européenne persiste dans cette politique indéfendable - on ne peut affirmer lutter contre la traite sans lutter concomitamment contre le proxénétisme dont la traite se nourrit - elle doit être consciente qu’aucune politique en matière de défense des droits de la personne ne sera plus crédible. Elle risque fort en outre d’être confrontée à son opinion publique, mais aussi à des représentants associatifs, politiques, religieux - bien évidemment aussi et surtout intégristes - des pays membres du groupe des « 77 » qui ne manqueront pas de lui poser la question de la légitimité du profit qu’elle tire pour la satisfaction sexuelle de ses ressortissants, de la vente du corps, du sexe des femmes et des enfants de leurs pays.

Et l’enjeu est de taille. Car si l’on considère que la seule lutte contre «l’exploitation de la prostitution » - menée par les abolitionnistes depuis le XIX ème siècle - ne remet pas en cause la légitimité de l’appropriation marchande des corps, alors c’est bien la lutte contre la prostitution elle même qui est en cause. La question de fond est donc « Le corps humain est-il inaliénable »? A la lecture de déclaration des droits de l’homme de 1948, le principe n’a toujours pas été affirmé.
Ce qui se joue actuellement  - et l’Europe en est l’avant-garde - c’est que l’affirmation contraire risque fort d’être considérée comme acquise.

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Notes de bas de page
1 J’ai ajouté à ce texte les notes qui avaient été supprimées par Le Monde.  
2 United Kingdom Presidency ot the European Union. Commission on the Status of Women, 42 nd session, «Elements for the contribution of the European Union to panel discussion » 3 mars 1998. Violence against women. Agenda Item 3 (c).
3Cf: Marie-Victoire Louis, Quand les Pays-Bas décriminalisent le proxénétisme. Le corps humain mis sur le marché. Le Monde Diplomatique. Mars 1997.
4  ONU. Conseil économique et social. E/ C.N. 4 / 1995 / 42. 22 novembre 1994.  
5  L’ONG de référence étant l’association hollandaise STV, Stichting Tegen Vrouwenhandel.

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