lettres politiques
 Marie-Victoire Louis

Lettre à Henry Lelièvre

date de rédaction : 18/12/2001
mise en ligne : 18/10/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Paris, le 18 décembre 2001


Monsieur Henry Lelièvre
Responsable de l'édition du livre
" Les femmes, mais qu'est-ce qu'elles veulent?"
Éditions Complexe
C/ o Les Carrefours de la pensée
78 rue Chanzy
72 000 Le Mans

Monsieur,


Lors de notre conversation téléphonique en date du 13 décembre, je vous ai fait part de la décision que j'avais prise de vous transmettre mes réactions de la manière dont le livre publié sous votre direction1 a traité (l'intervention d') Isabelle Alonso. 2

Je précise, si besoin était, que si je me sens concernée par la manière dont vous avez géré le différend qui s'était exprimé après son intervention et si j'ai souhaité vous en faire part, c'est parce que j'ai trouvé, en tant que co-auteure de ce livre ayant assisté aux Carrefours, que ce traitement était injuste.

Je vous ai donc dit avoir été choquée, heurtée ; je pourrais ajouter, vraiment, en colère. Je vais donc expliquer, ici, les raisons, regroupées en cinq points.  

I. Le statut de l'autonomie du livre par rapport au Carrefour de la pensée organisé au Mans.

Dès lors que les Carrefours de la Pensée qui ont lieu annuellement au Mans publient, au terme des rencontres que vous organisez, un livre - même s'il est composé des interventions issues des rencontres - celui-ci acquiert son autonomie.

Aussi, si cette publication est, certes, composée par les textes qui y ont été présentés oralement - "sous une forme un peu littéraire" écrivez-vous (p.311) - la publication d'un livre obéit à des règles propres. Vous m'aviez d'ailleurs écrit le 19 Octobre 2000 : " Il ne s'agit pas exactement d'actes, mais d'un véritable ouvrage de librairie [...] que les Editions Complexe souhaitent […] un peu distancié, tout en restant lié à l'événement qui en est à l'origine".

Ainsi, les Carrefours ont eu lieu "à votre instigation" ainsi qu'à celle d'Alain Gresh (p.8), alors que le livre est présenté comme ayant été publié "sous [votre] direction". En tant que directeur de publication, vous y avez d'ailleurs - comme cela est la tradition dans les ouvrages issus des précédents Carrefours - ajouté une post-face, intitulée : "Survol" (p.311à 336). Et dans ce texte, vous écrivez :"Plus que des Actes, plus qu'un compte-rendu […] d'un Carrefour [… ] il s'agit ici d'un ouvrage qui se voudrait de référence et de réflexion".

Les" 700 personnes et la presse" (p. 329) qui ont assisté à ce Carrefour ont entendu le débat - puisqu'elles y ont assisté - au cours duquel vous-mêmes, Alain Gresh et Jean-Pierre Gélard ont, dans la salle, réagi après l'intervention d'Isabelle Alonso.  
Tandis que les lecteurs et les lectrices du livre qui n'étaient pas présent-es au Mans vont le découvrir.  

Vous aviez la possibilité de faire état ou non de ce débat dans le livre.
Les raisons pour lesquelles vous en avez fait état - ainsi que la manière dont vous l'avez fait - sont donc posées.

II La question de la présentation orale de l'exposé d'Isabelle Alonso

Isabelle Alonso a décidé de faire une analyse critique des textes de présentation du colloque. Nul-le ne peut lui contester ce droit et vous ne l'avez pas fait.

Je reconnais que ce n'est ni courrant, ni banal. Mais, pour moi qui n'aurais sans doute pas eu son courage, je considère que son choix, difficile, n'en avait que plus de valeur. Si elle s'était interdite, au nom de la "politesse" ou pour toute autre raison, de procéder à cette critique, elle aurait agi à l'encontre de ses positions politiques féministes.

Je reconnais aussi, aisément, que si j'avais été à la place des organisateurs, de vous-même, d'Alain Gresh, de Jean-Pierre Gélard, je n'aurais sans aucun doute pas apprécié son exposé. Et, comme vous, j'aurais eu mal en l'écoutant. Je comprends donc l'emploi du terme :"blessé" (p.250). Je comprends moins celui d'"étrillé", employé à deux reprises (p. 248, 249). Quant à celui de "profondément choquant" (p. 329), j'aurais préféré sans doute, que soit utilisé celui de "choqué".

Mais il me semble, sans excès de présomption, que je me serais raisonnée et que si j'avais dû prendre la parole après elle - a fortiori, à l'écrit - j'aurais, moi aussi, peut être, dit qu'elle m'avait "blessée".  
Mais je crois que j'aurais alors ajouté que :
* la liberté d'expression est un exercice toujours difficile, d'autant plus qu'elle concerne ceux et celles à qui, historiquement, elle a été déniée.       
* les Carrefours de la pensée existent justement pour penser ensemble, notamment autour de la question de l'analyse différenciée - selon les statuts de chacun-e - d'une même réalité.   
* les hommes qui invitent des féministes prennent des risques, bien plus par définition que ceux que ne veulent même pas dialoguer avec elles, par mépris et par peur. C'est la raison pour laquelle - aussi difficile souvent soit leur position - ils sont, souvent, eux, honorables.
* organiser une rencontre sur ce thème ne les rend pas exempts de véhiculer des stéréotypes et qu'ils ont - comme nous tous et toutes - encore beaucoup de chemin à parcourir pour être véritablement conscients de la prégnance de la pensée patriarcale.

J'ajouterais que, dès lors que des femmes vivent dans leur chair, réfléchissent, publient, depuis souvent des dizaines d'années, sur la question de la domination masculine, il est normal qu'elles soient si souvent choquées par les analyses de ceux et celles qui - même de bonne volonté - n'ont ni leur culture, ni leurs compétences, ni leurs sensibilités aux attaques incessantes dont elles sont, si banalement, les objets.
Et, plus encore, que beaucoup d'entre elles ont, depuis longtemps, transformé :
- leurs émotions (qui continuent, souvent, à les submerger) ;
- leurs colères (qu'elles continuent, heureusement, bien qu'insuffisamment souvent à exprimer) ;
- leurs blessures (qui n'en sont pas pour autant guéries) ;
en actions politiques.

Aussi, dès lors que vous invitez des féministes, en l'occurrence Isabelle Alonso, parce que vous considérez que, dans le Carrefour de la pensée que vous organisez, leur analyse - son analyse - méritait d'être connue, il m'eut semblé normal, même et surtout si cela vous est difficile, que vous engagiez avec elle, avec nous, avec les participant-es présent-es, le débat.
Celui-ci n'a pas eu lieu. Il a même été stoppé tout net.

Par ailleurs, sur le fond de son exposé - dont il est difficile de ne pas considérer que c'est l'essentiel du débat - sa critique (p. 235 à 240), d'une imparable rigueur, est incontestablement une analyse féministe à laquelle je souscris ; à laquelle, il est même, intellectuellement parlant, difficile de ne pas souscrire. J'ajoute que d'autres critiques, non moins importantes, peuvent s'adjoindre aux siennes.

Je n'ai donc pu qu'être choquée lorsque j'ai pu lire dans votre post-face, (p.329) :   
*" Le dimanche 10 décembre, cette intervenante choisissait d'exprimer, sur un monde bouffon [...] une opinion qui aurait mérité d'être mieux débattue selon laquelle le langage serait en quelque sorte le cache-sexe de la brutalité masculine", phrase suivie d'un commentaire élogieux sur "la finesse" de l'"analyse" de Valérie Brunetière.
Puis-je me permettre de dire que je ne retrouve pas la finesse de son analyse dans le résumé que vous en faites ?

* "Les propos furent comiques, très parisiens, savoureux, émaillés de rires et d'applaudissements d'un public heureux de trouver là tout le talent de la bête de télévision et d'amuseuse dont Isabelle fait preuve sur le petit écran, sous l'aile tutélaire de Ruquier". (p. 329)
Il m'apparaît important de rappeler que si sa présentation a fait débat, le public du Mans l'avait largement suivie dans sa démonstration. Aussi, à moins de le considérer comme incapable de penser par lui-même, il n'est pas possible d'expliquer "les rires et les applaudissements" par les raisons que vous en donnez.  

Quant à la pertinence de ses critiques, vous n'avez pas cru bon en traiter.
Il n'en est donc fait aucun état, ni même aucune allusion.
Ainsi, l'occasion que vous aviez, grâce à cette post-face, par définition, rédigée après le Carrefour, de :
- reconnaître les insuffisances des textes présentant cette Rencontre ;
- comprendre pourquoi ils ont été ainsi rédigés ;
- réfléchir sur les critiques dont ils ont été l'objet ;  
n'a donc pas été saisie.

La probabilité que les présupposés de ces textes, à la suite de ce livre, se reproduisent est donc forte.

Je souhaiterais aussi aborder la question de la  "politesse" qui aurait dû être, selon vous, la sienne. Certes, l'argument n'est pas évoqué dans le livre, mais vous m'en avez, à plusieurs reprises, parlé lors de notre entretien téléphonique.  
Il me semble qu'il faut rappeler que :
* Isabelle Alonso s'en était expliqué ;
* la politesse ressort des règles de bienséance entre personnes et ne relève ni d'une analyse politique, ni de la pensée ;
* ce terme - ainsi que les pratiques qu'il recouvre - doit être lu en termes de classes sociales et en terme sexués.  Les femmes - sans doute, d'ailleurs, plus les bourgeoises que les autres femmes qui n'appartiennent pas à ce milieu - savent l'imposition au silence à laquelle la dite "politesse" les a contraintes dans l'histoire.

Ainsi, si certes vous n'avez pas contesté son droit à la critique des textes que vous aviez rédigés, ce que les lecteurs et les lectrices de ce livre - plus nombreux-ses que les participant-es au débat - risquent fort de retenir de votre présentation de l'exposé d'Isabelle Alonso, c'est ceci : sur un "mode bouffon", une "amuseuse" - quasiment sous tutelle de l'animateur avec lequel elle participe à des émissions de télévision, ni libre de pensée, ni donc féministe pourrait-t-on poursuivre - a donné une "opinion" qu'elle n'a pas bien "débattue".
Pourrais-je ajouter - de manière un peu polémique, sans doute - que pour 'débattre', il faut, au moins, être deux ?

En outre, la présentation que vous faites de la nature des critiques d'Isabelle Alonso n'est pas juste.
Ainsi, vous écrivez : "Malheureusement, pour étayer sa critique, Isabelle Alonso jugeait bon de prendre pour cible Alain Gresh, initiateur des débats, ainsi que la brochure introductrice au Carrefour qu'elle entreprenait, dans la foulée, de ridiculiser". (p.329)
Voici, en regard, ce que celle-ci a écrit : " J'ai conscience qu'en me livrant au petit exercice qui va suivre, je prends le risque de laisser penser que je choisis précisément pour cible quelqu'un qui depuis longtemps a montré, et ça mérite d'être souligné, son intérêt pour le féminisme. Mais c'est justement mon propos de débusquer les petits points d'appui du patriarcat dissimulés dans le discours de ceux qui s'y opposent. Je précise - poursuit-elle - que je soumets mes propres textes au même traitement, car le langage, comme nous allons le voir, est loin d'être neutre". (p.237)

Deux lignes plus loin, elle écrit encore : " Tournons donc la page. Et tombons sur une petite introduction au débat, signée Alain Gresh. Non seulement il est un homme de gauche sincère et talentueux, mais il est la puissance invitante à cette tribune. Qu'il sache bien que je lui suis tout à fait reconnaissante de me permettre de m'exprimer devant vous, et très consciente que, comme ma mère me l'a toujours répété, quand on est invitée, on ne critique pas"…..

Vous écrivez aussi que son texte écrit est "tout aussi humiliant pour les organisateurs" (p. 330).  
Cette affirmation n'est pas, non plus, juste.
Voici ce qu'elle a écrit : " Qu'on me comprenne bien. Il ne s'agit pas pour moi, ça n'aurait pas de sens, de vilipender les gentils organisateurs de ce colloque. Si j'ai accepté leur invitation, c'est que je me réjouis qu'il ait lieu. Mon propos est simplement de souligner que si je peux me livrer à ce petit jeu d'analyse de texte, c'est que nous baignons dans le sexisme au point où il devient imperceptible même à ceux et celles d'entre nous les plus sensibles à cette question". (p.240)
Et elle poursuit : " Si cette brochure, mise au point par des personnes dont on ne saurait mettre en doute ni la sincérité, ni la bonne volonté, laisse transparaître à la fois un tranquille paternalisme et une sereine incompétence en matière de féminisme, c'est que l'on peut tranquillement faire une solide carrière d'intellectuel ou de politique sans se cultiver plus que ça en matière de féminisme". (p.241)

Elle conclut enfin son analyse, difficilement contestable, par une explication politique et linguistique, elle aussi, difficilement contestable. (Ibid.)  

Isabelle Alonso n'a donc pas plus personnellement attaqué Alain Gresh, qu'elle n'a "mis en cause les organisateurs" . (p.248)
Elle a - et la nuance est de taille - procédé à une analyse politique de deux textes rédigés par eux.
S'il n'était pas possible de dissocier les auteur-es de leurs écrits, alors il n'y aurait pas eu d'histoire de la pensée.
Ce qui est donc, enfin, en cause, dans votre présentation, c'est la question même de la légitimité du statut de la critique.

III. L'emploi des termes de"stalinien", "négationniste", " manipulateur"  

À l'encontre de l'analyse que je partage de sa critique des textes de présentation du colloque, personnellement, je n'aurais pas employé ces termes. Je comprends donc très bien qu'ils aient heurté certain-es.

La question que je me pose est celle de savoir si leur usage est scandaleux.
Et si - en sus des questions de principe évoquées dans ma lettre - le fait de les utiliser devait lui "valoir" le traitement qui lui fut réservé dans ce livre.

Tout d'abord, je constate l'extrême difficulté à répondre clairement à cette question. * Je note ainsi - et si je cite leurs arguments, c'est pour souligner la difficulté de la critique à laquelle nous sommes confrontées - qu'Alain Gresh a fait part à la salle de l'émotion qui fut la sienne, mais qu'il n'a pas argumenté quand il a récusé l'emploi du - seul - terme de "négationnisme".  3
Il a dit : […] Ce terme fait référence au génocide des juifs. Ce n'est pas un terme que l'on peut utiliser à la légère. Alors je n'ai peut-être pas le sens de l'humour, mais il y a des choses auxquelles on n'a pas le droit d'aller, même pour faire de l'esprit. Mais laissons cela". ..(p.248) Et puis : "Il y a des termes que je ne peux laisser passer. Je le dis avec une certaine émotion". (p.249)  

* Vous-mêmes, vous lui avez oralement reproché, essentiellement, sur un point précis, d'être "pointilleuse". (Ibid.)  

* Monsieur Jean-Pierre Gélard, enfin, pour sa part, après avoir, curieusement, déclaré qu'il "aimait Isabelle Alonso" […] , a estimé que sa critique était "facile" . Or, ce terme, ni dans la forme, ni dans le fond de l'exposé, n'est approprié. L'analyse d'un texte, comme l'exercice de style qu'exigent l'humour comme mode d'expression, demande du travail, souvent, beaucoup de travail.
Il a aussi considéré que : "Tout ce qui est excessif est insignifiant", sans même se poser la question de la norme sur les fondements desquels l'"excessif" devrait être jugé. Alors même que le titre du colloque s'intitulait : "Mais qu'est-ce qu'elles veulent ? "
Il a enfin affirmé : " Pour moi, le pire dans vos propos, le plus injuste à l'égard des organisateurs, c'est votre affirmation selon laquelle,' ils auraient cherché plus à manipuler qu'à réformer'". (p.250)

Je me suis référée au texte écrit d'Isabelle Alonso : cette phrase n'existe pas.
Quant à son texte oral - je reviendrai sur le principe de sa publication - elle avait dit : " Ce que je veux dire, c'est que ce type de langage n'est pas particulier à cette brochure car c'est comme cela que l'on parle tout le temps et partout. Et il est destiné plus à cacher qu'à révéler. En tout cas, il est destiné à manipuler, plus qu'à informer". (p.243)
Oralement, Isabelle Alonso a donc très clairement resitué ce texte dans la banalité de la pensée patriarcale.
Par ailleurs, elle n'a pas incriminé les organisateurs, mais le texte même de la brochure.

Ceci étant, son analyse est certes sévère. Mais il est difficile de dire que la question de la pertinence de sa critique ne puisse être posée. Ces textes n'avaient sans doute pas pour projet de "cacher", ni de "manipuler". Mais je crois que l'on peut dire, en conscience, qu'ils ne nous ont ni "révélé" quoi que ce soit, ni pertinemment "informé-es". Et, qu'en outre, leurs limites, leurs silences, leurs oublis, leurs implicites - au même titre que ce qui est écrit - donnent une analyse partiale, encore une fois très critiquable, de la domination masculine.

Dans un Carrefour de la pensée consacré à l'Afghanistan, au monde arabe, à la taxe Tobin, à la prison, aux Etats-Unis, que sais-je encore…ces approximations auraient-elles été, même, pensables ? Je ne le crois pas.  

Sans procéder à un raisonnement par analogie (qui, par définition, n'en est pas un), je voudrais, pour que nous avancions ensemble dans cette réflexion fondamentale, tenter d'expliquer à partir d'un petit exemple comment les féministes et leur combat - qui concerne, faut-il le rappeler le statut de la moitié de l'humanité ? - peuvent si souvent, elles aussi, se sentir, individuellement et politiquement, invalidées, niées, choquées.

Je précise, pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté, que je considère Alain Gresh comme un ami et ce, alors que, curieusement, je ne le connais que peu.
Je précise aussi que c'est lui, et lui seul, qui m'a spécifiquement invitée pour que je parle des violences masculines contre les femmes. J'avais en outre le sentiment, et je l'ai toujours, que cette "question" lui tenait à cœur.
Je précise enfin, que celui-ci - même si l'analyse politique qu'il en fait ne me satisfait, politiquement et conceptuellement, pas - avait évoqué dans son texte de présentation du Carrefour "les violences innombrables individuelles et collectives" dont "les femmes sont victimes". Et qu'il avait aussi écrit :"Ces violences de guerre s'accompagnent aussi de violences 'ordinaires' - épouses battues, femmes violées, prostituées etc.  au Sud comme au Nord". (p.20)   

Ceci étant, ce que je souhaite évoquer concerne la phrase qu'il a oralement dite, lorsqu'il a pris la parole après l'exposé d'Isabelle Alonso :" Nous avons eu cours de nos débats beaucoup parlé de la guerre et nous avons vu comment les mots, le verbe en général, pouvaient blesser". (p.248)

Vous le savez, mon exposé intitulé "Les violences des hommes" concernait les violences, viols, agressions sexuelles, tortures, coups et blessures, assassinats commis quotidiennement en France - mais aussi dans le monde entier - tous les jours, sur des millions de femmes. Et ce, sans doute, depuis l'aube de l'humanité.
Qu'Alain Gresh, à propos des "débats" ayant déjà eu lieu au Mans (après donc mon exposé) n'évoque, lorsqu'il a pris la parole, à propos de la "violence", que les "mots qui blessent" et que "la guerre" m'avait, à l'époque, fait mal, vraiment mal. Sans faire de pathos, j'ai encore, en mémoire le coup que j'ai ressenti au cœur en entendant cette phrase.
Car ce que j'entendais de ce qu'il disait était, sans conteste, un déni, une négation de mon exposé - et donc quelque part de moi-même - mais surtout de la réalité que j'avais cru contribuer à dévoiler. À savoir que :
- les plus grandes violences depuis l'histoire de l'humanité sont commises par les hommes sur les femmes, en temps qualifié de "paix".
- que les hommes, individuellement, collectivement, politiquement, conceptuellement se protègent fort efficacement de leurs responsabilités en la matière.  

Une fois donc encore, et de la part d'un homme que je respecte, je voyais le processus de négation de l'histoire de la domination masculine à l'œuvre.

La question que l'on peut alors se poser est donc de savoir comment qualifier cette perpétuation du processus de refoulement, de négation de l'immensité des violences du système de domination patriarcal? Et de l'occultation de leurs auteurs ?
Pourrais-t-on analyser l'esclavagisme, en occultant les propriétaires d'esclaves; le capitalisme, en occultant les patrons; le système prostitutionnel, en occultant les proxénètes et les clients? Non.  

Il me semble donc, à partir de ce petit exemple - dont je rappelle qu'il est fort banalement, peu ou prou, depuis notre naissance, la réalité souvent quotidienne de la vie des femmes - l'emploi par Isabelle Alonso des termes, historiquement et politiquement connotés, peut, à tout le moins, être mis en regard avec la critique de la violence de la pensée patriarcale. Qui imprègne les féministes, aussi, bien sûr.

Pour ma part, avec un peu de recul, je pense que le choc des mots employés par Isabelle Alonso pouvait nous aider à :
* réfléchir à l'histoire, à son "oubli" des femmes et à leurs conséquences, et donc aux liens entre les violences dites politiques et les violences des hommes sur les femmes ;
* dévoiler les énormes difficultés, quasi insurmontables, que les féministes ont, lorsqu'elles veulent témoigner, dénoncer ces violences et qualifier le monde et le système patriarcal.

En effet, dans la mesure où tous les mots, tous les concepts ont été produits sur l'évidence du silence des femmes et sur l'évidence du bon droit des hommes à les dominer, y compris par la violence, les femmes, les féministes sont :
* soit contraintes d'entériner des mots, des concepts qui nous nient ;
* soit de tenter d'utiliser, à notre profit, les mots, les concepts en place, par analogie.  En tentant de les détourner, et donc forcément de manière inappropriée et inadéquate.
* soit d'en forger d'autres. Pour utiliser depuis longtemps le concept de "fémicide", je ne pense pas utile d'expliciter l'impact politique que j'ai pu obtenir en l'employant.

Le souvenir du 'bruit et la fureur' qu'a provoqué le seul usage des termes, bien inoffensifs, de Chiennes de Garde, nous ont révélé les limites de l'espace linguistique conceptuel dans lequel nous vivons, mais aussi l'impact politique de la subversion.  En l'occurrence, fort timide, pourtant.

Il m'apparaît donc fondamental de comprendre que, dès lors que le langage s'est construit sans nous, contre nous, quoi que fassent les femmes et les féministes, nous sommes piégées. Nous vivons en terrain conquis : il n'y a pas, il n'y a plus d'espace pour nous.

Plus encore - alors que nous sommes quotidiennement attaquées, humiliés, animalisées, chosifiées, prostituées - dès que nous tentons d'utiliser, de modifier, de subvertir de quelque manière que ce soit, les mots, les référents, les concepts, c'est l'hallali.

Enfin, parce que nous ne sommes pas dans les sphères où se prennent les décisions, nous n'avons pas les moyens de proposer de nouveaux mots, de rechange. Où alors, à la marge.

Que pouvons-nous donc alors faire, alors que nous sommes ligotées de toutes parts ?  

C'eût été, selon moi, du ressort des Carrefours de la pensée que de permettre, à cette occasion, l'ouverture d'un débat, tout à fait essentiel.
Celui-ci n'a pas en lieu, tandis que nous avons entendu trois hommes qui ont émis des appréciations dont je suis bien obligée de reconnaître, avec regret, qu'aucune n'est ni féministe, ni politique, ni même argumentée.  
 
IV. La publication de certaines parties de son texte présenté oralement

Si tant est qu'une hiérarchie puisse être posée concernant des positions de principe, sur ce point, ma position est celle qui est la plus radicalement critique.

Je considère que la décision que vous avez prise, alors qu'Isabelle Alonso vous avait déjà remis, dans les mêmes délais que je vous avais remis le mien, son texte écrit, de publier certaines parties de son texte oral n'est pas acceptable.

Vous savez fort bien qu'un texte oral et un texte écrit sont deux exercices très différents et qu'ils ne peuvent être substitués l'un à l'autre.
Qui d'entre nous n'a pas regretté un mot, une expression, une formule, voire une colère, exprimée oralement ?  
Qui d'entre nous n'a pas été effrayé-es de relire la transcription brute d'un texte présenté oralement, et cela alors même que nous croyons avoir été clair-es ?   

Plus fondamentalement, vous n'aviez pas le droit, sans lui demander son accord, ni même l'informer, de publier certains passages de sa présentation orale.

Et ce, d'autant moins qu'Isabelle Alonso avait :
* comme tous/tes les intervenants, sans doute - en tout cas comme moi - réécrit son texte oral. Là encore la phrase selon laquelle Isabelle Alonso vous aurait contraint de "vous plier à sa sommation de publier son texte" (p. 330) n'est ni juste, ni acceptable.  C'était tout simplement son droit.
Je me permets d'ajouter qu'Isabelle Alonso m'avait, à l'époque où elle voulait vous adresser son texte, à plusieurs reprises contactée, pour faire état de ce qu'elle ressentait comme un refus réitéré, de votre part, de publier son texte écrit.   
* jugé bon de retirer de son texte écrit les termes sus évoqués qui avaient heurté les organisateurs.

Aussi, écrire, comme vous l'avez fait, qu'elle a "gommé une partie importante de son intervention", (p.243) n'est donc, là encore, pas juste. Cette appréciation pourrait même être considéré comme infamante : c'est lui retirer le droit de penser par elle-même, d'écouter des critiques. Et la suspecter, en outre, de fausseté.

Publier donc, arbitrairement, certains passages de son intervention orale, c'est lui vouloir du mal. C'est enfin aller à l'encontre de la déontologie en la matière. Pour avoir participé à de nombreux colloques, c'est la première fois que je vois publier un texte oral, sans qu'il n'ait été relu par la personne qui l'avait prononcé, et sans que le principe en ait préalablement été agréé par son auteur-e.
Plus encore, vous lui avez caché ce que vous aviez décidé de faire.   

Quant aux arguments, secondaires, selon lesquels son texte a été adressé avec "beaucoup de retard" et qu'il aurait - de ce fait ? - occasionné "quelques difficultés pratiques", ils ne sont pas non plus recevables : nos deux textes vous ont été adressés concomitamment.

V. Les jugements portés par vous sur elle et sur son texte dans le "survol" du livre

Là encore, j'ai été choquée, vraiment choquée .
Outre les écrits que j'ai déjà critiqué dans cette lettre, comment est-il possible de :
* publier un-e auteur-e, tout en écrivant que ses propos oraux relèvent du "mode bouffon",  (p.329) tandis que son texte écrit serait "plus fade" (p.330) ?
* qualifier de "très parisiens" les analyses féministes - non évoquées - d'Isabelle Alonso ?  
*  laisser penser que sa pensée se réduirait - l'antienne est connue, archi-connue - à être contre les hommes ? : "De là à laisser penser que tous les hommes" … écrivez-vous, sans finir votre phrase (p.329)
* qualifier son texte d'"attitude"  ? (p.328)
* penser à sa place ? Vous écrivez en effet, qu'"elle ne renie pas ses propos", mais qu'elle "ne veut plus les assumer". (p.330)

Ces attaques ne relèvent pas du "respect du public" (p.330) - ceux et celles qui étaient présent-es avaient pu se faire une opinion - ni de la démocratie: "Ainsi, très démocratiquement, nos lecteurs se forgeront leur opinion" (p.330) écrivez-vous.
Je considère, qu'aussi violentes et injustes, ces attaques relèvent d'une volonté de salir, de détruire une personne alors qu'elle ne peut plus, en outre, vous répondre.  

"Elle n'a eu que ce qu'elle méritait" m'avez-vous d'ailleurs dit significativement in fine, au téléphone, le 13 décembre.

En tout état de cause, à la lecture des passages de ce livre concernant Isabelle Alonso, on ne peut que constater et regretter, qu'une fois encore, une féministe qui veut critiquer le monde dans lequel nous vivons, est elle-même attaquée, professionnellement, personnellement et que ses analyses en sont d'autant délégitimées.

J'aurais aimé pour ma part que les critiques d'Isabelle Alonso soient entendues, car elles étaient justes.
J'aurais aimé qu'Isabelle Alonso soit respectée, comme femme, comme penseuse, comme féministe, comme votre invitée.  
J'aurais aimé que le débat au fond concernant la question de l'histoire et du langage ait pu avoir lieu.

Le dernier point que je voulais aborder avec vous - en espérant avoir l'occasion d'en reparler, d'en rediscuter d'une manière ou d'une autre - ne la concerne pas.
Mais - parmi d'autres critiques, dont celle, dont je ne suis pas encore 'revenue', qui nous présente Mona Al Mounajejjed quasiment comme un modèle à suivre (p.322) - celle-ci me tient aussi politiquement très à cœur. Il s'agit de la dernière phrase du livre que vous présentez comme [votre] "conclusion" :"Après la révolte, l'intégration" (p.336).
Cette conclusion est une interprétation politique que je récuse.
Je dois même dire que si j'avais pu imaginer qu'elle pût être écrite, je n'aurais pas accepté de participer à cette rencontre.
Cette position n'est pas la mienne ; elle est même aux antipodes de ce contre quoi je me bats, en tant que féministe. Elle est une négation de mon texte, comme de l'idée même de féminisme.
Elle n'est pas non plus celle qui s'est dégagée de ce Carrefour, si tant est que, d'un débat intellectuel, l'idée même de tirer une conclusion politique puisse être acceptable.

Si maintenant, on tente de penser à travers la pensée et la vie des femmes dont j'ai été, pendant quelques pages, le porte-parole, que peut-on dire ?
Comment ces femmes pourraient-elles vivre, analyser, ressentir, dans leur chair comme dans leur esprit, votre "conclusion" ?
* Que leur "révolte" est inutile ? dépassée ? sans fondement ?
* Que le projet politique qui leur est présenté - par ce livre - est de revendiquer leur "intégration" ?
* Qu'elles doivent donc accepter ? entériner? justifier? les violences dont elles sont l'objet ?
* Mais, que signifie être "intégrées" au monde qui les violente, les assassine, les viole, les harcèle, les discrimine, les agresse, les prostitue avec tant d'acharnement et de constance ? Et si peu d'états d'âme.

C'est demander aux victimes de revendiquer la perpétuation du système qui les violente.   

Le lien avec les systèmes de domination évoqués par Isabelle Alonso pourrait alors nous aider, tous et toutes, à mieux comprendre, comment il est possible de dire, de penser, d'écrire des choses "profondément choquantes".
Si votre intention n'était sûrement d'aboutir à l'interprétation que je fais, pour les victimes, et pour le système, le résultat final est le même.  

Au terme de cette longue lettre, il me semble que c'est dans la prise de conscience politique plus aiguë de ce qui peut blesser, heurter, choquer, que nous pourrons à l'avenir, mieux avancer dans la critique de ce monde si profondément injuste.

J'ai conscience, en tout cas, que ce débat est et doit être public et qu'il doit donc être connu, élargi, prolongé, enrichi.  Plus encore, je pense que seul le débat - le plus large possible - nous évitera, à l'avenir, que des écrits sur le mode de ceux que je viens de critiquer, puissent à nouveau être publiés.  

Je voulais enfin vous dire que je regrette d'autant plus la manière dont Isabelle Alonso a été traitée pas vous, que j'avais apprécié ce Carrefour. Comme je vous l'avais écrit, le 16 décembre 2000, car "la parole avait été libre. Ce qui est rare, et bien sûr, risqué, comme toutes les actions fondées sur ce principe".  

Je vous prie d'agréer, Monsieur - en espérant avoir été entendue et, si vous le souhaitez, avoir un jour l'occasion de poursuivre ce débat - l'expression de mes salutations féministes.

Marie-Victoire Louis
Copie à :
- Jean-Pierre Gélard, Président des Carrefours de la pensée
- Alain Gresh, rédacteur en chef du Monde Diplomatique
- André Versailles, directeur des Editions Complexe  


Marie-Victoire Louis
71 rue Saint Jacques
Paris 75005.

***

Paris le 18 décembre 2001

Monsieur Henry Lelièvre
Carrefours de la pensée
78 rue de Chanzy
72 000 Le Mans

Monsieur,

Vous avez sans doute reçu hier, par la poste, une lettre que je vous ai adressé, avec copie à Alain Gresh, Jean Pierre Gélard et André Versailles,

Malgré de nombreuses réécritures et corrections de ma part de cette lettre (probablement, sans doute, à cause d'elles), en la relisant ce matin, j'ai encore découvert plusieurs petites erreurs dans le texte que je vous ai envoyé.

Je vous prie de bien vouloir m'en excuser et de bien vouloir considérer que la lettre définitive est celle-ci, que j'ai re-datée le 18 décembre, pour qu'il n'y ait pas de confusion entre les deux.

J'ai pu constater que l'adresse de Monsieur Jean-Pierre Gélard est la vôtre. Dans la mesure où ces corrections ne sont pas essentielles, pourriez-vous lui faire état de cette nouvelle mouture ?

J'ai adressé ce matin, par mail, à Alain Gresh, cette lettre en date du 18 Décembre, et je vais tenter de trouver le mail de Monsieur André Versailles, des Editions Complexe.

Avec encore mes excuses.

Marie-Victoire Louis.

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Notes de bas de page
1 Sous la direction d'Henry Lelièvre, Les femmes, mais qu'est-ce qu'elles veulent ? Éditions Complexe. Octobre 2001. 335 p. Les références aux pages cités dans cette lettre sont celles de ce livre.
2 Ajout. Juin 2006. C’est la totalité de ce livre qui a pâti de cette critique ainsi que de celle d’Isabelle Alonso : Ce livre n’est tout simplement plus cité sur la liste, des catalogues des colloques issus des Carrefours de la pensée, organisés par Le Monde Diplomatique.
3 Par pur hasard, j'ai lu, en rédigeant cette lettre, le livre de Laurence Beneux et de Serge Garde, Le livre de la honte. Les réseaux pédophiles. Le Cherche-midi éditeur. Page 33, les auteur-es évoquent " l'opération révisionniste du dossier", et page 119,  il est question de "négationnisme relatif".  

L'emploi de ces mots sont-ils choquants ? Pour moi, la réponse est clairement négative.


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