Marie-Victoire Louis

Droits de l'homme (moins les femmes)

Libération
12 septembre 1995

date de rédaction : 10/09/1995
date de publication : 12/09/1995
mise en ligne : 16/10/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Il serait dangereux de penser que la plate-forme d'action de la 4e conférence mondiale "sur les femmes" actuellement discutée à Pékin mériterait à peine le mépris ; c'est en effet un texte politique majeur puisqu'il s'agit d'une déclaration d'intention de gouvernements (à 94 % masculins) concernant l'évolution des rapports de pouvoirs entre les sexes, pour les dix années à venir.

Si pas une ligne de cette plate-forme ne reconnaît sans restriction le principe même de l'égalité entre les sexes ni n'affirme l'universalité des "droits de la personne humaine" c'est parce que tous les rapports de subordination des femmes aux hommes sont, non seulement, d'ores et déjà, entérinés, mais seront, sans doute, encore, renforcés.

Les régressions que les gouvernements négocient actuellement, au nom de la recherche de "leur" consensus, se font sur le corps des femmes. Car des modalités de ce contrôle, éminemment politique, dépendent tous les systèmes de reproduction des sociétés, dont on sait les enjeux démographiques, économiques, politiques, militaires, symboliques.

L'occasion de cette conférence nous permet de dénoncer cette imposture intellectuelle et politique du XX ème siècle qui voudrait nous faire croire que l'universalité affirmée des principes des droits de l'homme inclurait ceux des femmes.

Comment analyser cet "universel" qui, à la veille du vingt et unième siècle (de l'ère chrétienne..) aurait obtenu les résultats suivants :

- La quasi-totalité des moyens de production et des pouvoirs décisionnels - qu'ils soient politiques, économiques, intellectuels, symboliques - sont dans les mains des hommes, dans tous les pays.
- Environ la moitié de l'humanité se voit quotidiennement appliquer des législations et des politiques à l'élaboration desquelles elle n'a pas participé.

En réalité, si universalité il y a, elle est moins dans les affirmations principielles des constitutions ou de leurs préambules, des textes fondateurs des droits de l'homme que dans les codes civils, pénaux, de statut personnel, de la famille, les coutumes, les lois religieuses qui gèrent le quotidien des rapports entre les sexes. Et qui subordonnent, dans la sphère dite "privée", les droits des femmes à ceux des hommes.

Ainsi de quelle valeur est l'article 1 de la Déclaration française des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : "Les hommes naissent libres et égaux en droits", par rapport à l'article 213 du Code civil Napoléonien de 1804 :"La femme doit obéissance à son mari".
Et comment articuler l'article 1 la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 : "Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits", avec son article 16 :"La famille constitue la cellule naturelle et fondamentale de la société" ?

Si les femmes ne participent pas de l'universel, c'est parce qu'elles ne sont pas des êtres libres.
Elles ne s'appartiennent pas.
Les hommes ont un droit sur la propriété du corps des femmes dont ils contrôlent les usages.

Des centaines de millions de femmes ne sont pas propriétaires de leurs sexes, ni de leurs corps.
Leurs sexes sont coupés, détruits, mutilés, infibulés, recousus.
Elles ne sont pas libres de choisir leur contraception, de mener ou non une grossesse à terme et du nombre de leurs enfants, sont stérilisées ou contraintes à la maternité.

Elles sont achetées, vendues, troquées, violées, torturées, brûlées pour être remplacées par une autre pourvoyeuse de dot, prostituées (pour une heure ou pour une vie), assassinées.
À la seule information que les enfants à naître seront des filles, avortements, infanticides, lentes mises à mort révèlent la vraie valeur qui leur est accordée. Selon les estimations effectuées en 1990 par le chercheur Amryta Sen1, plus de 100 millions de femmes seraient "portées manquantes".

Des centaines de millions de femmes sont interdites d'école, discriminées ou orientées vers des filières et maintenues à des niveaux d'enseignement dont la seule finalité est de conforter la division sexuelle du savoir et du pouvoir.

Des centaines de millions de femmes sont mariées, à peine pubères, contre leur gré et / ou sans leur avis. Mariées, elles deviennent juridiquement, mineures, sous tutelle, dépendantes, à vie, d'un ou de tous les membres mâles de la famille, y compris pour tous les actes qui engagent "leurs" enfants.
Elles sont soumises unilatéralement au "devoir conjugal", sans recours contre les viols, les violences exercées à leur encontre, faisant du domicile dit "conjugal" le lieu le plus dangereux pour les femmes.
Elles travaillent toute la journée sans rémunération et sans reconnaissance.
Elles sont abandonnées, sans ressources, avec des enfants à charge, sans pension alimentaire et après avoir du laisser la jouissance du domicile à celui qui est souvent leur agresseur.
Divorcées, pour celles qui y sont autorisées, elles n'ont pas la garde de leurs enfants qui appartiennent à la famille du père.
Elles sont considérées comme seules responsables - et "punies" de ce fait - d'avoir enfanté une fille ou de la stérilité du couple.
Elles sont répudiées, sans même en être informées, pour être remplacées, ou pour cohabiter avec des plus jeunes, des plus rentables ou des plus dociles.

Des centaines de millions de femmes ne sont pas libres de leurs mouvements. Elles sont contraintes à de stricts codes vestimentaires qui limitent leur liberté de mouvement et leur vision du monde, attachées à l'habitat de leur époux, enfermées.

Elles ne sont pas libres de sortir de "chez elles", seules ou avec "leurs" enfants, y compris pour se rendre chez leurs propres parents, de demander un passeport, une autorisation de sortie du territoire.

Des centaines de millions de femmes n'ont pas de droit à la propriété et notamment pas de droit à la terre, alors que l'aggravation de la pauvreté dans le monde - dont elles sont les principales victimes - renforcent la pression sur elles, en tant que principales pourvoyeuses de la subsistance de leur famille.
Elles sont, seules, chefs de famille et ne sont pas autorisées à signer un contrat.
Elles sont interdites d'héritage ou n'en reçoivent - au mieux - que la moitié.
Elles ne peuvent exercer une activité salariée sans l'accord de leur mari, auquel leur salaire appartient.

Elles sont pratiquement toujours moins rémunérées (souvent moitié moins) que les hommes et affectées aux emplois les moins payés.
Elles ne sont pas embauchées ou sont licenciées pour cause de grossesse ou doivent justifier qu'elles sont stériles.
Elles se voient imposer le contrôle régulier de leurs règles par la maîtrise.
Elles doivent subir un droit de cuissage en échange d'un salaire de misère, sont harcelées et licenciées, quand elles ne sont pas, en outre, accusées de dénonciation calomnieuse.

Des centaines de millions de femmes n'ont aucun recours judiciaire.
Parce que la défense de leurs droits propres s'oppose aux législations en vigueur.
Parce que les victimes sont transformées en coupables d'avoir subi, d'avoir dénoncé, d'avoir "provoqué" les hommes.
Parce que les exigences de preuves qui leur sont imposées sont impossibles à fournir.
Parce que le coût personnel de la dénonciation est largement supérieur à celui de leur silence.
Parce qu'elles ne savent pas quelle "règle de droit" s'applique à elles (familiale, coutumière, religieuse, ex-coloniale, nationale).
Parce qu'elles n'ont pas de moyens financiers propres et pas d'alternatives pour mener une vie autonome.
Parce que leur témoignage est interdit, vaut la moitié ou le quart de celle d'un homme, quand il ne s'avère pas une circonstance aggravante.
Parce que la justice est sexiste2 et que les hommes sont à la fois juges et parties.
Des centaines de millions de femmes - qui n'ont pas de lignée, pas de nom propre - n'ont aucun-e représentant-e politique à même de défendre leurs intérêts propres.

***

Les débats actuels, à Pékin, concernant les droits pour les femmes à la contraception, aux relations sexuelles hors du lien marital, au choix de leur sexualité, concernant la reconnaissance exclusive du concept de "prostitution forcée", ou celle du statut politique des violences masculines sur les femmes ne sont que les diverses formes d'expressions de cette remise en cause que cette appropriation masculine du corps des femmes, légitimé par les États, du fait de la subordination de la sphère du privé à celle considérée comme seule politique.

Les droits des femmes ne seront parties prenantes des droits de l'homme que lorsque tous les rapports de subordinations inscrits dans la sphère dite du "privé"seront universellement abolis.

Mais les contradictions sont réelles.
Car si, historiquement, la constitution de la sphère du privé est le lieu politique de la subordination des femmes, elle est aussi la sphère "acquise" de haute lutte contre les exigences, les abus de pouvoirs des États.
En sortant du "privé" des hommes, les femmes, les féministes ont fait vaciller la ligne de partage, ont brouillé les frontières entre ce qui s'est construit historiquement - différemment donc selon les sociétés - comme le "privé" et le "public".

Comment, sans remettre en cause les acquis des "droits de l'homme" pour affirmer les libertés individuelles contre les États, dénoncer les droits de l'homme sur les femmes est sans doute la condition nécessaire à la reconceptualisation des "droits de la personne humaine".

À cet égard, l'affirmation des féministes des O.N.G : "Women's  rights are human's rights" n'est sans doute pas suffisante.
Peut-être serait-il temps d'en discuter ?

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Notes de bas de page
1 Il a depuis lors obtenu le prix Nobel d’économie.
2 Ajout. Juin 2006. Aujourd’hui, j’emploierais le qualificatif de « patriarcal ».

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