Censures. Coupes. Réécritures. Lectures critiques
 Marie-Victoire Louis

À propos des Mémoires de Messali Hadj

Sou'al1
L'Algérie, vingt -cinq ans après
Septembre 1987
p. 155 à 164

date de rédaction : 01/06/1987
date de publication : 01/09/1987
mise en ligne : 03/09/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Le but de l'exercice qui est entrepris ici n'est pas de critiquer le travail entrepris lors de la publication des Mémoires de Messali Hadj, publiées chez Jean-Claude Lattès en 1982. 2
Il pourrait tout au plus être considéré comme un plaidoyer pour la publication intégrale de ces Mémoires.
Le travail de découpe du texte original était nécessairement difficile et aléatoire, puisque de 5 967 pages de 17 petits cahiers d'écolier, il a fallu n'en garder qu'environ 250 pages, 266 exactement.
Et, compte tenu sans doute de l'occultation systématique et scandaleuse de l'histoire officielle en Algérie de l'apport de Messali, le critère qui a été privilégié dans cette publication fut de mettre en avant la dimension politique de l'homme public.

Mais si l'on veut s'interroger sur les raisons du silence des femmes dans l'histoire, comme du silence de l'histoire sur les femmes, c'est bien cette démarche qu'il faut remettre en cause.
Il se trouve qu'à l'occasion d'une recherche concernant Mme Messali j'ai été amenée à comparer systématiquement l'original de ces Mémoires et le texte final publié. Il est bien sûr - à plusieurs reprises - question des femmes et plus particulièrement de sa femme, dans ces Mémoires publiés.

Me sont alors apparues des occultations, des dérives, comme certains infléchissements de sens qui peuvent nous aider à comprendre les mécanismes par lesquels l'histoire des femmes a été si souvent gommée de la mémoire collective, mais aussi comment l'histoire des hommes a été elle-même déformée.

Ce travail a été d'autant plus facilité que Messali a beaucoup parlé des femmes, du rôle qu'elles ont joué sur sa formation, qu'il s'agisse de sa mère, de ses sœurs, de sa « seconde mère », Mme Couëtoux, de sa première fiancée, Mlle Dupuy, de sa femme, Emilie Busquant, que l'histoire du nationalisme algérien a si injustement occultée, de femmes de rencontres, d'ouvrières avec qui il a travaillé, de femmes politiques qui l'ont aidé, Mme Léo Wanner, Mlle Gilberte, Mlle Lafeta, ou qui l'ont marqué.
Que la majorité d'entre elles soient françaises est une dimension, bien entendu fort importante, mais qui ne sera pas abordée ici en tant que telle.
Mais, de plus - et c'est en ce sens qu'il est un personnage attachant et moderne -, s'il a beaucoup parlé de son rôle politique, il a consacré aussi de très nombreuses pages à la dimension « privée » de son personnage.

C'est cette double relation qui nous intéresse ici.
Ce travail n'est pas totalement exhaustif : je me suis limitée ici aux comparaisons qui m'apparaissaient les plus significatives ; je me suis centrée sur les oublis et les infléchissements. À chaque thème, pour mieux visualiser la différence, j'ai mis en relation les deux textes, accompagnés de leurs références respectives.

1. Ou : comment la sensibilité n'est pas une qualité en politique

- Original, p. 1023 : « Le jour de l'enterrement (de ma mère) a été pour nous le plus douloureux et le plus affolant de notre existence ». P. 1025 : « Nous avions le coeur gros, la gorge serrée et la poitrine prête à exploser, lorsque nous nous sommes retrouvés seuls dans cette chambre encore pleine de souvenirs et de la vie de notre bonne maman. Aussi avons-nous pleuré beaucoup".
- Mémoires, p. 122 : « Le jour de l'enterrement (de ma mère) est resté le jour le plus triste de mon existence. Nous étions, moi et ma petite sœur, inconsolables... »

2. Ou : comment la patrie est décidément une valeur sûre pour un nationaliste

- Original, p. 1159 : « Plus la date de mon départ (pour la France) approchait, plus je me sentais gagné par une sorte d'angoisse qui m'étreignait la gorge. J'avais de la peine à retenir mes larmes et, plus d'une fois, j'ai été obligé de me cacher pour pleurer à mon aise. »
- Mémoires, p. 126 : « Plus le départ approchait, plus Tlemcen, ma petite patrie, me devenait chère. »

3. Ou : comment la découverte du prolétariat fait disparaître la découverte de l'amour

- Original, p. 1244 : « Ce jour-là, le 16 octobre 1923, j'étais heureux et fier d'avoir fait tant de choses en si peu de temps. J'attendais avec une grande impatience le moment d'aller à la rue du Repos pour raconter par le menu détail mes prouesses à Mme Couëtoux et Mlle Emilie Busquant. » P. 1247 : « Ce jour du 16 octobre 1923 est un jour qui a compté dans ma vie, et il comptera durant toute ma vie. » P. 1251 : « Je sentais un immense bonheur. » P. 1275 : « Le lundi 20 octobre fut pour moi un grand jour, car c'est la première fois dans ma vie que j'allais me trouver dans une usine à Paris, au milieu de 1 500 ouvriers et ouvrières, tous étonnés de me voir parmi eux, sans être comme eux. »
- Mémoires, p. 129. La journée du 16 octobre a disparu.

4. Ou : comment un personnage politique doit être un pur esprit :

- Original, p. 1189 (le premier jour de son arrivée à Paris) : « Je suis rentré chez un coiffeur pour essayer de me faire une petite beauté afin de me mettre à l'heure de Paris. »
- Mémoires, p. 127 : rien.

5. Ou: comment le sentiment paternel est de peu d'importance pour un homme politique

En résidence forcée à Genève, il prend avec lui son fils.
- Original, p. 4647 : « Je vais, à mon tour, m'occuper de mon fils et l'installer dans la pension de Mme Florenette où j'étais déjà pensionnaire. » P. 4653 : « Avec la présence de mon fils Ali, ma vie va quelque peu changer. Il va un peu modifier mes habitudes, mes sorties, mais vraiment peu de choses. Mais j'avais un immense plaisir à être avec lui, à le promener presque dans toutes mes occupations ; et je voulais lui faire respirer le bon air des montagnes. » P. 4656 : « Pour rassurer mon épouse qui était restée seule, je lui écrivais presque tous les jours en lui racontant toutes les péripéties de son enfant. » P. 4691 : « Mon fils était heureux. J'étais aussi heureux que lui et je me consacrais entièrement à lui jusqu'à laisser de côté la lecture de la presse. »
- Mémoires. La présence de son fils qui est resté plusieurs mois avec lui n'est pas abordée.

6. Ou : comment le partage des tâches domestiques ne se pose pas à un homme public.

- Original, p. 2157 : « Si sa maman reprend le travail, il faut mettre Ali à la crèche. Il en a été décidé ainsi. Et c'est moi qui suis devenu la maman, puisque mon métier me permettait de m'occuper de lui dans une certaine mesure. Donc je devais tous les matins le mettre à la crèche et aller le chercher vers 17 heures. En outre, je devais aller au marché le matin, et l'après-midi j'allais à mes cours et m'occuper un peu du parti et faire quelquefois mes achats. C'est vraiment là trop de choses à faire et à bien faire. J'ai dû, et cela malgré moi, supprimer quelques-unes de mes occupations. »
- Mémoires. Rien

7. Ou : comment l'amour et le bonheur sont « hors sujet » pour l'histoire.

- Original, p. 1344 : « Notre devise était de vivre, de laisser vivre et de vivre l'amour et les chansons. Quelquefois, je grattais quelques chansons sur mon violon qu'on accompagnait de nos rires, de nos baisers et de nos étreintes. » P. 1355 : « Depuis que j'ai rejoint la rue du Repos, pour vivre avec ma petite amie, j'éprouvais, au fond de mon être une grande quiétude et un réconfort moral et humain. » P. 1521 : « Ce voyage inattendu (en Algérie) m'a coûté en ce sens qu'il est venu déranger notre vie, nos joies et nos amours », etc.
- Mémoires, p. 128 : La vie amoureuse se limite à la description de leur première journée de rencontre où Emilie n'est décrite que par ses qualités physiques et par son travail ; il n'en est plus fait état après. Et aucun des mots d'amour, de reconnaissance, de bonheur dont il qualifie ses relations avec sa femme n'est cité.
Un exemple parmi tant d'autres:  
- Original, p. 4519 : « J'envoyais de jolies cartes à mon fils Ali et à sa bonne maman. »
- Mémoires, p. 206 : « J'envoyais de jolies cartes à mon fils Ali et à sa maman. »

8. Ou : comment un homme politique ne doit pas être dépendant des femmes.

a) - Original, p. 718 (A Bordeaux, pendant son service militaire) : « J'aimais de plus en plus les femmes, leur conversation et leur société. Mais la zaouia demeurait pour moi la meilleure des sociétés. »
- Mémoires, p. 109 : « J'aimais de plus en plus les femmes, leur conversation et leur société. J'avais vécu quelques amourettes sans amour. »

b) - Original, p. 1220 (Il retrouve Mme Couëtoux à Paris) : « J'étais au comble de ma joie et tous mes soucis ont disparu comme par enchantement. Je me trouvais tout à fait à l'aise, allégé et complètement débarrassé de mes complexes. »
- Mémoires, p. 127 : « Elle m'a embrassé en me disant : "Comme je suis contente de te voir."»

1. Ou : comment la solidarité des exploité-es de sexe et de race n'apparaît pas comme digne d'être notée.
À propos de la participation des femmes à la grève des cheminots en avril mai 1920.
- Original, p. 649 : « Un compatriote a discuté avec des femmes grévistes. Celles-ci lui ont expliqué ce qu'était une grève et pourquoi, elles, en tant que femmes ouvrières, elles luttaient aux côtés des hommes pour une vie meilleure et une justice sociale. Ces grévistes lui ont expliqué qu'elles n'arrivaient pas à vivre avec ce qu'elles gagnaient, elles et leurs enfants. À son retour, il nous a raconté par le menu détail ce que les femmes lui ont dit. Il a été bouleversé de ce qu'il a entendu et appris. Il les plaignait et ne croyait pas que les femmes françaises de France étaient aussi injustement traitées. Nous étions tous du même avis que notre compatriote; nous croyons fermement qu'en tant qu'Algériens nous étions les seuls à souffrir des autorités françaises. »
- Mémoires. Rien.

2. Ou : comment la jeunesse est un concept asexué
À propos de la conférence de l'émir Khaled à Tlemcen en 1922.
- Original, p. 107 : « Les femmes étaient complètement absentes, mais ce n'était pas leur faute ; si elles étaient libres, elles seraient venues par centaines. »
- Mémoires, p. 124 : « La salle était archi comble... la jeunesse dominait par le nombre et l'enthousiasme. »

3. Ou : comment des militantes perdent cette qualité de par leur nationalité ou leur statut matrimonial.
A propos des Françaises vivant avec des militants algériens.
- Original, p. 3066 : « Les Françaises mariées à des Algériens assistaient à nos réunions avec leurs époux. » P. 3088 : « Le 20 mai 1934, nous avons décidé de tenir une réunion à Boulogne-Billancourt ; la police s'est jetée sur les Algériens pour les conduire au commissariat et les malmener. Dix-sept de nos camarades (parmi lesquels Messali cite trois Françaises : sa femme et les femmes de Benachenhou Mustapha et Hocine) furent embarqués au commissariat. Les femmes et les enfants furent placés à part et elles ne furent pas respectées comme il se doit. Nous les entendions crier et protester. » P. 1704 : « De plus en plus ces jeunes et charmantes Françaises qui appartiennent à toutes les classes sociales de leur pays vont participer dans les rangs de l'E.N.A., du P.P.A., du M.T.L.D., dans les années prochaines à conquérir toutes nos libertés"
- Mémoires. Il n'est pas fait allusion à cette participation de ces femmes françaises à la vie du nationalisme algérien. Par ailleurs, la seule manifestation au cours de l'année 1934 qui n'est pas évoquée est celle du 20 mai.

4. Ou: comment se perd une bonne occasion d'évoquer les premières militantes algériennes.
À propos de l'évocation d'une jeune nationaliste algérienne.
- Original, p. 4741 : « En juin 1936, nous eûmes l'agréable surprise de la visite d'un nommé Boufedi... Cette famille avait une jeune fille qui a fait parler d'elle, par son appartenance à l'association des Oulémas. Elle était une grande patriote, et pour cela elle a été incarcérée à la prison de Barberousse durant quelques mois. Cela a sensibilisé l'opinion, les milieux religieux et les femmes algériennes. »
- Mémoires. Il n'est pas fait état de cette visite.

5. Ou : comment on ne reconnaît pas aux femmes engagées leur vraie valeur.
À propos de l'intervention d'une avocate, Mme Longuet, au cours d'un meeting de l'E.N.A
- Original, p. 4074 : « Je repris la parole pour remercier cette jeune Française pour son courage. Elle a été chaleureusement applaudie et a remporté un immense succès. »
- Mémoires, p. 183 : « Je repris la parole et la remerciais pour son courage. »

6. Ou : comment l'appropriation privée d'une femme dans un couple s'avère être lourde de conséquences sur le plan politique.
À propos de l'occultation du rôle politique de sa femme :
a) Concernant la rédaction du mémoire pour la Société des nations en 1929.
- Original, p. 2110 : « A la rue du Repos, Mme Messali et moi avons au bout de trois jours fait la première mouture du mémoire que nous avons recommencé par deux fois. »
- Mémoires, p. 166 : « A la rue du Repos, j'ai mis trois jours avec Mme Messali pour écrire la première mouture du mémoire, que nous avons recommencé par deux fois. »

b) Messali rentre de Suisse en juin 1936 après six mois d'absence :
- Original, p. 4778 : « Nous sommes arrivés à 20 heures gare de Lyon. Mme Messali (pour des raisons de sécurité) était seule sur le quai. Ce furent de grandes retrouvailles... Elle m'a fait un exposé général sur tous les problèmes touchant le parti, dans sa vie extérieure et intérieure. "Ecoute-moi bien, me disait-elle, j'ai beaucoup de choses à te dire, qui te permettront de bien diriger le navire... J'ai pris des notes." J'ai écouté ma femme avec une vive attention, car tout ce qu'elle me disait me permettait de voir clairement les faits et les gens... Ainsi, je suis arrivé à avoir une vue générale de la vie du parti et de la situation en France et en Algérie. »
- Mémoires, p. 214 : « Le lendemain de mon arrivée à Paris, j'eus le plaisir de revoir mes amis, mes frères et mes compagnons... et les autres dirigeants du parti. »

c) A l'occasion du grand meeting auquel il prend la parole au stade municipal d'Alger en août 1936 :
- Original, p. 4934 : « Je suis arrivé au stade municipal avant les organisateurs du meeting... Avec ma petite famille au complet, nous formions un petit groupe de trois personnes. Nous marchions tous les trois, nous nous arrêtions et nous regardions les gens arriver et prendre place par dizaines... Je me trouvais avec ma femme, mon fils Ali assis autour d'une petite table, seul, personne n'étaient venu nous saluer. »
- Mémoires, p. 222 : « Je suis arrivé au stade municipal avant les organisateurs du meeting.»

d) A l'occasion de la visite de la Commission Lagrosillière à Tlemcen en février 1937.
- Original, p. 5548 : « Une autre délégation conduite par Mme Messali (la troisième pour l'E.N.A.) a été présentée à la Commission (pour présenter les doléances de la tribu des Beni Ournid).
- Mémoires. Rien sur cette seconde délégation, et donc rien sur les malheurs de cette tribu, dont Messali parle abondamment.

e) A l'occasion du retour de Messali à Alger, venant de Paris, en juin 1937.
- Original, p. 5651 : « Une voiture nous conduisit à l'hôtel de la place du Gouvernement. Puis ma petite famille et moi avons été invités à déjeuner chez un ami, qui avait réuni pour l'occasion les grands dirigeants du parti. »
- Mémoires, p. 248 : « Une voiture nous conduisit à l'hôtel de la place du Gouvernement. Puis je fus invité à déjeuner chez un ami qui avait réuni tous les grands dirigeants du parti. »

f) À propos du rôle d'Emilie Busquant dont le mari était en prison lors d'un meeting interdit à Alger en septembre 1937.
- Original, p. 5809 : « Mme Messali avait protesté contre cette mesure contraire aux libertés démocratiques. Après cette mesure d'interdiction, elle a préparé un rendez-vous avec quelques responsables du parti auxquels elle a fait part de l'interdiction du meeting. Une petite discussion s'en est suivie qui a permis d'arrêter la décision suivante : "Le meeting doit être maintenu..."»
- Mémoires, p. 256 : « Mme Messali a protesté contre cette mesure contraire aux libertés démocratiques. Il fut décidé que le meeting serait maintenu... »

Suite : la police pénètre dans le local du parti :
- Original, p. 5810 : « La police s'est mise à cogner à coups de crosses sur la porte et les fenêtres en criant : "Ouvrez, ouvrez." Mme Messali est sortie et s'est présentée à la police, débordante de colère et de menace et criant à haute voix : "Vous savez bien que cette réunion est interdite..." Sa réponse dite avec calme et sérénité a glacé les policiers et commissaires centraux qui ont été désappointés. »
- Mémoires, p. 256 : La phrase est identique, mais fut enlevé : « débordante de colère et de menace », puis se termine ainsi : «Cette réponse visiblement désappointait les commissaires.»

Et, enfin, pour renouveler les études sur la naissance de l'Etoile nord-africaine, voici ce que Messali écrit dans ses mémoires originales, non reprises par le texte publié :

g) À propos des origines de l'Etoile nord-africaine.

- Original, p. 1386 : « Je puis dire que ma petite amie, notre nid d'amour et ma nouvelle situation ont été le destin miraculeux et la première base de départ de la lutte pour la libération nationale" :.
P. 1546 : « En octobre 1924, il Y avait plus d'un an que j'étais à Paris... Il y a eu beaucoup d'événements. Il est à noter que la rue du Repos a été à la base de ces événements et cela grâce à Mme Couëtoux et à ma petite amie qui, toutes les deux, m'ont reçu, aidé et aimé. »
- Mémoires : Rien

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Notes de bas de page
1 Directeur de la publication, Claude Sixou. Rédacteur en chef, Mohammed Harbi. Diffusé par Diffusion populaire.
2 Ajout, Avril 2003. Cette formule n'était pas à l'époque, juste. Mais, à la relecture, elle apparaît comme totalement inappropriée.

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