Prostitution. Proxénétisme. Traite des êtres humains
 Marie-Victoire Louis

« Cette violence dont nous ne voulons plus.
À propos des nouvelles approches en matière de prostitution et de proxénétisme »

Chronique Féministe
Prostitution et féminisme
N° 51. Janvier-février 1994
p. 15 à 20

date de rédaction : 01/12/1993
date de publication : 01/02/1994
mise en ligne : 22/10/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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IX. Dans ce sens, que pensez-vous du projet de ré

Lors des débats parlementaires, à l'occasion du vote du nouveau code pénal, M. Kiejman, ministre délégué à la Justice a pu fonder toute la politique pénale en la matière sur une distinction non définie entre proxénétisme "aggravé" et "simple". En ce qui concerne le proxénétisme simple, il put encore tout à la fois déclarer : "Il faut se montrer prudent... car il s'agit de cas parfois de cas difficiles à caractériser" […]; "Il ne faut pas (le) surpénaliser" et "Je préfère qu'on renonce à poursuivre".

Cette décision, votée en catimini, sans que les enjeux soient même posés, a été rendue possible par l'assimilation abusive entre la revendication des prostituées de vivre avec qui elles l'entendent et le droit pour un homme de vivre des revenus de la prostitution d'une seule personne.

C'est ainsi qu'au nom de la réintégration des droits des prostituées dans le droit commun, dont elles ont été et sont encore exclues dans nombre de domaines, le gouvernement français a légitimé un droit au proxénétisme qu'il ose qualifier de "simple".

Entre le nouvel avatar de salaire maternel, dénommé "allocation parentale de libre choix" que les politiques - de droite - nous ressortent de leurs tiroirs et le droit des femmes à se prostituer pour leur "homme" - quasi légalisé par un régime socialiste - ce qui est en cause c'est autant de concurrence en moins entre hommes et femmes pour le partage des revenus, autant de chômage comptabilisé en moins, autant de pouvoirs masculins consolidés.

VI. En utilisant des approches économiques pour aborder la prostitution, ne cautionnez-vous pas les approches faisant ainsi de la sexualité une marchandise comme une autre ?

L'Association contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) a publié en 1991 une remarquable brochure sur la prostitution ."Cette violence dont nous ne voulons plus"1. Cet ouvrage rassemble une série de témoignages et de textes dont celui introductif, de M. V. Louis qui apporte une contribution marquante a l'analyse du phénomène de la prostitution.

Comme nous ne pouvions nous rendre a Paris pour la rencontrer, M. V. Louis nous a proposé de lui envoyer une série de questions auxquelles elle répondrait par écrit. Qu'elle soit ici remerciée pour le travail rigoureux qu'elle a réalisé en remaniant au fil des jours et via le fax tant les questions que les réponses.

***

Marie-Victoire Louis : L'appropriation du corps des dominés par les dominants est aussi ancienne que l'existence même des sociétés fondées sur des rapports de domination ; l'appropriation du corps des femmes, aussi ancienne que la domination masculine. 2  

Si, à quelques rares exceptions près, nous retrouvons à travers toutes les sociétés - esclavagistes, féodales, théocratiques, capitalistes, socialistes, démocratiques - ce quasi-monopole du pouvoir masculin, cette "défaite historique du sexe féminin", c'est qu'au-delà de ces systèmes, il existe probablement un système qui les transcende, que l'on peut nommer patriarcat. Son universalité doit être analysée. Si ses formes d'expressions diffèrent, c'est qu'il est évolutif, selon des modalités d'adaptation et de contradictions avec les systèmes sociaux dont nous ignorons encore presque tout.

Dès lors, si l'on accepte ces prémisses, le patriarcat ne se définirait pas par ses formes d'expression qui peuvent être en effet contradictoires. Des femmes peuvent être contraintes à la prostitution ou à la virginité, à la promiscuité sexuelle ou à une ségrégation rigoureuse des sexes, à la négation de leur féminité ou à l'imposition de stricts canons de beauté, affectées à la maternité ou au salariat, à l'avortement forcé ou à la maternité forcée.

C'est bien le corps des femmes qui, dans ses immenses potentialités, est au coeur d'un dispositif complexe d'assignations évolutives. Il est en effet re-producteur de vie par la maternité, de travail domestique gratuit et de travail salarié moins payé, et contribue, de manière le plus souvent contrainte, au plaisir masculin.

C'est donc sans doute dans sa capacité à contrôler les forme de gestion différenciées des divers droits d'usage du corps de femmes que résident la spécificité et les pouvoirs du patriarcat. Ce qui est alors important c'est de rester en mesure de faire évoluer ces lignes de partage ; que ces statuts, ces rôles dit féminins ne soient jamais acquis et que, s'ils s'excluent ou se surajoutent, ce soit selon des modalités définies sans les femmes et bâties sur leur silence.

L'hypothèse que je fais, avec beaucoup de précautions, est que le contrôle des corps est sans doute le principal enjeu politique de toutes les sociétés ; celui du corps des femmes, le plus fondamental. En effet, de la maîtrise de ce pouvoir dépend le contrôle des mécanismes de la reproduction d'une société par elle-même, dont on sait les enjeux démographiques, politiques, militaires, symboliques. De là dépend aussi la nature du marché du travail et du type de développement et plu globalement les systèmes de valeurs, marchands ou non, mis en oeuvre.

Cette hypothèse permet peut-être aussi de mieux comprendre l'importance de l'enjeu qu'il y a à dominer le corps des femmes, à le marquer, par la loi, le symbolique et/ou la violence.
Les violences contre les femmes, qui expriment et révèlent les rapports de subordination entre les sexes, apparaissent alors comme des enjeux politiques fondamentaux.
Elles expriment et révèlent les constructions sociales des sexualités masculine et féminines.

En fonction des enjeux historiques de type économique : politique, guerrier, les Etats, les nations, décident des critères des normes sexuelles en vigueur dans chaque société qui permettent ces différentes affectations, qu'elles soient maternelles, domestiques, salariées, prostitutionnelles.

Dans le choix, rarement présenté comme tel, de ce qu'une société décide de considérer comme prostitution et de réprimer, se joue le maintien du statut assujetti des femmes. Car c'est là que se construisent les critères moraux et sociaux qui permettent d'affecter les femmes dans telle ou telle fonction.
Dans la mesure où ces structures ne sont pas comme on a voulu nous le faire croire, isolées les unes des autres, les lignes de partage entre famille, travail et prostitution évoluent perpétuellement, se recouvrent, se recoupent, entrent en contradiction.

C'est, me semble-t-il, par l'ambivalence des rôles sexuels assignés aux femmes, par l'ambiguïté savamment entretenue entre amour, sexualité, plaisir, séduction que chaque société peut produire un discours sur la prostitution, qui ne recouvre qu'une partie, définie comme telle, de la sexualité marchande.

Les formes et les modalités de cette appropriation sexuelle des corps diffèrent. Aujourd'hui, à la veille du XXlème siècle, coexistent des types de prostitution s'inscrivant dans des structures socio-historiques différentes: communautaristes, féodales, théocratiques, capitalistes...
Mais si chaque société a son propre rythme, sa propre logique, sa propre histoire, sa propre politique, elles sont néanmoins toutes confrontées à l'élargissement du marché mondial, à la désagrégation des rapports familiaux, mais aussi à l'émergence de l'individualisme que ce choc implique. De fait, la sphère de la marchandisation des corps - de type capitaliste - se mondialise (prostitution des femmes des pays pauvres en Occident, 'tourisme sexuel'). Dans un nombre croissant de pays cependant, ces logiques ne font plus partie de l'ordre naturel des sexes. Ce qui ne signifie pas que ce marché ne s'accroît pas. Bien au contraire.

Il serait donc erroné, à mon avis, de limiter l'analyse de la prostitution au seul rapport Nord-Sud ou au 'tourisme sexuel'. Néanmoins il s'agit ici de notre responsabilité, de celle des pays riches, dans le sacrifice de la vie de dizaines de milliers de personnes, enfants et adultes, humiliées, détruites au nom du plaisir ou, plus justement, du pouvoir de leurs citoyens.

M - V L: Je n'ai pas la prétention de fournir une analyse sur un problème aussi complexe. Mais il me semble que nombre d'analyses anciennes, y compris féministes, sur la prostitution, à force de sclérose intellectuelle, sont en train de disparaître.

Celles qui se centrent sur les seules prostituées, qui oublient les clients ou les proxénètes, qui s'inscrivent dans des finalités de rédemption, de charité, ou dans des problématiques misérabilistes ou fondées sur la victimisation... L'approche qui tend à traiter la prostitution sous l'angle de la santé publique et qui transforme les prostituées en éducatrices sexuelles des hommes est, en revanche en France, en train de retrouver, avec le sida, un certain regain. Cette instrumentalisation des prostituées n'est pas acceptable.

La prostitution doit être appréhendée dans sa globalité et dans une problématique de l'avancée des droits de la personne.

À cet égard, la méconnaissance des conditions de vie des dizaines de millions de femmes à travers le monde, liée au peu d'intérêt que cette réalité suscite, est déjà en soi un problème sans doute le problème essentiel par ce qu'il révèle. Penser la prostitution comme une réalité socialement isolable me paraît un leurre  ; il n'est en effet pas possible d'aborder réalité indépendamment de celle des statuts accordés femmes qui expliquent la valeur relative des fonctions qui sont assignées. À cet égard, les choix entre politiques, famille et droits autonomes des femmes sont des enjeux politiques déterminants.

On ne peut donc, à mon avis, appréhender la prostitution indépendamment de la connaissance des conditions sociales qui, dans le monde, la permettent, la créent ou la justifie. Parmi celles-ci, citons - et la liste n'est pas exhaustive - : les pouvoirs civils des "chefs de famille", l'âge du mariage liberté de choix du conjoint, le rapport entre la dot socialement exigée et l''achat' des femmes, le statut de la polygamie, de la répudiation. Citons aussi la politique en matière de contrôle des naissances et de l'avortement, mais aussi celle en matière d'infanticide, d'abandon d'enfant et d'adoption. De même, les limitations pour les femmes de l'accès à la terre, à la propriété et à l'héritage - pour ne pas évoquer le fait que celles-ci ne souvent même pas propriétaires des revenus tirés de propre force de travail - expliquent sans doute mieux que toute autre approche, les liens entre la politique, les pouvoirs masculins, la prostitution et la survie des femmes.

Mais la dépendance et la pauvreté n'expliquent pas tout. Tant s'en faut.

Si la prostitution peut être vécue comme une alternative, sans doute parce que la comparaison avec le statut, la valeur accordée aux femmes dans les autres sphères sociale notamment dans la famille, n'est pas, pour beaucoup de femmes, si fondamentalement différente. Ou, à tout le moins qu'il est possible - pour celles qui ont encore ce choix comparer les inconvénients et les avantages relatifs des c statuts.

Le droit - de fait - reconnu, dans la majorité des pays du monde, aux maris d'exercer des violences sur leurs épouses, d'user comme ils l'entendent de leur sexualité, de les enfermer, de les faire travailler gratuitement, de vivre à leurs dépens à mettre en regard avec les pouvoirs des proxénètes. Il s’agit alors peut-être moins d'une question de nature dans la dépossession de soi que de formes et de degrés.

À cet égard, la remise en cause du postulat du tabou l'inceste 3 , la "mise à jour" de sa relative banalité, jouent rôle explicatif majeur de la prostitution. Ces violences sexuelles masculines, dans les familles, sur des petites filles, adolescentes ainsi dépossédées, dès leur plus jeune âge, de leur identité propre, aggravées de toutes les autres formes de viols, d'agressions, de harcèlement sexuel participent, toutes, de cette logique faisant du corps des femmes un corps marqué, désapproprié, chosifié, nié... un enjeu d'appropriation.

En cas de ruptures socio-politiques graves, de guerre notamment, le corps des femmes, tout à la fois instrumentalisé, exploité, humilié, mais aussi mythifié et fantasmé, devient le territoire privilégié symbolique de l'agression, la cible toutes les violences réelles.

La prostitution, c'est l'institutionnalisation permanente, codifiée, d'un pouvoir ainsi offert aux hommes de pouvoir se réassurer eux-mêmes par la domination d'autrui.

Maintenir l'institution de la prostitution, c'est permettre de renforcer une identité, mise à mal ou chancelante, par la possibilité de s'approprier même en payant, même pour un court instant, une autre personne.
Payer, c'est aussi supprimer le risque d'être repoussé, c'est empêcher le refus de s'exprimer. Pour reprendre une expression de Pascal Bruckner et d'Alain Finkelkraut 4 que je trouve particulièrement éclairante: " Plaire est hasardeux et caresser fatigue. "

Pour ceux d'entre eux, et ils sont nombreux, qui n'ont d'autre identité que celle que leur virilité est censée leur conférer, cette potentialité est fondamentale. L'attachement souvent viscéral et irrationnel de tant d'hommes à la prostitution, y compris de la part de ceux qui n'ont jamais eu de rapports sexuels avec des prostituées, peut sans doute partiellement s'expliquer ainsi.

M-VL: Cette prise de parole publique est une rupture fondamentale.
Le temps où de bonnes âmes s'estimaient en droit et en toute bonne conscience de parler "au nom" des prostituées est révolu ; ces discours, certes, se perpétuent, mais ne leurrent plus grand monde.

Mais nous assistons depuis quelques années à l'émergence d'un autre discours, potentiellement totalitaire, lui aussi, tendant à nous faire croire que la parole des prostituées devrait être l'aune sur la base de laquelle devrait se fonder toute politique en matière de prostitution.
Et, dans un deuxième temps, que les associations de prostituées seraient seules habilitées à parler de la prostitution.

Nombreux-ses sont ceux et celles qui considèrent que la parole de ces collectifs est manipulée par les proxénètes et qui, dès lors, refusent de l'entendre. La censure de toute référence à la nécessité de lutter contre le proxénétisme de la Résolution de Madame d’Anconna du Parlement Européen par le Comité International des Droits des Prostituées (I.C.P.R.), en 1986, à Bruxelles, en est certes un élément probant. 5
Mais il serait injustifié et erroné d'en rester à ce constat.
De quel droit, au nom de quelle légitimité, peut-on refuser à quiconque le droit à la parole en arguant que sa parole n'est pas libre ? N’est-ce pas postuler que les opprimé-es ne pourraient jamais se libérer de leur oppression ?
Il n'existe pas dans l'histoire de progrès dans l'avancée des droits de la personne indépendamment de la prise en charge par les principaux/pales des intéressé-es de ce qu'ils/elles estiment être la défense de leurs droits.

Cette critique évacuée, je récuse aussi la prétention, peu crédible d'ailleurs, de ces collectifs à parler au nom de toutes les prostituées. Comme toute organisation, ils défendent certains intérêts qui sont probablement au confluent de ceux de certaines prostituées des pays riches et de ceux de certains proxénètes, soutenus, dans certaines conditions, par certains Etats. Les contradictions d'intérêts entre ces "partenaires"  sont bien sûr nombreuses.

M-V L: Il faut reconnaître notre grande méconnaissance de cette réalité si diverse et si complexe. En outre, les féministes européennes qui, au XIXème siècle, ont été à l'initiative de nombre de combats et d'avancées sont actuellement, à quelques individualités près, quasi absentes du débat.6

Ces précautions posées, mon hypothèse est que dans le cadre de cet élargissement du marché mondial de la prostitution, déjà évoqué, nous assistons depuis une dizaine d'années, à des recompositions de pouvoirs entre les différent-es acteurs/actrices du monde de la prostitution. Des luttes plus ou moins masquées, mais sans doute féroces vu les enjeux financiers en cause, ont lieu en vue d'une nouvelle redistribution des parts relatives de ceux et celles qui vivent directement ou non des revenus de la prostitution.
Parmi ces acteurs, citons la Communauté Economique Européenne, les Etats-membres, les proxénètes, certains secteurs de la politique, les clients et les prostitué-es.
L'absence de toute référence dans les médias au blanchiment de l'argent de la prostitution me paraît, à cet égard, sans doute révélateur de sa banalité.

Les intérêts des proxénètes ne sont pas communs: avoir un "champ d'intervention". international ou national, vivre de l'exploitation d'une ou de milliers de femmes, avoir partie liée aux diverses mafias - de la politique, de la drogue, de la pornographie, du crime et des armements - implique nécessairement des politiques, des stratégies différentes et des alliances que l'on nous cache sciemment...
Ceux des prostituées non plus. Au même titre que les salariées des pays riches voient leurs revenus baisser et le chômage s'accroître du fait de la concurrence internationale grandissante d'une force de travail beaucoup moins payée, les prostitué-es des pays riches sont confronté-es à une concurrence grandissante des prostitué-es venant du monde entier.
Si une fraction d'entre elles est sans doute à même, sinon d'imposer, du moins de négocier à leur avantage une part plus importante des revenus de la vente de leur corps vis-à-vis de certains proxénètes, ce n'est pas vrai pour toutes.

Une nouvelle division internationale de la prostitution semble actuellement en œuvre : à certaine, la prostitution dite de luxe ou du moins relativement protégée, une plus grande autonomie vis-à-vis du "milieu", une certaine protection légale, une meilleure protection de leur santé ; aux autres, la précarité, l'absence de papiers, de protection médicale, les macs, l'abattage, le sida.
Entre ces deux pôles, des dizaines, des centaines de milliers de femmes, nationales et étrangères, organisées ou non, avec ou sans papiers légaux, droguées ou non, vivant cachées ou au grand jour, exclusivement ou occasionnellement de la prostitution.

M-V L: En ce qui concerne l'analyse de la nouvelle politique hollandaise, je me permets de vous renvoyer à un texte déjà publié. 7
Sous certaines conditions et avec certaines réserves, la Hollande, grâce à une politique particulièrement intelligente, a légalisé, au mieux de ses intérêts financiers, la prostitution et le proxénétisme. Cette politique lui permet de contrôler la nature du marché qu'elle entend se réserver.

En ce qui concerne la France, le nouveau code pénal, voté en décembre 1991 et qui doit s'appliquer en mars 1994, reconnaît de fait ne plus poursuivre le proxénétisme "simple". 8 39;empêche pas de lutter pour une société s'assignant pour projet d'abolir cette logique et, notamment, d'abolir la prostitution. Et croire, en outre, que ce projet est possible.

M.- V L: Dans le même sens, on pouvait lire, en 1982, dans une revue d'extrême gauche française : "La pédophilie... n'est pas le pire moyen pour comprendre la situation du Tiers- Monde. Je connais plus d'un pédophile qui est revenu anti-impérialiste après des voyages (sic) dans le Tiers-Monde".10

J'ai honte de sociétés qui, sans honte, peuvent produire un tel discours. Et je pense qu'un jour, les pays riches et leurs vassaux paieront pour leur égoïsme, leur mépris, leur inhumanité.

M-V L: Cette distinction sert les intérêts de celles et ceux qui veulent légaliser les revenus tirés de la prostitution. En établissant une opposition entre personnes (qui se posent comme) libres et personnes (que l'on définit comme) contraintes, on ne peut que justifier l'activité des premières. La réponse est incluse dans le postulat qui oppose liberté et contrainte.
Liberté et prostitution sont, sans ambiguïté, deux termes antagoniques.
Par analogie, que penserait-on d'une distinction entre adhésion libre ou contrainte à l'apartheid ?

Le problème n'est pas de savoir si un système fondé sur la contrainte peut être justifié par l'adhésion individu (postulée) de ses victimes - ou de certaines d'entre elles - à ses contraintes. Ou alors, poussons la logique à son terme et revenons à l'esclavage, au servage, à l'absolutisme, à la traite des noirs, à la traite des blanches.  

La question doit être posée autrement. Nos sociétés acceptent- elles, parmi leurs «valeurs», que des individu-es puissent vivre de la vente (ou de la location ) du corps d'un-e autre ?

On doit à cet égard noter que les déclarations, de haute tenue morale, du Comité d'éthique français affirmant l'indisponibilité du corps ou d'une partie du corps humain et sa non-commercialisation, n'a suscité aucune comparaison avec la prostitution. Quelque temps auparavant, on avait appris que plusieurs ministres français étaient favorables à la réouverture des "maisons closes".

C'est en termes d'affirmation du droit de chacun-e de vivre dans des sociétés exemptes de rapports de domination et violences que l'on peut jauger de l'avancée des droits de personne humaine au sein d'une société. Que : ‘la liberté individuelle s'arrête là où commence la liberté d'autrui’ ne saurait être invoquée pour justifier un système de domination.

Le décret du 4 février 1794, abolissant l'esclavage, a posé principes suivants: "Tout homme peut engager ses servi, son temps, mais il ne peut se vendre ou être vendu; sa personne n'est pas une propriété aliénable". Je suis personnellement favorable à l'élaboration et au vote d'un texte de loi qui poserait comme principe fondateur : "Le corps humain et la sexualité sont inaliénables".

IX. Dans ce sens, que pensez-vous du projet de ré

Lors des débats parlementaires, à l'occasion du vote du nouveau code pénal, M. Kiejman, ministre délégué à la Justice a pu fonder toute la politique pénale en la matière sur une distinction non définie entre proxénétisme "aggravé" et "simple". En ce qui concerne le proxénétisme simple, il put encore tout à la fois déclarer : "Il faut se montrer prudent... car il s'agit de cas parfois de cas difficiles à caractériser" […]; "Il ne faut pas (le) surpénaliser" et "Je préfère qu'on renonce à poursuivre".

Cette décision, votée en catimini, sans que les enjeux soient même posés, a été rendue possible par l'assimilation abusive entre la revendication des prostituées de vivre avec qui elles l'entendent et le droit pour un homme de vivre des revenus de la prostitution d'une seule personne.

C'est ainsi qu'au nom de la réintégration des droits des prostituées dans le droit commun, dont elles ont été et sont encore exclues dans nombre de domaines, le gouvernement français a légitimé un droit au proxénétisme qu'il ose qualifier de "simple".

Entre le nouvel avatar de salaire maternel, dénommé "allocation parentale de libre choix" que les politiques - de droite - nous ressortent de leurs tiroirs et le droit des femmes à se prostituer pour leur "homme" - quasi légalisé par un régime socialiste - ce qui est en cause c'est autant de concurrence en moins entre hommes et femmes pour le partage des revenus, autant de chômage comptabilisé en moins, autant de pouvoirs masculins consolidés.

M-V.L: La différence réside dans le fait de tenter de comprendre comment un système fonctionne et prendre une position politique. Je ne peux que constater que nos sociétés fonctionnent sur la marchandisation du corps humain, que le corps et ‘la sexualité’ s'achètent et se vendent. Cela n&#vision de la convention abolitionniste de 1949 conçu par la Coalition contre le trafic des femmes ?

M - V L: Il s'agit d'un travail remarquable11, essentiellement produit par des féministes américaines.12 De mon point vue, ce texte, connu sous le nom de Penn State Report, disponible à l'UNESCO en français et en anglais, représente, avec position hollandaise, la seule réelle rupture conceptuelle politique dans ce domaine depuis des dizaines d'années.

Sans prétendre pouvoir le résumer, celui-ci est fondé sur refus formel de la distinction entre prostitution libre et forcée, il affirme s'inscrire dans la lignée de la Déclaration universelle des droits de l'Homme13 qui affirme respectivement dans ses articles 1,4 et 5: "Tous les êtres humains naissent libres et égaux en droits"; "Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude". "Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants".
Il propose surtout, un principe essentiel, celui d'un "droit fondamental de l'être humain d'être exempt de l'exploitation sexuelle sous toutes ses formes".

Je ferais simplement, à la lecture de l'exposé des motifs de cette nouvelle convention, deux remarques. Celle-ci n'a pas, à mon avis, suffisamment réfléchi à la place à accorder aux prostituées. Les considérer simplement comme des "victimes" (p.37 du rapport) n'est ni satisfaisant, ni acceptable. Dès lors qu'elles n'existent pas dans ce projet, comment peut-on imaginer mettre en oeuvre un projet d'abolition de la prostitution ? Par ailleurs, l'articulation entre toutes les formes de prostitution non strictement hétérosexuelles et les problématiques analytiques féministes me paraît manquante.

M–V L: Lorsque les prostituées posent des revendications liées à leur statut, lesquelles sont souvent légitimes, nous sommes au coeur de toutes les contradictions.

En ce qui me concerne, je n'accepte pas cette revendication, non pas par puritanisme ou par moralisme, comme il est devenu banal de qualifier les revendications des féministes pour mieux se prémunir des questions qu'elles posent, mais parce qu'on ne peut pas considérer qu'un rapport d'appropriation individuelle puisse être un métier.
Mais affirmer cette position de principe ne résout rien.
Faire l'impasse sur la vie de millions de personnes à travers le monde ou ne les aider qu'à la condition qu'elles quittent leurs activités n'est pas non plus acceptable.
Que faire alors ?
Centrer toute la politique sur la répression contre le proxénétisme et reconnaître aux prostituées non pas un droit à la prostitution, mais le droit à se prévaloir de tous les droits dont elles ont été exclues parce que prostituées ? Je ne sais pas.
Partir de leurs revendications me paraît la première étape incontournable. Ce qui ne signifie pas nécessairement les adopter. En tout état de cause, nombre d'entre elles sont plus que légitimes.
Juste quelques pistes. Il me semble que c'est d'abord à l'Etat d'annoncer clairement des projets politiques clairs et de les faire appliquer. En fonction desquels, les personnes qui sont prostituées seraient en droit, en tant que citoyen-nes, de poser leurs demandes. Des surprises seraient possibles ! On nous cache trop de choses.
L'Etat est légitimement suspect de double discours, de mensonge, de connivence.

Le débat doit être réouvert, sortir de la caricature (liberté ou esclavage) dans laquelle la société française l'a enfermé.

La prostitution doit être posée comme un problème politique qui nous concerne tous et toutes. Limiter le débat à ceux et celles qui vivent de et par le système prostitutionnel a, en toute logique, pour conséquence de ne donner la parole qu'à ses défenseurs.
De toutes façon, la solution du problème devra passer par des luttes, sans doute accompagnées de violences aggravées contre ceux et celles qui refusent la barbarie du système actuel.
Mais dès que l'on accepte, sans mépris et avec réalisme, de discuter; dès lors que l'on accepte le principe selon lequel cette réalité ne pourra évoluer que par étapes ; dès lors que l'Etat décide d'arrêter d'interpréter, à son profit, des lois ambiguës il me semble que des problèmes, théoriquement insolubles, parce que trop abstraits, peuvent être alors posés de manière plus relative.
C'est par rapport à un nouveau projet abolitionniste affirmé que chaque étape prendra alors son sens, et non pas en elle-même.

Mais, ceci posé, je suis prise dans une réelle contradiction, entre deux options, que je n'arrive pas à dépasser. Entre d'une part : une acceptation de fait d'une reconnaissance de l'activité prostitutionnelle individuelle 14et d'autre part, le principe de la pénalisation des clients auquel j'adhère.
Mais cette reconnaissance ponctuelle de l'activité prostitutionnelle individuelle ne serait en aucun cas une reconnaissance du proxénétisme. La notion même de contrat entre une prostituée et un proxénète doit être absolument exclu. Et cette reconnaissance ne prendrait son sens que parce qu'elle s'inscrirait dans le cadre d'un projet d'abolition de la prostitution. Ce qui devrait se manifester concrètement par une répression policière et judiciaire acharnée contre les proxénètes, petits et grands, aussi ignobles les uns que les autres, et ce, accompagnée d'une réelle politique de substitutions alternatives plausibles pour les prostitué-es.

Mais ce n'est sûrement pas en voulant "réhabiliter" l'image des prostituées, en les présentant comme l'avant-garde de l'autodétermination des femmes - sinistre "plaisanterie" - que l'on luttera contre la violence quotidienne de la prostitution, contre le mépris de toutes les femmes dont le système est le vecteur privilégié, contre le sacrifice institutionnalisé de la vie et de la sexualité de millions d'êtres...

Réhabiliter l'amour et le plaisir partagé me paraît, en revanche, une voie beaucoup plus riche. Mais encore faut-il que "l'amour" soit épuré des caricatures ancestrales fondées sur un fantasme d'épanouissement de soi dans la négation fusionnelle avec l'autre - qui a permis de justifier pendant des siècles l'asservissement des femmes - et que « le plaisir » soit épuré de ses formes d'expressions quasi exclusivement définies par et pour les hommes...

M- V L: Le féminisme auquel j'adhère est celui dont le principe n'est pas de lutter pour la défense et l'illustration d'un sexe, mais de lutter pour que les rapports inégaux qui se perpétuent entre les sexes disparaissent.
C'est donc une lutte contre l'inégalité - celle entre les sexes, étant, pour moi, la plus fondamentale de toutes - qui le fonde et lui donne son sens.
En ce sens, qu'il y ait de plus en plus de femmes proxénètes, qu'il y ait de plus en plus de femmes achetant les 'services sexuels' d'hommes vivant dans des pays pauvres, ne me pose aucun problème théorique féministe.

Je ne me situe pas du côté des dominants, fussent-elles des femmes.

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Notes de bas de page
1 "Cette violence dont nous ne voulons plus. N° 11-12. Numéro spécial. "Prostitution", Mars 1991.
2 À cet égard, il serait plus juste de remplacer la formule selon laquelle la prostitution serait le plus vieux métier du monde par l'affirmation selon laquelle la prostitution est aussi vieille que la domination masculine.
3 Demause Lyod, « L'universalité de l'inceste » (Traduit de l'anglais), Projets féministes. Les violences contre les femmes : un droit des hommes ?. N° 2 avril 1993, p.103 à 129.
4Bruckner, Pascal et Finkelkraut, Alain :« Le nouveau désordre amoureux », Ed. du Seuil - Points Actuels, 1977, p.66.
5 En effet, le préambule de la déclaration du deuxième congrès mondial des prostituées, a cité ce texte en "omettant les références à la lutte contre le proxénétisme". ln : "Cette violence dont nous ne voulons plus". Op.cit.
6 Ajout. Juin 2006. Ce constat n’est pas juste : j’ai partiellement réparé cette erreur par la publication des Textes historiques dont beaucoup concernent ‘ la prostitution’.
7 Louis, Marie-Victoire : « La conférence européenne sur le trafic des femmes. Vers une reconnaissance légale du proxénétisme ». Projets féministes. Quels droits pour les femmes ? No1, Mars 1992, p.33 à57.
8 Journal Officiel, Débats Parlementaires. Sénat., 15 mai 1991, p.932 et 937. Cité dans : Marie-Victoire Louis, « Nouveau code pénal français et rapports de sexe ». Projets féministes. À paraître.
9 Ajout. Juin 2006. A la relecture, je ne vois pas – plus ? - en quoi j’aurais ‘utilisé des approches économiques ».
10 Bach Gérard : « Les trottoirs de Manille ». Parti Pris. N° 34.,15 janvier-15 février 1982. .
11 Ajout. Juin 2006. Aujourd’hui, je serais beaucoup plus critique.
12 Coalition against trafficking in women, P.O. Box 10077, Calder Square State College , Pa, 16805, U.S.A.
13 L'absurdité de la prétention universaliste des droits de l' homme apparaît de manière aveuglante lorsque l'on peut évoquer, sans interrogation, « le respect des droits de l'homme et donc des prostituées". Libération, 5 octobre 1986.  

14 Ajout Avril 2003. Je ne défends plus actuellement cette position dont la confusion de la suite du raisonnement dans ce paragraphe montre l'incohérence.

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