Marie Laparcerie

Les « Demoiselles » à marier

La Fronde
24/07/1902

date de publication : 24/07/1902
mise en ligne : 03/09/2006
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Quand on n’a pas de dot à lui donner, il n’est pas toujours facile de marier sa fille ; il n’est pas facile d’en marier deux et, passé ce chiffre, il ne faut pas espérer les sauver toutes du célibat. Je ne dirai pas comme certain écrivain que sur plusieurs jeunes filles de la même maison, il y en a au moins une vouée à la prostitution, mais je conviens en effet, il est difficile de les caser toutes dans le mariage.

C’est aussi l’avis de Mme B. qui me confiait dernièrement ses craintes maternelles à ce sujet.

Le mari de Mme B. est le gérant d’une grande maison de commerce ; on lui donne 10.000 francs de fixe, plus le tant pour cent sur les affaires, ce qui élève ses appointements au joli denier de 20 à 25.000 francs par an. Madame B. trouve cette somme à peine suffisante pour suivre le plan d’existence qu’elle s’est tracé : elle a son bottier, sa modiste et son coiffeur attitrés ; sa fortune ne lui permet pas de se faire habiller rue de la Paix, elle n’admet cependant que les faiseurs de l’avenue de l’Opéra ou de la Chaussée d’Antin ; ayant trois filles à marier, elle reçoit pas mal d’invitations qu’elle est forcée de rendre ; et, pour recevoir ses invités dans un milieu digne d’eux, elle a meublé son appartement avec tout le luxe et le confort nécessaires ; trois mois de l’année, elle promène ses filles sur les plages des villes d’eaux, où elle loue une villa ; l’éducation des enfants est aussi très coûteuse ; Mme B. a deux fils, de quinze et douze ans.

L’aînée de ses filles a vingt-cinq ans, la plus jeune en a vingt. Ces demoiselles sont allées en pension, jusqu’à l’âge de dix-huit ans ; elles ont appris la danse, la peinture et la musique et savent par cœur le vocabulaire de la demoiselle du monde accomplie. Pour elles, leur mère a donné bien des sauteries et des tours de valse, accepté bien des fives o’clock tea et des gardens parties ; pour elles aussi, leur mère a son jour de réception par semaine et sa grande fête mondaine par an ; tout ceci, dans le but de voir poindre à l’horizon trois Princes Charmants qui ne se hâtent pas de venir.

Mme B. est inquiète ; « Mes filles sont très courtisées, me dit-elle, mais de demandes en mariage, point ».
- «  C’est qu’aussi vos filles ne sont point d’un placement très commode ».
- « Pourquoi ? »
- « Epouseraient-elles un ouvrier ? non ; et pas d’avantage un professeur, un bureaucrate dont les appointements sont le plus souvent dérisoires ? alors cherchez : dans quel rang de la société, dans quel corps de métier espérez-vous trouver les maris de vos filles ? Un artiste tient à son indépendance ; un gentilhomme, s’il est riche ne se mésallie pas, s’il est pauvre, épouse la fille de quelque riche industriel ;un banquier prend la fille de son associé à moins qu’il n’épouse quelque nom connu ; un avocat, un docteur, un attaché d’ambassade prétendent à la grosse dot.
Ajoutez à ces difficultés, celles créées par les goûts luxueux de vos filles, auxquels vous les avez habituées, et voyez s’il vous sera commode de les marier toutes les trois ».  
- « J’en doute,
répond Mme B… et c’est ce qui me navre….avoir tant dépensé pour leur éducation, tant dépenser encore…pour arriver à quel résultat ? … et que fallait-il faire ?
- «  Il fallait leur donner un métier ; de deux choses l’une ; un métier ou une dot ; il n’y a pas de milieu possible sans risquer de compromettre la situation des enfants. L’aînée est instruite, dites-vous, pourquoi ne l’avoir pas poussée dans le professorat, par exemple ? Votre situation aidant, elle pouvait prétendre aux places les plus enviées ; pourquoi ne pas avoir donné aux deux autres, à la cadette et à la plus jeune, un métier selon leurs goûts et leurs aptitudes ? Aujourd’hui, vous seriez moins en peine pour leur avenir »

Mais Mme B. … n’entend pas de cette oreille ; pour elle, laisser travailler ses filles serait la déchéance complète, la fin de tout… et elle préfère attendre les bienfaits du hasard.

Le cas de Mme B… n’est pas rare. Combien est longue la lutte des demoiselles à marier et combien de parents, croyant agir dans l’intérêt de leurs filles, leur font, au contraire, le plus grand tort.  Le père a une jolie situation, ou bien, on a un peu de fortune, assez pour vivre, pas assez pour doter la petite, mais la petite est gentille : on la fera bien élever et - les circonstances aidant - elle fera « un joli mariage » ; bientôt, l’espoir se change en conviction et l’enfant est encore en jupes courtes qu’elle est déjà « la demoiselle à marier » sur laquelle on fonde les plus heureuses espérances ; on en parle devant elle ; peu à peu, elle entre dans les vues de ses parents, se pénètre de leur idée, s’y habitue et attend de pied ferme le mariage qui doit la faire riche et heureuse.

Mais, à chaque fête, à chaque bal où on la conduit, c’est une déception nouvelle ; car, chaque fois, le Prince Charmant se dérobe. Alors, sans cesse déçue, elle vient grossir la liste des demoiselles sans dot, ni métier, qui vivent dans l’ennui et dans l’attente ; celles-là qui, jusqu’à cinq heures, courent de leurs fournisseurs aux expositions des grands magasins, qui, à cinq heures, offrent le thé ou vont le prendre et finissent leur soirée au spectacle ou au bal, traînant, de fête en fête, de salon en salon, leurs espérances sans cesse contrariées.

Préoccupées par cette idée obsédante de trouver un mari, lasses de voir continuellement leurs proies s’échapper et les occasions se faire rares, comment resteraient-elles indépendantes, désintéressées et libres de leur choix ? Décidées à épouser le premier venu pourvu qu’il leur apporte le plus d’aisance et de luxe possible, comment ne seraient-elles pas toute leur vie les subordonnées, les inférieures et les obligées de ces hommes à qui elles doivent tout : avenir et situation, et sans lesquels elles ne seraient encore que des êtres inutiles ? Enfin, n’ayant aucune valeur personnelle, comment - jeunes filles nulles ou médiocres - feraient-elles des femmes intelligentes et des épouses supérieures ?

Et faut-il s’étonner que certains hommes ayant épousé ces femmes par désoeuvrement, par snobisme, par caprice, quelques fois par amour, s’habituent à les considérer comme de petits êtres sans cervelle ou comme le bibelot le plus luxueux de leur salon !

Les parents sont d’autant plus coupables de laisser leurs filles dans cette inactivité, que, maintenant plus que jamais, la femme est à même de pouvoir gagner sa vie. Entre la riche dot des plus fortunées et le carton à chapeau des petits trottins, il y a une série d’échelons que toute femme peut viser sans déchoir de son rang aussi élevé fût-il.

La femme a accès aujourd’hui dans des carrières qui, jusque-là lui étaient fermées ; et, parce qu’elle sera docteur, avocat ou écrivain – au lieu « d’attendre » que le hasard lui donne ou ne lui donne pas un mari plus ou moins fortuné -  aura-t-elle plus de difficultés à trouver un mari et son avenir se trouvera-t-il compromis ? Ou ne sera-t-elle pas, au contraire, plus digne d’intérêt et de sympathie.
Pas plus que la petite employée et que la modeste institutrice, ces travailleuses ne sont pas ce que le monde appelle dédaigneusement : « les demoiselles à marier ».

Celles-là peuvent vieillir dans le célibat sans en avoir le ridicule et sans craindre pour leur avenir la pauvreté et la misère ; parce qu’elles se sont fait une place au soleil ; parce qu’elles vivent aux dépens de leurs propres forces et que le mariage n’étant pas pour elles l’unique planche de salut au point de vue pécuniaire, elles sauront toujours se procurer des moyens honorables d’existence ; parce qu’enfin, elles ont acquis, par leur travail, une indépendance morale qui est une véritable force.


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