Madeleine Pelletier

L’importance des mœurs

L’Ouvrière
06/10/1923

date de publication : 06/10/1923
mise en ligne : 03/09/2006
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L’Humanité a publié ces temps derniers un article de Trostky intitulé : « Vers la transformation des mœurs ».

Notre camarade rappelle l’importante préparation idéologique que les philosophes du dix-huitième siècle ont faite de la Révolution française.
Avec juste raison, il regrette qu’une semblable préparation n’ait pas existé dans le prolétariat.
La cause principale de cette différence doit être recherchée dans l’inégalité de culture.
La bourgeoisie du dix-huitième siècle avait une élite cultivée. Voltaire était un bourgeois, Diderot aussi. Jean Jacques Rousseau était un homme du peuple. La bourgeoisie d’alors était même au point de vue de la culture supérieure à la noblesse qu’elle voulait supplanter. Le prolétariat a bien aussi une élite, mais sa culture n’est pas comparable à celle qu’avait l’élite bourgeoise ; c’est pourquoi il a toujours eu besoin de s’incarner pour ainsi dire les intellectuels de la bourgeoisie et presque toujours ces derniers ont pensé beaucoup plus à se servir qu ‘à le servir.

C’est pourquoi on peut dire que rien jusqu’ici n’a été fait pour élever le niveau des mœurs dans la classe ouvrière. L’ancien parti faisait avec un peu d’économie marxiste beaucoup de démagogie ; l’important étant que les ouvriers votassent pour les candidats du Parti. Ce résultat obtenu, le reste n’importait pas, les électeurs rentrés chez eux pouvaient continuer de se saouler et de battre leur femme, personne n’aurait été assez hardi pour oser le leur reprocher. Et cependant la valeur de la culture personnelle et des mœurs, loin d’être secondaire est primordiale.

La société communiste elle-même serait inhabitable si le prolétariat parvenu au pouvoir conservait la mentalité et le genre de vie que la société capitaliste lui a faits.

L’ouvrier d’aujourd’hui, trop souvent méprise la femme et la tient pour un être inférieur ; il faut lui montrer qu’elle est une égale, lui apprendre à traiter sa compagne comme une amie et non comme une servante.

Il faut lui dire qu’il est indigne d’un communiste de battre ses enfants. La première condition de l’élévation intellectuelle et morale est la proscription de la brutalité en paroles et en actes.  

L’éducation morale d’un communiste est toute à faire. Lorsque, en des causeries multiples, j’ai exposé les brochures de Kollontaï sur « La famille et l’Etat », j’ai toujours rencontré, comme un obstacle, les préjugés de camarades qui croient que pour être communiste, il suffit d’avoir dans sa poche la carte rouge et de se montrer militant dévoué au point de vue politique.

Comment, on n’aura plus sa femme à soi ; elle ne fera plus la popote, elle ne raccommodera plus les chaussettes ; ces camarades étaient absolument perdus rien qu’à la pensée que la société nouvelle pouvait s’attaquer à leur autorité maritale.

Et les femmes, il faut le dire, se montraient tout aussi peu préparées que les hommes à la perspective d’un changement dans leur vie de tous les jours. «  Alors, me dit l’une d’elles, on n’aura plus son intérieur ! ».

L’intérieur ! l’égoïsme petit-bourgeois appliqué à la conservation jalouse de pauvres choses !

La base de la transformation des mœurs, elle est dans la culture intellectuelle, c’est pour cela que le Parti doit considérer comme une de ses tâches essentielles de porter ses efforts à l’éducation.

Lorsque l’ouvrier devient plus instruit, ses mœurs se transforment toutes seules.
Il en trouve plus de plaisir à l’ivrognerie, la propreté devient pour lui un besoin, il perd sa brutalité et ne tient plus autant en estime la force musculaire.

Jusqu’ici on peut dire que la plupart du temps, dans l’ancien parti, les leaders s’efforçaient de s’abaisser ou plutôt de paraître s’abaisser au niveau de l’ouvrier.
Il faut au contraire travailler à répandre le savoir et la culture pour faciliter l’indispensable évolution des mœurs.

***

Note de l’Ouvrière: Nous ne partageons pas entièrement l’avis de notre camarade Pelletier. Sans doute, les idées qu’elle émet renferment une part considérable de vérité ; la culture intellectuelle est un facteur puissant de civilisation ; elle a une influence non négligeable sur les mœurs. Mais il faut que nous nous rendions compte de ses limites. S’il était exact qu’elle fut aussi puissante que semble l’indiquer notre camarade, tous les bourgeois cultivés auraient, par exemple, le respect de la femme plus que l’ouvrier. Cela n’est pas. Une culture bourgeoise très développée s’allie fort bien avec un mépris complet et une exploitation sexuelle de la femme.
Par contre, nous voyons des travailleurs être pleins de délicatesse pour leur compagne.
Il y a donc, comme le demande notre camarade Pelletier, nécessité d’élever le niveau intellectuel de tous, hommes et femmes : mais il faut aussi établir la vie sur des bases matérielles différentes, de telle sorte que tous les êtres prennent conscience de la valeur qu’ils représentent.
Il faut que nombre de femmes acquièrent un sens de la dignité personnelle qu’elles ne possèdent pas.
Trop d’entre elles trouvent encore motif de gloire d’être la servante d’un homme : or ce sont les esclaves qui font les tyrans, aussi bien dans la famille qu’à l’atelier.
Cette transformation à la base, c’est le changement de régime qui peut la garantir. Sans elle, tout développement culturel serait voué pour des décades encore à l’inefficacité.

N.D. L. R.


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