Algérie
Madame Messali
 Marie-Victoire Louis  *

Émilie Busquant: Madame Messali
La mère du peuple algérien ?1

Parcours
L'Algérie, les hommes, l'histoire
N° 12-14. Octobre 1990
Recherche pour un dictionnaire biographique2
p. 103 à 112

date de rédaction : 01/05/1990
date de publication : 01/10/1990
mise en ligne : 16/10/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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À la suite de l'article publié dans les Cahiers du GREMANO 3, j'ai souhaité réfléchir sur cette expression : « la mère du peuple algérien » souvent évoquée à propos de Madame Messali.
Selon Mohammed Memchaoui, elle fut citée par des militants emprisonnés à Barberousse en mars 1941 : Messali avait reçu, via l'avocat maître Boumendjel, une demande du Gouvernement général de l'Algérie de renoncer au suffrage universel dans son programme. Madame Messali, au courant de cette demande, avait écrit à son mari une lettre qu'il avait lue aux militants emprisonnés et dans laquelle elle lui disait : "N'accepte pas de donner ta signature, le peuple algérien est avec toi et s'il le faut, je mettrais les enfants chez des amis et j'irai en Kabylie prendre le maquis" 4. L'un des militants aurait alors dit : « Madame Messali, c'est la mère du peuple algérien ».
Selon Maarouf Boumedienne, c'est à la prison de Lambèse, en 1942, alors que les prisonniers - véritables morts vivants - n'avaient d'autres liens réguliers avec le monde extérieur que les visites de Madame Messali, que cette phase fut citée... ou reprise.
En tout état de cause, les sections M.T.L.D. des C.F.R.A. et de Ténès utilisent cette même expression dans leurs témoignages de condoléances adressées à Messali à la mort d'Emilie Busquant en octobre 1953.

Il m'est apparu que l'action d'Emilie Busquant au sein du nationalisme algérien - que ce qualificatif révèle - pouvait jouer un rôle d'analyseur de la place dévolue à une femme dans une conception patrimoniale de l'action politique.

Si l'on a beaucoup écrit sur les origines de l'Etoile Nord-Africaine, et notamment sur ses liens d'origine avec le parti communiste, peu d'historiens se sont penchés sur le rôle joué par la formation politique d'Emilie dans la genèse du nationalisme algérien. Il aurait fallu pour cela reconnaître :
- Qu'une femme puisse avoir une influence - qui plus est positive - sur son mari ; dans un domaine dont les femmes sont d'ordinaire a priori exclues - la politique ;
- Qu'une relation amoureuse puisse interférer avec le devenir historique d'un pays.


Que cette femme fût française et son mari algérien risquait en outre de déranger - comme ce fut le cas d'Emilie à la fin de sa vie - les partisans d'une conception étroitement nationaliste et religieuse de l'histoire algérienne.
Et pourtant - le fait est suffisamment rare pour être noté - Messali a lui-même, dans ses Mémoires, explicitement reconnu l'importance de l'apport de sa femme : « Je puis dire que ma petite amie, notre nid d'amour et ma nouvelle situation ont été le destin miraculeux et la première base de départ de la lutte pour la libération nationale. » 5

On ne pourrait comprendre la référence à Emilie comme « mère du peuple algérien » sans évoquer la genèse de l'Etoile Nord-Africaine. Sans vouloir reprendre le contexte historique - déjà évoqué dans l'article précité - qui a donné sens à ce projet politique, Emilie et Messali l'ont incontestablement bâti en commun. Un jugement comptable de leur apport réciproque - outre qu'il serait impossible - n'aurait aucun sens et s'opposerait, dans sa conception même, à la philosophie de leur vie. Il reste qu'en toute justice, l'apport de Madame Messali ayant été presque totalement occulté, c'est bien le sien propre qu'il importe de réhabiliter.

J'ai été très frappée à la lecture des Mémoires originaux de Messali qui couvrent la période précédant 1938 par l'étroite imbrication entre sa vie familiale et sa vie politique.

Le premier jour de leur rencontre, il se souvient qu'il « avait effleuré le problème politique. » Et lorsqu'il évoque le coup de foudre qui était survenu, le 15 octobre 1924, à Paris, dans la petite chambre de bonne de la rue du Repos, entre lui-même et Emilie, il écrivit qu'il « n'avait jamais dissocié sa vie même intime des problèmes ayant trait à l'indépendance de l'Algérie ». Quant à elle, l'impact de la culture de son milieu ouvrier lorrain, révolutionnaire, patriotique, internationaliste, a joué un rôle politique important dans la formation de l'Etoile Nord-Africaine. Leurs enfants Ali et Djanina emploient d'ailleurs pratiquement les mêmes termes pour évoquer cette relative symbiose du début de leur couple : « Ce sont deux personnages qui se sont construits ensemble » ; « la vie de mon père et de ma mère étaient confondue ».

Messali et Emilie étaient tous les deux orphelins et issus de familles nombreuses, ils étaient très attachés à leurs familles respectives, et notamment à leur mère dont la mort représenta pour Messali un véritable drame. «Son enterrement fut le jour le plus triste de (mon) existence », écrit-il. Et à Paris, ils avaient fait « tous les deux le projet d'aller se recueillir sur la tombe de leurs mères. Nous parlions de nos chères mamans disparues. Tlemcen et Neuves-Maisons étaient jumelées dans nos conversations ». En février 1920, il se rend sur la tombe de sa mère avant son premier départ en France, tandis que sa première initiative, dès son second séjour en France, est de retrouver Madame Couëtoux qu'il considérait comme « sa seconde mère ». Émilie jouera auprès de lui toute sa vie ce rôle de femme mère, qui encourage et soutient ses initiatives et avec d'autant plus de bonheur qu'elle admirait les qualités tant privées que politiques de son compagnon. Messali raconte qu'à l'occasion de ses premières interventions politiques, Emilie - à qui il rapportait fidèlement ses activités - « l'écouta comme une maman face à son enfant qui lui rapporte s'être bagarré avec les enfants du quartier ». Des témoins se souviennent qu'elle lui frottait tout le corps à l'eau de Cologne après ses interventions politiques publiques. «Je redeviens moi-même », disait-il alors.

Comment dissocier, dans un environnement où les militants étaient rares et peu formés politiquement, activités personnelles et politiques chez un couple formé de deux personnages de valeur ?

C'est ensemble (alors qu'ils sont tous les deux exclus du droit de vote, lui en tant que sujet français, elle en tant que femme, toute française qu'elle était) qu'ils participent à la campagne électorale de 1924 dans le XXe arrondissement, qu'ils rédigent - en « s'y reprenant à trois fois » le Mémoire de l'E.N.A pour la Société des Nations, présenté par Messali en 1927 à Bruxelles, qu'ils participent au financement et à l'élaboration d'El Ouma.

La rue du Repos devient « la maison du parti ». La création de l'E.N.A. est présentée à l'instar d'une naissance : « Ma petite amie et moi-même allions faire le tour de nos parents et amis pour leur apprendre la création de l'Etoile et leur faire partager notre joie et notre espérance ». II en est de même pour la création d'El Ouma en 1930 : « Nous nous sommes trouvés face à deux naissances, la première, celle d'Ali, et la seconde, celle d'un organe de presse au service de notre association ».

Cette conception patrimoniale de l'action politique plaçait Messali au coeur de cercles concentriques au sein desquels Emilie bénéficiait incontestablement d'une place centrale du fait des liens privilégiés qu'elle entretenait avec son compagnon, de la confiance dont il pouvait la créditer, mais aussi de la fermeté de ses principes. Elle s'intègre dans le projet de société de Messali qu'elle contribue à nourrir de la formation, des valeurs, de la culture de son milieu propre, celui de la classe ouvrière française.

Leur fils Ali y prend sa place, et ce d'autant plus fréquemment qu'Emilie doit progressivement - du fait de la répression - remplacer son mari en prison ou en exil. Que peut faire une femme seule avec un enfant ? Soit le confier pour un temps à un militant, soit l'emmener avec elle. C'est ainsi qu'il apprend à jouer au ballon avec son père dans la cour de la prison de la Santé en 1934.

Au même titre qu'elle symbolisait la continuation de la lutte menée par son mari, Ali, dont elle ne se sépare jamais, peut devenir aisément lui aussi un symbole d'une famille unie dans la lutte politique contre la répression. Une note de police rapporte qu'à Levallois-Perret, alors que Messali est en prison à la Santé, il est présenté au public. Il cria : « Vive la liberté » et le cri fut répété par l'assistance » 6.
II assiste aux nombreuses perquisitions, aux manifestations de rue, aux réunions politiques. À Tlemcen, en 1937, il se bagarre avec les enfants du quartier en criant : « A bas Chiappe ! ». Il apprend avec sa mère à déjouer les ruses des policiers, à cacher des écrits compromettants.
Si la mère remplace le père, l'enfant pourra, lui aussi, remplacer la mère. Il se souvient que sa mère malade ne pouvait se rendre à un rendez-vous fixé avec le directeur des prisons d'Algérie au Gouvernement Général en 1942. Il avait 12 ans à l'époque. Comme il l'avait déjà accompagnée à plusieurs reprises pour tenter de négocier visites, colis, papiers administratifs nécessaires au ‘voyage' de Lambèse, c'est naturellement lui que sa mère enverra à sa place et qui sera reçu. Cet itinéraire sera aussi celui de sa sœur qui apprendra notamment à marcher, aidée par son père et par les militants, à la prison de Barberousse en 1939.

Mohammed Memchaoui, cousin germain de Messali fut tout au long de sa vie à l'intersection des deux cercles familiaux et militants; ce dernier cercle, le plus large, s'élargissant ou se rétrécissant selon le contexte politique et la répression.

La fraternité de compagnonnage du début, les souvenirs vécus en commun, la solidarité qu'exige la lutte collective contre la répression avaient fait de la première E.N.A. une grande famille au sein de laquelle Madame Messali était tout à la fois un pôle de référence, un symbole de continuité, un recours, bref, une mère. Et ses qualités étaient grandes : courage, ténacité, sang-froid, esprit d'initiative, dévouement, sens politiques, sacrifice, tous les témoignages concordent en ce sens.

Elle aide les familles des victimes de la répression. Elle contacte les avocats. Elle assiste seule aux derniers moments de Kehal Areski : celui-ci après avoir été transféré à l'hôpital Maillot y décède après avoir été transféré de la prison de Barberousse où il était détenu avec son mari. Elle apporte la nourriture en prison à Barberousse, mais aussi et surtout à Lambèse : « Vous ne pouvez pas apporter un couffin à un prisonnier quand il y en a cinq ou six avec lui qui le regardent manger. Ma mère travaillait pour nous et pour les prisonniers » se rappelle Ali, son fils.
Il est, lui aussi, mis à contribution pour remplir les échéances de la maison Jousse (coudre du linge pour l'armée) pour laquelle Emilie travaille à domicile pendant la guerre.

Et sur les franges de ce milieu familial et politique, Ali y intègre même les policiers : « Les flics et nous, nous formions presque une famille. Ils étaient tout le temps à nos trousses. Cela a été une constante... » Avocats et hommes politiques français - seuls ou avec leur famille - faisaient aussi partie de leur entourage.
Progressivement, ce fut la lutte politique - puisque le projet de Messali était d'abord et avant tout, y compris avant sa vie familiale, un projet politique - qui finit par donner un sens à leur vie. «En prison, on ne parlait pas de soi, pas de la famille : Maman va bien, Nina va bien, bon, passons aux choses sérieuses: le parti. ‘Quelles sont les nouvelles ?’ »

Indépendamment du contexte politique comme de la personnalité des protagonistes, cet agencement des rôles est somme toute assez classique, comme le fut la division des rôles au sein de la famille Messali.

Émilie, comme de nombreuses femmes, et notamment comme celles issues de son milieu ouvrier, était chargée de la vie quotidienne que l'absence générale de moyens rendait fort difficile, d'élever les enfants, mais aussi de remplacer les hommes absents, sans pour autant se substituer à eux. Elle bénéficiait d'un pouvoir de délégation politique que seule l'absence légitimait.
Dès que son mari est en mesure de réintégrer la lutte, elle « passe la main » et doit se retirer. Ainsi, lorsque Messali rentre de son exil de Suisse en juin 1936, Emilie « lui fait un exposé général sur les problèmes touchant le parti dans sa vie extérieure et intérieure : « Ecoute-moi bien, me disait-elle, j'ai beaucoup de choses à te dire qui te permettront de bien diriger le navire. J'ai pris des notes ». J'ai écouté ma femme avec une vive attention car tout ce qu'elle ne disait me permettait de voir clairement la situation et les gens. Ainsi, je suis arrivé à avoir une vue générale de la vie du parti et de la situation en France et en Algérie ».
Le lendemain, Messali reprend son rôle de dirigeant et Emilie réintègre la sphère familiale.

L'importance du rôle joué par Emilie se ne serait pas compréhensible indépendamment de ce contexte généralisé de répression politique au sein duquel la famille a vécu. Si Messali n'avait pas été enfermé pendant de nombreuses années en France et en Algérie, exilé volontairement (en Suisse en 1936) ou non (en Afrique noire en 1944), assigné à résidence ultérieurement, sa femme n'aurait pas eu l'occasion d'exprimer ses convictions, de se battre, et aussi de contribuer à l'histoire de l'Algérie.

Dès 1943, lorsque les années les plus sombres de la répression prennent fin, une relève politique apparaît au sein du P.P.A. que le retour de Messali de Brazzaville va accélérer en 1946. Une nouvelle génération de gestionnaires progressivement se substitue aux militants de la première génération, ceux qui d'une certaine manière pouvaient être considérés comme faisant partie du « clan Messali ».

L'heure est à la responsabilité, à l'électoralisme. L'indépendance doit se construire dans les communes avant de s'imposer politiquement.

En 1946, Messali, dont le prestige était à son zénith dans la population algérienne, commence à être remis en cause par des membres du comité central. Il devient un leader charismatique dont les pouvoirs sont, au sein de l'appareil, contestés, et dont la marge de liberté quotidienne diminue. Comme il était cependant difficile de toucher directement à Messali, dont le prestige populaire était immense, l'appareil - qui contrôle notamment les finances - s'attaque à ses proches. Les vieux militants de la première génération ne se sentent plus chez eux au M.T.L.D. et l'appareil qui, progressivement, s'installe, fait tout pour leur faire comprendre que leur "inculture", voire leur milieu social devient un handicap.
Madame Messali faisait partie de cette génération qui se voit exclue: « Elle aimait les anciens, les vrais...! ». Elle devient en outre - et là elle devient gênante - un recours auquel ceux-ci s'adressent pour se plaindre du traitement qui leur est fait. Et il était difficile de la dénigrer car tous les militants connaissaient le rôle qu'elle avait joué auprès d'eux. Elle bénéficiait d'un réel prestige : c'était une femme respectée que l'on ne pouvait attaquer de front. La solution fut alors de l'isoler et de la séparer de son ami.

En outre, elle s'était mise à dos, pour des raisons politiques, deux courants politiques importants :
- celui représenté par la section d'Alger, qui avait souhaité en 1939 établir des contacts avec les Allemands et qui avait été exclue de force du parti ;
- celui dont Maître Boumendjel, avec lequel elle s'était violemment heurtée, était le représentant qui souhaitait que le parti adopte une attitude plus conciliante vis-à-vis de la France.

Lorsque le couple se retrouve après une longue séparation en 1946, la politique a envahi leur vie. La conception patrimoniale de l'action de l'E.N.A.-P.P.A disparaît progressivement au profit d'une conception plus moderne de l'action politique, incarnée par une institution fonctionnellement adaptée aux buts qu'elle s'assigne et pourvue de moyens : un parti, un programme, une discipline, de permanents.

Le projet du M.T.L.D est en outre moins radical, plus réformiste, plus institutionnel, plus sensible à la pression sociale, nationaliste et notamment religieuse de la société algérienne qu'il faut dorénavant conquérir par le suffrage.
Selon le témoignage de Mohammed Maroc, Messali, « bien que personne n'ose le dire et que tout le monde le sache était un libre-penseur. Mais sa position était que la force d l'Islam dans les pays arabes était telle qu'on ne pouvait arriver à rien si on ne l'utilisa pas. Il était conscient des pressions de sa société. C'était un homme de zaouïa. Il disait souvent : "vox populi, vox dei "». L'Islam était ce qui nous différenciait des colons ; il fallait alors nommer les différences et les exacerber ».

C'est donc au nom de cette priorité politique que progressivement Messali cède sur certains choix de vie : « Un jour Messali avait pris un café avec Madame Messali au café de la Régence, place des Martyrs, près de la grande mosquée. Cela avait été mal vu et il n'avait plus recommencé. Une autre fois, il avait commandé un demi de bière dans un café ; des membres du parti lui avait dit que cela ruinerait son influence et ne pouvait que le discréditer. Il tenait compte de ces observations. Et cela certainement joué un rôle par rapport à Madame Messali » 7.

«Rétrospectivement, on peut penser que, pour avoir la paix avec le parti, il ait cédé sur certaines choses la concernant », témoigne, dans le même sens Mohammed Maroc. 8

Messali est en outre sur le devant de la scène ; sa femme, qu'il n'a jamais épousée, n'a plus aucun rôle reconnu et ce d'autant plus qu'elle n'a jamais eu de fonction politique officielle dont elle aurait pu se prévaloir, si tant est qu'elle en ait eu l'idée. «Son titre, c'était Madame Messali ». 9

Tout ce que fait et dit son mari est commenté, critiqué, analysé. Sa vie privée devient un enjeu politique. Les Oulémas le dénigraient en disant qu'il était contre l'Islam, qu'il ne faisait pas le ramadan, ni la prière, et qu'il était marié avec une Française. Les notables algériens et plus particulièrement Lamine Lamoudi demandaient comment un fils du peuple, pauvre et sans diplôme, pouvait prétendre rôle de leader politique algérien. Et Emilie faisait elle aussi partie de ce milieu de gens simples et pauvres. Quant aux communistes qui défendaient à l'époque la thèse de l'Algérie nation en formation - dont le couple Messali aurait pu incarner le symbole - ils étaient à l'époque liés aux assimilationnistes et s'étaient - sur ce terrain-là - à nombreuses reprises opposés directement à Emilie.
Ainsi une alliance aux contours flous décide de s'attaquer à elle. Et c'est de l'appareil du M.T.LD., autour d'Ahmed Bouda, que les attaques les plus sournoises ou les plus violentes proviennent.

C'est par le biais de l'argent que les moyens de pression sont les plus efficaces.
Émilie avait en 1934 quitté son travail qui lui avait jusque-là assuré son indépendance « pour se consacrer à Messali, à son fils et au parti »10. Aussi devient-elle dépendante de cet appareil pour assurer sa vie quotidienne. Et lorsqu'elle sera impotente, cette dépendance sera pour elle terrible, comme ses dernières lettres à son mari en témoignent. "S'il fallait que Madame Messali soit aidée, on s'arrangeait pour l'aider le moins possible sur le plan financier dans sa vie quotidienne. Le trésorier contrôlait les notes sérieusement et versait l'argent au compte-goutte". 11 Certains refusent même le principe de lui donner une (petite) mensualité. «Pour Ahmed Bouda, c'était une injustice flagrante de faire vivre une Française, d'élever les enfants d'une Française, comme ci, comme ça... Ils voulaient qu'elle aille vivre dans la Casbah, que les enfants marchent pieds nus dans la rue pour qu'ils soient sur le même pied d'égalité que les Algériens... l'égalité vers le bas..." 12

On s'interpose entre elle et son mari et ce avec d'autant plus de facilité que leur maison joue un temps le rôle de siège du parti dont Emilie est dorénavant exclue. Dans la maison de la Bouzaréah, il y avait cinq ou six pièces, une cuisine, un salon. Il y a en permanence cinq ou six gardes jour et nuit. Le comité central s'y réunit de 10 heures jusqu'à 4 heures du matin. Et puis, il y a les visiteurs. Elle n'était chez elle nulle part, ni dans sa chambre, ni dans sa cuisine, ni dans sa salle à manger. Elle était exaspérée. Il n'y avait plus de place pour elle. Finalement, elle s'est installée rue de la Montagne (petit deux pièces où elle avait habité auparavant). Le processus d'exclusion s'accélérait.

Certains proposent publiquement de remarier Messali et des intermédiaires peu scrupuleux lui font - à Chantilly notamment - des offres peu reluisantes. D'autres se demandaient pourquoi elle ne retournait pas en France, ou n'allait pas s'installer à Tlemcen.

Elle avait fait son temps ; sa présence même devenait gênante. Il n'y avait plus de place pour elle en Algérie. Elle avait, dans l'ombre, joué un rôle quand le nationalisme était au creux de la vague. Dès lors que son compagnon aspirait au rôle de leader de l'Afrique du Nord, ce n'était plus une militante anticolonialiste, elle devenait une Française dont il fallait se débarrasser.

En outre, malgré ses nombreuses années de prison, la vie avait moins usé Messali qu'Emilie. Elle avait perdu la grâce de la jeunesse, était gravement malade et impotente ; il avait gardé sa prestance, son élégance, son charisme.

Émilie n'a aucun pouvoir contre cette marginalisation; elle ne peut que se plaindre auprès des rares fidèles sur lesquels elle peut compter, lesquels étaient impuissants, étant eux aussi l'objet des attaques contre "le clan Messali".
Messali tenta de maintenir - ce qui n'était pas facile compte tenu des pressions qu'il subissait pour qu'une séparation officielle ait lieu - un semblant de couple. Son exil à Niort achèvera la séparation.

Émilie n'est pas dupe. Elle n'a plus d'autre espoir, dans son immense solitude d'attendre son retour de France, tout en sachant qu'il s'était éloigné d'elle.

Elle finira sa vie dans l'attente mythique d'une reconstitution de la famille. Elle tombe dans le coma le 23 septembre 1953.

Une campagne politique est lancée à Alger, comme à Paris, pour que Messali puisse revoir sa femme avant sa mort. L'Algérie libre publie notamment le 3 octobre une lettre d'Ali et Djanina au Gouverneur général de l'Algérie "afin qu'il permette la présence de leur père qui leur sera d'un grand réconfort et qu'il exauce le vœu le plus cher de leur mère".
Mais le 2 octobre, une dépêche de l'A.F.P. avait annoncé que l'autorisation que "le Ministre de l'intérieur avait, pour des raisons humanitaires, accepté, sous réserve que ce voyage conservât le caractère privé qui en était la justification " était refusée, Messali n'ayant pas accepté de confirmer "par écrit ses engagements, à savoir que sa présence en Algérie ne sera pas exploitée à des fins politiques". 13

Le jour même de cette interdiction gouvernementale, Madame Messali s'éteint, à 53 ans, sans avoir revu son mari. Son corps est transporté le soir même au 5 rue de la Montagne, cité Bisch.

Dans un télégramme assez formel adressé à ses enfants - politique pour tout dire - Messali rappelle la phrase qu'elle citait souvent : "Point de frontière pour la liberté dans mon coeur de française" et évoque "celle qui lutta toute sa vie pour la liberté et la libération du peuple algérien". 14

Quant au communiqué officiel du M.T.L.D, il est essentiellement centré sur les raisons du refus de Messali de signer la déclaration du gouvernement français ; il évoque cependant "la mémoire de celle qui, mené toute une vie au service de l'Algérie" et "invite la population à venir rendre un hommage solennel à l'épouse de Messali Hadj".

Le lendemain, hommes et femmes, militants et militantes et délégation officielles défileront devant son cercueil déposé au foyer civique. Et c'est une foule d'environ 10000 algériens et algériennes suivant le cortège qui traversera Alger. Devant, la famille de Messali et les deux enfants, puis la délégation du comité central du M.T.L.D, suivie des délégations de l'Association des Ulémas, du P.C.A, du P.C représenté par Léon Feix, de la fédération algérienne de l'U.D.M.A, de la C.G.T, d'Alger Républicain, de l'Algérie Libre, de Liberté, de l'Association des femmes musulmanes d'Algérie, de l'Union des femmes d'Algérie, des scouts musulmans algériens ...

Le cercueil, recouvert du drapeau algérien, est déposé dans une chapelle ardente des pompes funèbres avant le transfert vers le bateau où elle devait être emmenée pour être enterrée en France, comme elle l'avait demandée expressément.
On peut s'étonner de l'anonymat de ces lieux ou fut déposée temporairement son corps Foyer civiques, Pompes funèbres, puis Compagnie maritime sur le port : ils ne faisaient que refléter sa marginalité.

Elle était sans famille à Alger et n'avait pas de maison qui lui soit propre. Elle était française, mais l'Etat français ne la considérait qu'en tant que compagne d'un homme dangereux pour sa souveraineté.

Elle était sans religion : aucune autorité - ni chrétienne, ni musulmane - ne pouvaient accueillir son cercueil. Elle avait "lutté pour le triomphe des libertés démocratiques" selon le télégramme de Messali à ses enfants, mais les responsables du mouvement politique du même nom - par ailleurs en conflit grave avec son mari - ne voulaient pas entendre parler d'elle. Son corps n'avait pas sa place au siège de la rue de Chartres.

C'est la rue d'Alger qui lui rendit le plus grand hommage et ce fut justice.

Mustapha Ferroukhi, au nom du Comité central du M.T.L.D., prononça son éloge funèbre. Elle était, malgré tout, la compagne du responsable du parti. Il rendit d'abord hommage à "la femme modèle aussi bien vis-à-vis de son compagnon et de ses enfants que de la cause algérienne" pour terminer ainsi : "Elle a droit à la gratitude de tout le peuple algérien et de notre Mouvement pour la lutte qu'elle a menée en faveur de notre pays" 15.

Durant toute la journée, la foule défila devant le catafalque devant lequel se tenaient les deux enfants. Les marques de sympathie populaires furent réelles. De jour comme de nuit, une garde d'honneur fut assurée. Enfin, dernier hommage du prolétariat algérien français et algérien, avant l'embarquement de son corps sur le "Ville d'Alger", celui là même qu'elle avait emprunté en août 1936, les dockers d'Alger observèrent un arrêt de travail de 10 minutes, après s'être recueillis devant le cercueil. 16

Les deux enfants - dont l'avenir était fort incertain - accompagnèrent leur mère. Ils ne devaient revenir en Algérie que vingt ans après, le 6 juin 1974, pour accompagner - dans l'autre sens - le cercueil de leur père. À Marseille, la Préfecture des Bouches-du-Rhône, inquiète d'éventuelles manifestations ou débordements interdit à une partie importante de la délégation algérienne de se rendre à la salle mortuaire.

Quant à la présence de Messali à l'enterrement, elle n'était toujours pas réglée. Les journaux du matin annoncent que l'autorisation lui avait été refusée. L'Est Républicain dément ; il ne s'agissait que d'un délai de réflexion demandé par Messali. Il refusait de se rendre à Neuves-Maisons dans un car de police, menotté, encadré de policiers en uniforme. L'accord finit par une négociation : il s'y rendrait "dans une voiture de l'Administration, accompagné d'un policier en civil". 17

Il retrouve chez la sœur d'Emilie, à Neuves-Maisons, Madame Bouzendorfer.
Le lendemain, le petit village fut envahi de cars spéciaux venus de toute la France pour assister à l'enterrement. Des délégations du Comité central du P.C.F, du P.C.A, de la C.G.T, de la Quatrième internationale, du M.T.L.D, sans oublier bien sûr les travailleurs et travailleuses anonymes algériens mais aussi français (500 d'après le Républicain Lorrain; 1500 d'après la Voix de l'Est, communiste) suivirent le cortège qui quitta Pont Saint-Vincent, traversa le pont de la Moselle, longea l'usine où toute sa famille avait travaillé, passa devant l'église ou le curé sonna le tocsin pour rejoindre le cimetière où le cortège arriva vers 17 heures.

Le maire de Neuves-Maisons était présent. L'escorte policière n'était pas absente. Messali prononça son dernier éloge. Il retraça la vie de s'accompagne de lutte, évoqua le souvenir de cette fille d'ouvrier lorrain qui influença toute sa vie, en lui relatant les luttes et les grèves du prolétariat de Neuves-Maisons et de Pont Saint-Vincent. Il évoqua les visites de son épouse dans les nombreuses prisons qu'il avait connues au cours de sa vie. Enfin, il la désigna comme "un symbole de l'union des peuples algérien et français dans leur lutte commune".

Le soir même, entouré de deux policiers, il devait, avec ses deux enfants, rejoindre Niort.

L'Histoire ne permit pas que leurs tombes puissent être réunies.
Pourront-elles l'être un jour ?

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Notes de bas de page
1  Le sous-titre, pourtant important a été supprimé à la publication. Dès lors la question posée au début de ce texte n'avait plus de sens.
2  Revue de l’Association de Recherche pour un Dictionnaire Biographique de l’Algérie . 1830-1962. Ardba. Siège social. Tours Anvers, 32 rue du Javelot. 75645.Paris Cedex 13.
3 M.V. Louis, Madame Messali, Cahiers du GREMANO. no7.Intelligentsias francisées (?) au Maghreb colonial.. Actes du Séminaire de recherche post-doctoral organisé à I'Université Paris VII par G. Meynier et J.L. Planche. Laboratoire Tiers Monde. Université de Paris VII, 1990, p.l46 à 159.
4 Interview Mohammed Memchaoui. Paris. Novembre 1986.
5 Les citations sont extraites des Mémoires originaux de Messali.
6 Note de police du 30 octobre 1935.
7 Interview de Monsieur et Madame Deschezelles. Paris. Janvier 1988.
8 Interview de Mohammed Maroc. Paris. Novembre 1988.
9 Interview d'Ali Messali. Paris. Novembre 1987.
10 Mémoires de Messali.
11 Interview de Monsieur BouIkeroua. Paris. Décembre 1986 .
12 Interview de Mohammed Memchaoui. Paris. Novembre 1986.
13 Alger Républicain. 2 octobre 1953.
14 Alger Républicain. 2 octobre 1953.
15 L'Algérie Libre. 10 octobre 1953.
16 Alger Républicain. 7 octobre 1953.
17 L'Est Républicain. 9 octobre 1953.

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