Dr Madeleine Pelletier

La Désagrégation de la famille1

date de rédaction : 01/01/1920
date de publication : Sans date (après 1920)
mise en ligne : 03/09/2006
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Le développement de la famille et celui de la société sont en raison inverse l’un de l’autre. Chez les peuples peu civilisés où la société est faible, la famille est un petit état régi despotiquement par le Pater familias. Elle est alors très nombreuse; comprenant, outre le couple et les enfants, les ascendants, les collatéraux, les clients et les esclaves.

Dans la famille antique, l’individu trouve tout ce qui est nécessaire à sa vie matérielle et morale. Elle a sa religion, le culte des ancêtres qui continuent dans la mort à protéger leurs descendants. On les honore en entretenant le « foyer » ou feu sacré, symbole de la vie éternelle.

L’industrie est familiale, tout se fait dans la maison ; non seulement, on y cuit les aliments, on y ravaude les vêtements, mais on y file et tisse la toile et la laine avec lesquelles on confectionnera les habits et le linge.

L’autorité du père est absolue ; les enfants, même devenus adultes, lui obéissent. La société ne les considère pas comme responsables des délits commis par eux-mêmes hors de la maison ; c’est le père qui est leur juge, un juge qui a droit de prononcer et d’exécuter des sentences de mort.

La femme, fille ou épouse, n’a pas de personnalité ; elle doit obéir toute sa vie, car elle ne deviendra jamais chef de famille. Son principal honneur est d’avoir procréé des garçons. Vieillie, elle exerce une certaine autorité ménagère sur ses filles et ses brus, mais elle n’a pas d’existence sociale. Derrière les murs sans fenêtres des maisons romaines ou musulmanes, les hommes peuvent la torturer et la tuer sans avoir de compte à rendre en personne.

Ces mœurs, avec des variantes dans les détails, sont celles des grands Etats barbares. On les retrouve aussi bien dans la Rome antique que dans la Chine moderne.

La famille romaine s’est perpétuée chez nous à travers le Moyen Age jusqu’à l’époque actuelle, mais en se désagrégeant peu à peu.

Au Moyen Age, la puissance du mari et du père est encore très grande. Les enfants ne tutoient pas leurs parents et il semble bien que, vis-à-vis d’eux, le respect ait le pas sur l’affection. Dans les pièces de Molière, les fils, encore moins les filles, n’osent enfreindre la volonté du père pour se marier avec le conjoint de leur choix. C’est par la ruse et les stratagèmes que l’on parvient à triompher de l’opposition paternelle ; l’enfant n’ose imposer directement sa volonté.

Tout près de la grande Révolution, Mirabeau est encore, durant toute sa jeunesse, emprisonné par ordre de son père, sous les griefs de prodigalité et de mœurs dissolues.

La grande Révolution, aurore de la vie moderne, a précipité la désagrégation de la famille. La suppression du droit d’aînesse, c’est-à-dire le renversement de la monarchie familiale, a séparé les enfants, transformant le petit Etat et une pluralité de groupes d’importance beaucoup moindre.
La notion de l’individu et de ses droits, développé par les philosophes durant tout le dix-huitième siècle, a sapé à petits coups la puissance paternelle.

Après le fils, c’est l’épouse qui, elle aussi, a voulu s’affranchir. Timidement, mais avec persévérance, les idées du droit de la femme à l’existence personnelle se sont affermis durant tout le cours du dix-neuvième siècle. Malgré les oppositions de l’Eglise, le divorce a eu raison de l’indissolubilité du mariage. L’idée de la recherche du bonheur s’est répandue à peu près dans toutes les mentalités de toutes les classes de la société.

***

Les esprits rétrogrades ne tarissent pas en éloges de l’institution de la famille et envisagent sa désagrégation comme le pire cataclysme. Membres des classes dirigeantes, ils n’envisagent qu’elles et considèrent le peuple comme un vil bétail de travail dont il n’y a pas à tenir compte. C’est en effet dans la bourgeoisie que la famille a conservé le plus de force ; c’est là qu’elle est, à beaucoup d’égards, salutaire à l’individu.

Le ciment qui retient unis les parents bourgeois est l’argent. Tant que le père est vivant, il dispose du capital. Il ne peut plus, il est vrai, comme le père de Mirabeau, obtenir une lettre de cachet contre le fils révolté, mais il peut lui couper les vivres ; cette considération suffit pour maintenir les enfants, sinon dans le respect, du moins dans ses marques extérieures. Le père dispose en outre d’un capital corollaire de l’autre : son influence sociale. La plupart du temps, l’avenir du fils dépend de lui ; le fils est donc plein de considération pour un père qui peut, à sa volonté, faire de lui un homme riche et puissant, ou un déclassé, condamné à la gêne, si ce n’est à la misère.

L’héritage et les espérances qu’il fait naître retient dans l’union les membres de la famille. C’est dans l’espoir d’en hériter que l’on fait de temps à autre une visite à la vieille tante revêche et ennuyeuse ; c’est pour ne pas être frustré que l’on joue la comédie de la tendresse aux vieux parents dont on souhaite, au fond du cœur, la mort rapide.

Des sociologues ont dit que la famille moderne n’était plus qu’un groupe d’affection. Elle l’est parfois, en effet, mais souvent aussi les parents, bien loin de s’aimer, se haïssent, et la cohabitation forcée ne fait qu’augmenter la haine qui va parfois jusqu’au crime.
Mais le plus souvent, le groupe subsiste parce que l’intérêt matériel de chacun des parents dépend de sa prospérité. Tel qui, en famille, peut se permettre une vie luxueuse, serait condamné à la médiocrité s’il devait vivre seul avec son avoir particulier. Il supporte donc le père dont l’autorité le révolte, la sœur dont il méprise les idées et le goût, la femme dont il est las depuis longtemps, et la bonne éducation, en adoucissant les mœurs, rend la vie acceptable.

Dans les classes pauvres, le ciment de l’intérêt n’existant plus, la famille se réduit au couple et aux petits-enfants. Dès que le jeune homme, et même la jeune fille, sont en état de gagner leur vie, le joug familial leur pèse et ils s’en vont fonder, avec ou sans mariage, un autre foyer. Les vieux parents sont une charge que l’on n’assume pas volontiers ; souvent les frères et sœurs se perdent de vue définitivement.

La famille, comme tous les groupements, est bienfaisante à bien des égards. D’abord, dans l’organisation sociale actuelle, elle est indispensable aux jeunes enfants. L’adulte peut y trouver une protection contre la misère, des soins dans ses maladies, une affection qui l’aide à vivre.

Mais, comme toute ce qui protège, la famille opprime. La vieille conception de l’autorité maritale pèse encore sur la femme du vingtième siècle. Seul l’homme a le droit de se choisir sa vie et de la vivre à sa guise. La femme, dès qu’elle commet la faute de se marier, perd son indépendance. Une triste vie de devoirs ennuyeux s’impose à elle. Elle se doit d’abord à son mari, son devoir est de lui plaire et, pour ce faire, elle doit masquer sa tristesse, dissimuler sa mauvaise humeur, taire même ses maladies pour paraître une compagne agréable. En Angleterre, jusqu’à ces derniers temps, dans la petite bourgeoisie, la femme se mettait tous les soirs en toilette décolletée pour attendre son mari retour du bureau ou de l’usine.

Quelqu’effort qu’elle fasse, il arrive que l’homme est mécontent, parce qu’il est las d’elle au point de vue sexuel. Aussi, les femmes habiles emploient-elles toutes espèces d’artifices pour combattre cette satiété ; elles tentent d’être plusieurs femmes en une seule. Honteux esclavage !

La maternité enchaîne la femme à ses enfants. Une croyance généralement admise veut que les enfants ne peuvent être laissés seuls et que la mère ne peut pas les quitter. La venue du premier enfant a donc pour effet de confiner la femme au logis. Plus de sorties, plus de spectacles, plus de visites ; toute la jeunesse est sacrifiée.

La grande bourgeoise, bien qu’on l’en blâme pour la forme, s’affranchit de la servitude maternelle. Elle a des nourrices, des bonnes d’enfants et des institutrices qui, moyennant salaire, la déchargent de ses devoirs. Elle peut ainsi aller dans le monde et se créer, selon sa conception, une vie heureuse. Mais dans les classes moyennes, plus encore dans les classes pauvres, la maternité est un fardeau écrasant ; c’est une des raisons pour lesquelles on la réduit le plus possible.

Dans les grandes villes, un ménage d’employés, de professeurs ou de commerçants, ne sait que faire de ses enfants. Il n’a qu’un petit appartement, quand encore, il n’est pas contraint d’habiter en meublé. La bonne, rare et chère, est hors de ses moyens. Dehors toute la journée pour contribuer aux gains du ménage, la femme n’a pas le temps d’élever ses enfants. Aussi est-elle heureuse quand elle a une parente à la campagne à qui les confier.

La petite fonctionnaire qui est mère court de son bureau à son logis, toujours inquiète au sujet de l’enfant laissé seul pendant quelques heures. Pour être un peu chez elle, elle abuse des congés de maladie qui lui sont payés dans la plupart des administrations. C’est une façon, il est vrai, de mettre les enfants à la charge de l’Etat, mais on pourrait trouver mieux, tant dans l’intérêt de l’enfant que dans celui de la mère. L’ouvrière, plus insouciante, laisse son bébé à la charge d’une grande sœur de cinq à six ans. Lorsque l’enfant peut marcher, il traîne dans les escaliers, les cours, les rues et dans la promiscuité des autres ; il donne et prend la vermine, les maladies et les mauvais exemples.

L’enfant de la paysanne s’élève tout seul, comme un petit animal ; il grouille dans la cour pêle-mêle avec la volaille, le porc, au milieu du purin ; les maladies infantiles le déciment.

Les réactionnaires n’ignorent pas ces faits, mais ils s’en réjouissent : plus les prolétaires sont incultivés, plus il est facile de les avoir à bon marché. Pour le principe traditionaliste, ils déclarent que le sort de l’enfant serait meilleur si la femme restait à la maison. Paroles vaines ; les femmes mariées ne demandent pas à aller à l’atelier et à l’usine ; elles y vont contraintes par la nécessité. La femme, en travaillant au-dehors apporte l’aisance à la maison ; ses qualités de ménagères ne sauraient équivaloir à un salaire ou à un traitement normal.

Les préjugés relatifs à la famille et à ses devoirs sont encore très forts. L’idéologie du clan antique pèse sur la famille en ruines de l’époque actuelle ; elle pèse particulièrement sur la femme, millénaire esclave.

Lorsqu’on voulut adapter à la scène française la Nora d’Ibsen, aucune actrice ne voulait être Nora. Elles acceptaient volontiers des rôles de fourbes, de voleuses, d’empoisonneuses, mais personne ne voulait être Nora qui abandonne son mari et ses enfants pour reconquérir sa liberté.

La famille est mauvaise pour les enfants. Les auteurs qui prétendent le contraire ont toujours devant les yeux les classes riches ; ils oublient systématiquement que les ouvriers et les paysans forment la grande majorité de la population. 2

L’amour maternel est un luxe ; la femme qui peine du matin au soir, qui est battue par un mari ivrogne et brutal, qui se demande où elle prendra l’argent du loyer, comment s’acheter des chaussures, par quel artifice de langage, elle trouvera du crédit chez l’épicier auquel elle doit déjà de l’argent, n’a ni le loisir, ni la volonté de couvrir de caresses sa progéniture. Brutalisée, elle est brutale elle-même ; ses enfants lui sont plus une charge qu’un élément de bonheur. Insouciante, elle les laisse sans soins lorsque la maladie n’est pas aiguë ; les petits grandissent avec les tares de leur hérédité et leur mauvais élevage.

L’éducation morale de la famille populaire ne vaut pas mieux que son élevage matériel. L’enfant a le spectacle de son père qui, rentré ivre, démolit le mobilier, bat sa mère et lui-même. Il entend les reproches, les injures, les gros mots de ses parents, leurs batailles dans l’escalier avec les voisins et le concierge.

L’école primaire corrige dans une certaine mesure le milieu familial ; c’est pourquoi, certains ont pensé à garder les enfants à l’école le plus d’heures possible, de sorte qu’ils puissent ne rentrer chez leurs parents que pour y dormir. Déjà, les infirmières scolaires suppléent la mère, conduisent au médecin l’enfant malade, les débarrassent de ses parasites par un nettoyage approprié.

Mais la famille garde quand même son influence, l’enfant voit en elle la réalité, alors que l’école lui apparaît comme quelque chose d’artificiel qui n’est pas la vie.

Chez les paysans, l’enfant est avant tout un objet de rapport. Sans la pression de l’Etat, ils ne leur feraient donner aucune instruction et ils échappent, autant qu’ils le peuvent à l’obligation scolaire. Le bébé croupit dans la malpropreté. Dès qu’il a quatre ans, on l’utilise pour la garde des bêtes. Mal nourri, battu, peu ou pas soigné dans ses maladies, il continuera, s’il échappe aux mille causes de mort, la primitivité de ses pères et mères ; à la campagne, le progrès est un vain mot.

Dans toutes les classes, la famille transmet ses préjugés. La plupart des gens réfléchissent très peu ; ils se contentent de répéter ce qu’ils ont entendu dire. De là, l’importance du milieu où s’est passée notre enfance. Si l’évolution idéologique est lente, cela tient à ce que l’institution familiale transmet les idées de génération en génération. Un village d’Auvergne ou de Bretagne ne diffère pas beaucoup de ce qu’il était au Moyen Age ; sans les chemins de fer qui amènent des étrangers, ils n’en différeraient pas du tout. En dépit des connaissances de l’hygiène acquises depuis longtemps, les gens continuent d’être sales et d’en mourir. On veut vivre comme les parents ont vécu, et pour faire adopter l’amélioration la plus élémentaire, on a les plus grandes difficultés. 3

La bourgeoisie, surtout la grande, a moins de préjugés. Sa culture, son oisiveté, ses voyages, lui permettent une vue plus large que celle du paysan confiné dans son village ou de l’ouvrier des villes, borné à sa maison et à son quartier. Souvent même les classes dirigeantes se piquent de favoriser le progrès, surtout le progrès matériel (automobilisme, aviation).
Mais lorsqu’il s’agit d’idées, la famille et la tradition pèsent très lourds dans les esprits. Alors que les classes pauvres en France s’affranchissent de la religion, les classes riches continuent de fréquenter les églises. Il y a beaucoup d’intérêt réactionnaire dans l’attachement des bourgeois à un culte périmé, mais quand même la bourgeoisie a encore des croyants, surtout les femmes, tenues plus étroitement que les hommes par le lien familial.

La famille rétrécit la vie. Elle condamne à la cohabitation des gens dont les idées, les goûts sont parfois très différents et qui se détestent. Au lieu d’être une source de bonheur, elle est souvent un enfer auquel la solitude est bien préférable. Pour se rendre compte de la vérité de nos assertions, on n’a qu’à se rappeler les disputes, les injures, les railleries blessantes échangées, parfois tout le long du jour, entre parents.

Ah ! si vous saviez comme on pleure !
De vivre seul et sans foyer.

On pleure, il est vrai, dans le célibat, mais on pleure davantage lorsqu’on se sent rivé à des gens pour lesquels on n’a que de la haine.

Que de personnes nées pour briller au point de vue intellectuel ont été maintenues dans la médiocrité par leur famille. L’homme supérieur, plus encore la femme, détonne dans son milieu familial. Les parents ne comprennent la vie que dans les routines qu’ils ont suivies, sont bouleversés lorsqu’un des leurs, véritable merle blanc, prétend donner à son existence une orientation différente. Et, le plus souvent, le jeune homme, surtout la jeune fille, renonce à son idéal pour vivre selon la tradition.

La famille précipite les effets de l’âge sur la torpeur mentale.
Grands travailleurs dans leur jeunesse, des penseurs cessent très tôt d’avoir des idées nouvelles parce qu’ils ont dû livrer contre leurs proches, un combat de tous les instants.
À la fin, c’est la médiocrité familiale qui l’emporte, le sujet d’élite est vaincu.

***

La famille est naturelle, elle est fondée sur l’acte sexuel et on en retrouve les rudiments chez les animaux.

En se développant lui-même, l’homme la développe. De l’union temporaire qui maintient ensemble le mâle, la femelle et les jeunes, il fait le clan, petite société organisée.

Mais le développement humain allant plus loin, l’importance du groupe familial décroît parce que, peu à peu, la société le remplace. La religion se dégage du spiritisme ancestral pour devenir une cosmogonie et une morale que professent des milliers d’individus. Du foyer, le culte passe dans le temple.

L’industrie, de familiale, devient sociale aussi. La ménagère qui savait tout faire tant bien que mal, cède le pas à l’artisan spécialisé qui fait beaucoup mieux, et l’artisan lui-même cède le pas à la grande industrie qui, grâce au machinisme, fait encore mieux et surtout beaucoup plus vite.

L’école, spécialiste de l’instruction, enlève les enfants aux parents.

La société commence à prendre à sa charge le vieillard pauvre, elle soigne le malade dans ses hôpitaux. Il est de toute évidence qu’elle supplante peu à peu la famille dans la protection de l’individu.

Rousseau et ses disciples ont tort lorsqu’ils veulent ramener l’humanité à la nature comme à la source de tout bien. Le progrès nous éloigne de la nature, peut être, grâce à lui, aura t-on une vie deux fois plus longue, avec des organes pris aux jeunes animaux et mis à la place de nos organes usés par l’âge. La famille animale et sexuelle, comme tout ce qui est naturel, devra donc disparaître pour laisser la place à la famille cérébrale.

La plupart des maux dont nous souffrons du fait de la famille tiennent à notre développement intellectuel. La femme sauvage et barbare, quoi que très malheureuse (malheureux comme une femme) supporte son terrible esclavage. Sans doute, elle trouve naturel de porter de lourds fardeaux, alors que son seigneur et maître ne porte que son arc et ses flèches.

Le paysan trouve sans doute naturel les gros mots et les coups échangés entre parents pour des questions d’intérêt. Après s’être injuriés et frappés, les parents se réconcilient ; c’est la vie.

Dans les classes cultivées, la famille fait souffrir davantage. Les repas, la fonction sexuelle même, ne constituent plus la chose capitale de la vie. Le cerveau est devenu prédominant ; c’est par lui que nous vivons, c’est par lui que nous sommes heureux ou malheureux.

Un sociologue contemporain 4 a comparé la famille à un hôtel. Nous ne nous plaignons peu de l’hôtel parce que nous ne lui demandons pas la nourriture de l’âme ; en revanche nous la demandons à la famille ; c’est pourquoi nous souffrons lorsque cette famille n’est plus qu’un hôtel banal.

La société qui instruit l’enfant dans ses écoles, qui le soigne dans ses hôpitaux, fera un pas de plus et le prendra entièrement à sa charge.

Les études de puériculture que l’on fait faire aux petites filles dans les écoles primaires sont à peu près illusoires. La mère pauvre n’aura pas le moyen de les mettre en application, car il lui faudrait de la place, de l’argent et du temps, ce qui précisément lui manque.

Au lieu de vulgariser l’esprit des petites filles en leur faisant entrevoir un avenir irrévocable de servantes laveuses de couches5, mieux vaut leur donner une culture intellectuelle sérieuse et créer pour les nourrissons des pouponnières où des infirmières les élèveraient beaucoup mieux que les mères.

Des pouponnières, les enfants passeraient dans les internats scolaires où ils seraient instruits. L’internat n’est pas obligatoirement une salle d’école aux murs tristes. On peut les édifier à la campagne et y mettre de grands jardins, alterner les heures de sport et de jeu avec les heures d’études. Malgré tout ce qu’on a pu dire de l’internat, ce sont les internes qui travaillent le mieux ; chaque fois que l’on a voulu des études sérieuses et fortes (Polytechnique, Normale), c’est le régime de l’internat qui a été jugé le plus adéquat.

L’inconvénient de l’internat est que l’enfant est un peu livré à lui-même. On pourrait pallier dans une certaine mesure ce mal en instituant à la fin de la journée une heure de conversation familière entre le professeur, le répétiteur et les élèves. Ces entretiens, sans programme arrêté d’avance, rouleraient sur les évènements de la journée. L’élève pourrait confier au maître ses préoccupations, ses soucis. Le maître servirait d’arbitre impartial dans les différends survenus entre élèves ; de bons effets moraux se dégageraient de ces entretiens.
Somme toute, il faudrait former les maîtres à traiter leurs élèves non comme des numéros, mais comme des personnes humaines.

Déchargée de l’élevage des enfants, la femme sera libre.
Aujourd’hui, une femme ne peut vivre sa vie qu’à la condition de renoncer à l’amour, et surtout à la maternité.

Au lieu d’être la femelle penchée sur sa couvée comme une mère chatte, la femme sera un être pensant, artisan indépendant de son bonheur.

L’homme sera affranchi aussi, car, la plupart du temps, la famille, loin de le réjouir, lui pèse. Seul le devoir social des enfants à élever le force à faire acte de présence au logis familial. Dans les classes riches, il rompt la monotonie du foyer en en ayant plusieurs ; dans les classes pauvres, il déserte le logement pour le marchand de vins où il peut converser avec des camarades qui le comprennent.

La suppression de la famille agrandira le rôle de l’amitié. La famille actuelle proscrit l’ami comme un étranger. Le groupe d’amis formera une véritable famille cérébrale, bien autrement intéressante que la famille sexuelle.

La famille cérébrale pourra vivre en commun en habitant par exemple la même maison. L’escalier ne présenterait plus le spectacle de ses portes fermées et hostiles. Des portes ouvertes viendraient les éclats de voix, les rires joyeux des locataires réunis par des goûts communs, des études identiques, un même idéal.

Les échecs répétés des colonies anarchistes montrent qu’il est très difficile aux hommes de vivre les uns avec les autres. Cela est, pour beaucoup, le fait de la mauvaise éducation, des instincts combatifs qui nous portent à voir dans tout être humain un ennemi à humilier, à vaincre et à asservir.

Les bourgeois, grâce à la politesse, s’entendent beaucoup mieux ; aujourd’hui, dans les maisons riches, on vend les appartements ; la maison toute entière forme une sorte de coopérative du logement et, en général, elle marche très bien.

Mais tout n’est pas à adopter, il s’en faut, dans la civilité puérile et honnête.
La galanterie qui est pour la femme une insulte déguisée, doit disparaître ; le décolletage qui fait des salons de véritables marchés de chair féminine esclave ; tout le code des visites, bonnes seulement à vaincre l’ennui d’une vie désoeuvrée. Mais la société future devra avoir son code de politesse. Il ne faut pas se borner, comme l’ont fait les bolcheviques, à supprimer la politesse comme une niaiserie bourgeoise. Il faut réagir contre le mauvais naturel de l’homme et donner au moins une bonté artificielle à ceux qui n’en ont pas de réelle.

La politesse deviendra l’art de vivre en société ; il est tout entier à créer.

Ne pas vouloir imposer partout son moi, considérer que le voisin a aussi une personnalité et qu’il faut en tenir compte. Il faut apprendre à s’intéresser à autrui, sinon par une charité évangélique illusoire, du moins par curiosité intellectuelle. Ne pas vouloir toujours dominer ; ne pas faire de conversations des batailles dans lesquelles il faut qu’il y ait un vainqueur et un vaincu. Le vainqueur, en discussion, est loin d’être toujours celui qui a raison ; c’est d’ordinaire, le plus habile et le plus tenace.

De même que la guerre matérielle les détruit, la guerre intellectuelle désunit les hommes. On doit, dans les discussions, rechercher à s’instruire et non à triompher puérilement d’un interlocuteur dont on se fait un ennemi.

C’est l’instinct de l’antagonisme qui rend la vie commune insupportable. Chacun veut montrer que lui seul a toutes les supériorités et toutes les vertus. Les femmes, plus fines que les hommes, excellent dans cette guerre de langue qui a pour effet de transformer en enfer tout groupe humain, familial ou amical. La plus jeune fait entendre à la plus âgée qu’elle est déjà vieille et ne saurait prétendre à rien ; la belle – ou qui se croit telle – fait comprendre à sa meilleure amie qu’elle aurait tort de prétendre à la beauté. Chacune, à l’entendre, est un ange de bonté, une fleur de générosité ; le reste du monde est égoïste et mauvais. Et ces flèches de Parthe sont toujours enrobées dans des mots dorés, de telle sorte que l’adversaire puisse difficilement frapper à son tour.

Les bolchevistes, nous l’avons dit, ont supprimé la politesse comme un préjugé bourgeois, mais ils ont eu le tort de ne pas la remplacer. Leur prétendue franchise est désastreuse dans les relations. L’égoïsme et la volonté de puissance, que la politesse, si imparfaite soit-elle, enrayait un peu, s’étalent sans frein ; ce qui fait qu’un bourgeois sec, froid, mais poli, est plus supportable qu’un « camarade » qui croit devoir se faire votre juge et vous jeter à la figure tout le mal qu’il pense de vous.

La famille cérébrale aura une cuisine commune. La ménagère qui passe tant d’heures à faire son marché, à préparer les repas, à laver la vaisselle, ressemble au petit artisan du Moyen Age. Pour diminuer sa peine, on a inventé récemment des machines coûteuses à blanchir le linge ; mais pour faire fonctionner ces machines, il faut encore beaucoup de travail. La grande industrie doit pénétrer dans la cuisine comme dans l’atelier. Les repas seront une occasion de réunion entre les locataires d’une même maison ; chacun parlera de ce qu’il a vu dans la journée ; le repas, au lieu de se passer morne et triste entre trois ou quatre personnes boudeuses, aura tous les attraits des banquets qui réunissent de temps à autre les membres d’une même association.

Les travaux ménagers sont devenus périmés. Les femmes du peuple ne veulent plus de la profession de bonne à tout faire, ce qui met les classes moyennes dans un grand embarras. Cette pénurie de bonnes se fait sentir beaucoup plus fortement encore aux Etats-Unis, où les bourgeois en viennent à se passer de meubles pour ne pas avoir à nettoyer.

De même que la cuisine, le ménage doit donc être industrialisé. La famille cérébrale, habitant une maison entière, pourra avoir un personnel assurant la propreté et qui serait pourvu des engins mécaniques nécessaires (nettoyage électrique). Ces nettoyeurs et nettoyeuses, traités en employés, avec la journée de six heures, n’auraient plus rien de commun avec demi-esclaves que sont les domestiques.

L’enfant est aujourd’hui la principale raison d’être du mariage. Lorsque la société se chargera de lui, on pourra supprimer cette formalité. Vu d’une civilisation plus haute, le cérémonial actuel du mariage avec la robe blanche, la fleur d’oranger symbolisant la virginité apparaîtra surannée et ridicule.

L’acte sexuel étant considéré comme une fonction physiologique n’est ni plus noble, ni plus honteuse qu’une autre, on ne s’occupera plus des relations amoureuses entre individus. La femme pourra avoir un amant sans déchoir, comme l’homme aujourd’hui a une maîtresse. Cela n’empêchera pas les liaisons durables, il pourra même y en avoir qui dureront toute la vie, et elles seront d’autant plus heureuses que rien ne les contiendra.

Madame Kollontaï qui, en Russie, s’est occupée d’élaborer un nouveau code de mœurs, fait une obligation de l’acte sexuel. Ce n’est pas de ce côté qu’il faut aller, à mon avis ; le but de la vie est le bonheur et le bonheur est avant tout la liberté. C’est d’ailleurs la tendance des partis d’extrême-gauche d’exalter la sexualité, sans doute par réaction contre la religion qui en fait un péché.

L’acte sexuel reste un acte animal ; dans une civilisation supérieure, il n’a pas plus donc à être exalté que l’acte de manger ou de boire. Il participera de l’intimité et, tout en étant licite, il sera bon de le cacher sous un voile de pudeur.

La cellule sociale de l’avenir sera non la famille, mais l’individu. Le nom même de cellule est impropre, car il implique la dépendance. Plus l’humanité sera éclairée, plus elle aura le respect de la personnalité individuelle. Elle comprendra que l’individu n’est pas fait pour la société, mais au contraire la société pour le bonheur de l’individu.

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Notes de bas de page
1 Brochure. Imprimerie G. Sauvard. 6, rue Pascal Paris. s.d (après 1920) . I Fr.
2 Lire, sur le sort de l’enfant du peuple, Jehan Rictus : Les soliloques du pauvre.
3 Opposition des campagnes à l’heure nouvelle.
4  Lapie : La femme dans la famille.
5  Quand je vis tous ces drapiaux
Étalés sur cette palisse
Je me suis jurée, ma foi
Que je resterai toujours fille.
(Chanson poitevine)

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